La Plume est plus forte que le Poignard

Chapitre 1 : La Plume est plus forte que le Poignard

Chapitre final

5150 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/02/2021 20:57

(Lundi 8 juin 2020 : Mennina a eu la gentillesse d’accepter une commission – l’aquarelle de Sœur Carolina – et de me faire cadeau du format physique. En retour, je lui dédie cette nouvelle. Danke schön !)

 

 

Ajeet tremblait comme une feuille. Il sentit les larmes lui monter aux yeux.

 

Il faisait particulièrement sombre. Même ses yeux de Skaven, les hommes-rats de l’Empire Souterrain, avaient du mal à percevoir ce qui l’entourait.

 

Comme tous ses frères de race, Ajeet avait les traits d’un rat humanoïde, avec de grandes oreilles légèrement pointues, de longues incisives, une longue queue d’anneaux de chair, de petites griffes au bout de ses doigts et ses orteils. Le pelage qui recouvrait son corps était court, dru, et de couleur foncée comme le charbon.

 

Il était enfermé dans une grande salle au plafond bas, dont le sol était tapissé d’une épaisse couche de sable. Roulé en boule sur le sol, la tête enfouie sous ses bras croisés, il pleurait en silence.

 

Trente Fils du Rat Cornu étaient retenus dans cette prison. Tous nus et affamés. Ils avaient perdu la notion du temps. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Deux jours ? Trois semaines ? Ils n’avaient aucun moyen de le savoir. L’air était de plus en plus difficile à respirer. D’abord, à cause du sable, chaque mouvement de chaque prisonnier levait un nuage de particules fines, qui irritaient rapidement le nez, les lèvres et les yeux. Ensuite, il y avait la chaleur. Tant de corps entassés les uns contre les autres faisait terriblement monter la température. Et puis, il y avait l’odeur. Le fumet de terreur qui émanait des glandes à musc des Skavens, en particulier les plus jeunes. L’odeur de sang qui suintait des blessures occasionnées par les sautes d’humeur. Et si les Skavens n’avaient rien mangé depuis longtemps, ils n’en avaient pas moins besoin de satisfaire leurs besoins naturels à même le sable.

 

Ajeet essayait désespérément d’oublier tout ça. Il n’arrivait plus à faire la différence entre une immense peur de perdre la vie dans les prochaines heures ou une volonté de vivre muée en obsession. Il entendit alors une voix chantonner non loin de lui. Il releva la tête, ouvrit les yeux… non, il ne rêvait pas. Un Fils du Rat Cornu était assis sur le sable, et fredonnait calmement une petite chanson, comme s’il n’avait pas conscience du danger.

 

Se sentant observé, le Skaven fit silence, et tourna le museau vers Ajeet. Il avait l’air plutôt âgé, d’une dizaine de saisons, peut-être. Quelques tonsures crevaient sa fourrure ocre par endroits.

 

-         Nous sommes condamnés-fichus, murmura l’étrange Skaven. Autant accepter notre sort pleinement-dignement. Le Rat Cornu se montrera clément.

-         Comment… comment tu fais pour rester calme ?

-         Je te l’ai dit : j’accepte mon sort.

 

Un autre Skaven glapit. Ajeet le connaissait, c’était un Guerrier des Clans nommé Ligger. Ligger était connu pour être particulièrement geignard.

 

-         On n’aurait pas dû ! Pourquoi-comment ils ont gagné ? Nous sommes des vrais Fils du Rat Cornu !

-         Eux aussi, mais plus forts-nombreux, répondit le Skaven mature.

-         Nous sommes leurs prisonniers ! C’est pas juste ! Et maintenant, ils vont tous nous tuer-dévorer ! C’est pas juste !

-         C’est comme ça.

 

Fasciné par le calme que déployait l’inconnu, Ajeet murmura :

 

-         Je ne t’ai jamais vu. Qui es-tu ?

-         Tu es encore jeune, et juste Guerrier des Clans. Pas vu les profondeurs du terrier du Clan Moulder de notre colonie.

-         Tu es du Clan Moulder ?

-         Oui. Je m’appelle Hambar.

-         Moi, c’est Ajeet. Je croyais que tous les Moulder avaient des mutations ?

-         Seulement les Maîtres Mutateurs. Moi, simple Chef de meute. Le Rat Cornu m’a donné un beau corps qui marche très bien tout seul.

 

Ligger s’agita encore.

 

-         Ils vont faire de nous des parias ! Couper l’oreille ! Esclaves-esclaves !

-         Non, murmura gravement le Skaven plus mature. Ils l’auraient déjà fait-fait. Ils veulent voir qui seront les meilleurs pour devenir des Guerriers des Clans pour eux.

-         Comment tu sais ça ? demanda Ajeet.

-         Ma Grande Patte me l’a dit. Il a échappé une fois au Clan Mors.

-         Et… comment ils font ? bredouilla Ligger.

 

Le Chef de meute se tourna vers le jeune Skaven apeuré.

 

-         Nous forcer-obliger à nous battre entre nous. Les meilleurs seront les vainqueurs. Les autres seront les repas.

 

Ligger gémit de nouveau. Un grondement sourd ébranla la pièce, qui se retrouva inondée de lumière. Une lourde porte en bois s’ouvrit.

 

Ajeet distingua dans l’ouverture une immense silhouette noire. Une voix très grave retentit.

 

-         Écoutez-écoutez, prisonniers-vaincus ! L’Immense Seigneur de Guerre Ketter du Clan Mors, grand-beau-généreux, vous donne une chance ! Sortez tous !

 

Personne ne bougea. La voix ordonna plus fort :

 

-         Maintenant !

 

Ligger sursauta avec un couinement, et s’empressa d’obéir, rapidement imité par les autres. Ajeet hésita. Il sentit la main d’Hambar sur son dos.

 

-         Si tu ne sors pas, il viendra te chercher.

 

Le Skaven ocre eut un sourire bienveillant.

 

-         Le Rat Cornu nous met à l’épreuve-épreuve. Faisons- lui honneur.

 

Ajeet avala sa salive, mais suivit docilement le Moulder. Quand il franchit la porte, il lui fallut quelques secondes pour permettre à ses yeux d’y voir clair. Ils étaient bien dans une arène dont la circonférence devait faire trois cents yards. Au sol, du sable souillé de taches sombres dont il n’était pas difficile de deviner l’origine. Les murs étaient hauts d’une bonne quinzaine de pieds.

 

Près de la porte se tenait celui qui avait parlé. C’était un Skaven Noir, énorme et terrifiant. Mais contrairement à tous ceux qu’Ajeet avait eu le malheur de croiser, il n’avait pas l’air spécialement agressif ou méprisant. Il tenait sur son épaule un énorme marteau de bois. Le jeune Skaven anthracite remarqua un autre détail troublant : il manquait à cette Vermine de Choc l’oreille droite. Il allait lui passer devant pour rejoindre ses camarades, lorsqu’il sentit la main du Puissant sur son bras.

 

-         Attends-attends !

 

Ajeet sentit son cœur s’arrêter. Le contact des doigts de la Vermine de Choc n’était pas désagréable, ni violent, mais l’expression sur le faciès de la grande brute au pelage noir le perturba au plus haut point.

 

-         Tu me rappelles quelqu’un-quelqu’un, murmura le Skaven Noir. Je ne t’ai pas déjà vu ?

 

Le jeune Skaven anthracite n’osa pas répondre, les lèvres scellées par la terreur. Il réussit juste à secouer frénétiquement la tête.

 

-         Laisse tomber, marmonna la voix de basse du Puissant.

 

Il l’enjoignit de rejoindre les autres d’une petite tape dans le dos. Après quoi, il referma la porte de la cellule, et quitta l’arène en grimpant sur la cloison.

 

La bande de Skavens se retrouva rassemblée dans l’arène. Ajeet leva la tête, et put voir l’étendue du désastre qui planait au-dessus de lui. Des centaines de Skavens assis dans les gradins riaient et se moquaient des prisonniers. Juste en face de la porte, il y avait une tribune d’honneur. Trois Fils du Rat Cornu particulièrement notables y étaient installés : au milieu, un grand Skaven Noir équipé d’une cape richement décorée partiellement déchirée, sans doute arrachée à un commandant d’armée des choses-hommes. Son faciès était couturé de cicatrices. À sa gauche, un Skaven brun plutôt trapu avec une sorte de casque rond vissé sur le crâne équipé d’outils variés. À sa droite, la silhouette encapuchonnée d’un Skaven dont on ne pouvait distinguer que l’extrémité du museau recouvert de fourrure gris sombre.

 

Le grand Skaven Noir se leva, et agita la main. Tous les Skavens assis se turent.

 

-         Prisonniers-vaincus, c’est votre chance. Moi, Ketter du Clan Mors, j’ai l’habitude d’être clément-généreux. Vous allez me montrer ce que vous valez. Quand je vous le dirai, vous vous battrez entre vous.

 

Les prisonniers se regardèrent, hébétés, incrédules, et apeurés. Le Seigneur de Guerre continua :

 

-         Vous êtes trente. Les cinq meilleurs seront retenus-choisis comme Guerriers des Clans. Les dix suivants pourront servir le Clan Mors comme esclaves-esclaves. Tous les autres nourriront les vainqueurs ce soir. Allez !

 

Personne ne bougea. Le Skaven Noir s’énerva.

 

-         Tuez-tuez-vous, ou bien je vous fais tous tuer !

 

Aussitôt, un des Guerriers des Clans se jeta sur Ligger, et fit tomber sur lui une pluie de coups de poings. Le bruit des chocs des phalanges sur la chair, les couinements du Skaven peureux, les crissements de rage de son assaillant, et rapidement l’odeur du sang, éveillèrent en sursaut les instincts de survie des prisonniers. À peine quelques secondes plus tard, c’était la mêlée générale, pour le plus grand plaisir des spectateurs.

 

Ajeet ne réfléchit pas. Quand il vit le dos d’Hambar, lui-même en train d’éviter les coups maladroits d’un petit Guerrier des Clans, le jeune Skaven anthracite bondit sur le Chef de meute et le mordit au cou de toutes ses forces. Le Skaven mature crissa de douleur, essaya de repousser son assaillant, mais Ajeet lui sectionna l’artère, et le sang jaillit à gros bouillons. Hambar s’effondra mollement dans le sable. Le jeune Guerrier des Clans le délaissa aussitôt pour attaquer un autre Skaven, très grand, mais déjà assailli par trois autres plus petits.

 

La furie remplaça la peur. Ajeet n’eut pas le temps de se surprendre lui-même. Ou plutôt, il verrouilla délibérément son esprit pour éviter de perdre une once de concentration. Il était là, à frapper, griffer, mordre, arracher… Tout autour de lui n’était que glapissements, cris, sang… il déchaîna une fureur et une violence dont il ne s’était jamais cru capable.

 

Tant et si bien que, dans la tribune, le Skaven cagoulé se pencha vers le Seigneur de Guerre.

 

-         Ô grand-magnifique Seigneur de Guerre Ketter, le spectacle est digne du Rat Cornu !

-         En effet-effet, Daukar.

-         As-tu vu ce Guerrier des Clans qui vient d’égorger le gros à coups de dents ?

-         Je le vois. Et alors ?

-         Je vois un vainqueur. Et un spécialiste en devenir.

 

Le grand Skaven Noir grommela.

 

-         Trop petit-chétif, il n’est pas un Skaven Noir !

-         Bien sûr que non, puissant-immense Ketter, jamais-jamais je n’aurais dit une telle chose ! Mais je pense qu’il pourrait être utile au Clan Eshin. Et donc au Clan Mors !

-         Hum…

 

Ketter du Clan Mors se gratta le nez, puis fit une petite moue. Cela suffit à Daukar. La Grande Cape fit un immense saut par-dessus la barrière, et atterrit en souplesse sur le sable de l’arène.

 

Ajeet n’en revint pas. Par chance, ou peut-être parce qu’il était le plus rusé, le plus agile, en un mot le meilleur, il n’avait pris aucun coup trop sévère, avait toujours réussi à éviter les attaques en traître, et tous les Skavens sur lesquels il s’était jeté étaient rapidement tombés. Il n’y avait plus que trois Fils du Rat Cornu encore debout, et il était le moins blessé d’entre eux.

 

Il avait gagné. Il allait s’en sortir.

 

Soudain, une ombre s’abattit juste devant lui et se redressa. C’était le Skaven cagoulé. Immobile, redressé de toute sa hauteur, il leva lentement la tête. Ajeet distingua un éclat malveillant sous le tissu.

 

-         Vous vous êtes bien battus, tous les trois. Vous allez pouvoir devenir nos Guerriers des Clans. Ou peut-être…

 

Le Skaven gris sombre fit un pas vers Ajeet. Celui-ci, instinctivement, perçut un coup fourré. Il leva les mains, griffes tendues, et siffla.

 

-         Inutile, Guerrier des Clans. Tu as fait tes preuves. Par contre, tu ferais bien de prendre garde. Quelqu’un pourrait te prendre en traître.

 

Le Skaven cagoulé leva la queue, dont le bout était enroulé autour de la poignée d’une dague. Il la lança en un éclair. La lame fendit l’air et se ficha dans quelque chose derrière Ajeet. Par réflexe, le jeune Skaven anthracite pivota sur ses talons. Mais contrairement à son attente, la dague n’était pas plantée dans le ventre d’un Skaven qui avait voulu l’attaquer par derrière, mais dans le sable.

 

Ajeet n’eut pas le temps de réfléchir. Une vive douleur de piqûre lui irradia la nuque, et il fut pris d’un incontrôlable vertige. Il entendit encore la voix du Skaven à capuche murmurer :

 

-         Je n’ai pas dit qui.

 

Avant de basculer dans les ténèbres de l’inconscience.

 

*

 

Ajeet se réveilla en sursaut. Une douleur désagréable lui serrait le cou. Il porta ses mains à la gorge, par réflexe, et sentit sous ses doigts un collier de mailles de fer.

 

-         Ah, pas trop tôt !

 

Le jeune Skaven se releva, et regarda frénétiquement tout autour de lui. Il était dans une petite pièce directement taillée dans la roche, éclairée par d’étranges globes qui émettaient une lumière surnaturelle. Il baissa les yeux, et remarqua la lourde chaîne qui reliait le collier jusqu’à un anneau incrusté dans le sol. Et, naturellement, il était toujours tout nu. Mais il n’eut pas le temps de s’en indigner quand son regard tomba sur l’origine de la voix.

 

Devant lui se tenait le Skaven gris sombre qui l’avait empoisonné. Sa capuche toujours rabaissée ne permettait pas de distinguer clairement son visage, mais l’éclat de ses yeux jaunes qui scintillaient sous l’ombre du tissu fit frissonner encore le pauvre petit homme-rat.

 

-         Qui es-tu ? siffla une voix caverneuse.

-         Je… je suis… Ajeet ! Un Guerrier des Clans ! Un Fils du Rat Cornu !

-         D’accord, Ajeet le Guerrier des Clans. Regarde de ce côté.

 

La silhouette cagoulée tendit le bras. Ajeet resta immobile.

 

-         Je t’ai dit de regarder-regarder, Ajeet.

-         Non ! Si je regarde-regarde, tu pourras m’attaquer !

-         Comme je l’ai fait. Voilà au moins une leçon que tu as bien apprise-intégrée. Très bien.

 

Le Skaven gris foncé fit alors quelques pas lents vers la direction qu’il avait indiquée. Ainsi, Ajeet put voir ce qu’il y avait à voir sans le quitter des yeux. Le mystérieux interlocuteur s’arrêta près d’une table sur laquelle était posée tout un équipement : des dizaines de fioles, un réchaud, des boîtes contenant des poudres, des feuilles de parchemin, une planche en bois, et un petit couteau.

 

-         Je suis Daukar, Grande Cape du Clan Eshin. Tu sais bien te battre. Pas très fort, mais très agile-rapide. Ton poil est sombre, ton œil est vif. Tu pourrais devenir un vulgaire Guerrier des Clans, mais le Rat Cornu me chuchote que ce serait du gâchis-gâchis. Non, tu as plutôt l’air d’être fait pour servir le Clan Eshin. La seule chose qui ne va pas, c’est tes glandes à musc, mais ça peut s’arranger.

 

Daukar du Clan Eshin montra la table d’un geste du bras.

 

-         Ici, tu as tous les ingrédients pour composer-concocter un poison violent-mortel. Attention, il ne faut pas tout mélanger n’importe comment. Seuls quelques éléments, quelques doses et quelques traitements. Je ne te dirai rien. Écoute-écoute ton instinct. Si le Rat Cornu est d’accord, il te soufflera la bonne chose à faire.

 

L’Eshin recula vers la porte.

 

-         Je reviendrai plus tard. Si tu m’as composé le bon mélange, je t’emmènerai dans notre tanière. Je t’enlèverai tes glandes à musc, et tu deviendras un vrai Eshin. Mais si tu rates, tu ne sers à rien-rien. Et ta vie se termine aussitôt.

 

Sans ajouter une parole, Daukar franchit la porte et la ferma à clef derrière lui.

 

Ajeet eut presque envie de rire, pour éviter de pleurer. Pourquoi verrouiller la porte ? Il ne pouvait même pas l’atteindre ! Le cœur gros, il se plaça devant la table de travail. Il regarda tous les ingrédients, les outils… Rien ne vint. Pas la plus petite idée, pas la moindre inspiration !

 

Le Rat Cornu m’a abandonné-abandonné ! Pourquoi il m’a fait gagner le combat si c’est pour que cet Eshin m’éventre ?

 

Affolé, il voulut tout de même tenter quelque chose. Il se rappela que la peur pouvait être un puissant moteur. Il déboucha une bouteille au hasard, renifla le goulot… aucune odeur. Il fit de même avec une deuxième, et dut vivement reculer. La potion sentait très mauvais, et lui fit tourner la tête.

 

Soudain, il eut une idée folle. Peut-être que la Grande Cape avait menti ? Et si le vrai test n’était pas la chimie, mais l’astuce ? Il se précipita vers l’anneau auquel était attachée la chaîne, et vida le contenu de la bouteille dessus. Hélas, contrairement à ses espoirs, la mixture n’était pas suffisamment acide pour ronger le fer. Désespéré, il renouvela l’opération avec quatre autres bouteilles, mais n’eut pas davantage de succès.

 

Il se laissa tomber sur le sol et éclata en sanglots. Cette fois, c’en était fini de lui. Il avait probablement déjà gaspillé certains des bons ingrédients, et de toute façon, il n’avait aucune idée de formule. Le test était peut-être une lutte à mort contre Daukar ? Avec quoi ? Ce misérable petit couteau ? L’autre allait l’égorger en un simple mouvement !

 

Tant pis… Si je dois crever-crever, ce ne sera pas avant d’avoir connu le plaisir une dernière fois !

 

Résolu à rencontrer son dieu très prochainement, il se releva, prit le petit couteau, et taillada la planche de bois. Il en retira une écharde suffisamment longue pour être tenue entre le pouce et l’index. Il repéra le plus grand flacon, et le vida dans un coin. Après quoi, il choisit les trois liquides les plus sombres, et les mélangea dans le flacon vide. Il attendit quelques instants, renifla prudemment… pas de mauvaise odeur. S’il avait créé du poison par accident, ce n’était pas quelque chose de dangereux à respirer.

 

Il appliqua fermement une feuille de parchemin sur la table, trempa l’écharde dans le liquide noirâtre, ferma les yeux, et laissa sa main aller et venir.

 

Au bout d’un long moment, la porte s’ouvrit. Ajeet sursauta. Sa résolution, l’acceptation de son sort, tout vola en éclats de panique lorsqu’il aperçut l’inquiétante silhouette de Daukar.

 

-         Alors, Ajeet… Qu’est-ce que tu nous as fait ?

 

La Grande Cape tourna la tête vers le plan de travail. Il n’eut besoin que d’une seconde pour voir quels ingrédients le prisonnier avait utilisé, et donc qu’il n’avait pas appliqué une formule correcte.

 

-         Rien pour le Clan Eshin. Tant pis pour toi.

 

Ajeet sentit son cœur s’arrêter. Il bondit le plus loin possible de l’entrée, toujours retenu par sa chaîne. Il se recroquevilla près du mur avec des sanglots terrifiés.

 

-         Non-non ! Pitié !

 

Daukar fit un pas en avant, puis un deuxième. Il avança lentement, et releva sa cape. Sous le tissu, plusieurs dagues de toutes tailles brillaient à son ceinturon. Ajeet cria et tira de toutes ses forces sur les mailles de fer. Peine perdue.

 

Daukar n’était plus qu’à quelques pas de sa cible. Il baissa la main pour empoigner l’une de ses lames, lorsqu’il distingua quelque chose du coin de l’œil. Il suspendit son geste, s’arrêta, et tourna la tête vers la table. Sans prêter attention aux couinements hystériques du jeune Skaven anthracite, il s’approcha de la table. Il regarda le parchemin, et plissa les yeux. Il y avait une logique certaine dans cette succession de lignes, de points et de figures.

 

Ajeet se rendit compte de l’état de réflexion de Daukar. La stupeur remplaça la terreur. Il ne parla plus, et un silence de plomb s’abattit sur la cellule.

 

L’Eshin étudia attentivement le dessin, et siffla :

 

-         Qu’est-ce que c’est que ça ?

-         C’est le plan de la forteresse des choses-hommes qui s’appelle Kleinschloppen ! Visité-espionné juste avant notre capture, pour l’envahir !

-         Vous n’étiez qu’une poignée. Ton chef de colonie était un imbécile-crétin s’il espérait prendre Kleinschloppen.

-         Trouvé points faibles ! Chambre du chef des choses-hommes ! Défauts dans les protections, aussi-aussi !

 

Daukar examina plus attentivement le plan. Ajeet n’osa pas bouger, ni même respirer. Il savait que le moindre geste pouvait être le dernier. Enfin, l’Eshin releva le museau.

 

-         Comment-pourquoi tu as dessiné ce plan ?

-         Je… Quand j’ai peur, j’ai besoin de dessiner. Mon cerveau se reconcentre. C’est tout ce que je sais faire, Daukar ! Pas un grand guerrier, pas un Eshin, pas un Moulder ! Juste un Fils du Rat Cornu qui va voir comment sont faites les planques des choses-hommes et qui dessine tout ce qu’il voit ! Et puis… j’aime dessiner. J’aimerais tellement savoir écrire !

-         Les Guerriers des Clans et les esclaves n’ont pas le droit ! cracha Daukar.

-         Je sais-sais, ô puissant-magnifique Daukar ! Mais… j’aimerais tellement !

 

Une fois encore, le jeune Skaven gris foncé pleura sur le sol. L’Eshin leva la main.

 

-         Calme-toi. Dis-moi, tu es sûr que ce plan est juste-exact ?

-         Que le Rat Cornu me foudroie tout de suite si ce plan est faux !

 

Ajeet déglutit. Son pelage inondé de sueur le démangea furieusement. Daukar enroula soigneusement le plan, le garda en main, et s’apprêta à quitter la cellule. Il susurra encore :

 

-         Attends ici, et ne tente rien de stupide-futile.

 

La porte se referma, la clef tourna de nouveau dans la cellule. Ajeet se précipita dans un coin de la pièce, s’accroupit, et s’autorisa enfin à relâcher les muscles qui contractaient sa vessie et ses boyaux.

 

*

 

Une fois encore, Ajeet avait perdu la notion du temps. Régulièrement, quelqu’un lui jetait un quartier de viande crue à travers la porte, mais il était incapable de dire combien de jours il resta ainsi enfermé. Jusqu’au moment où la porte s’ouvrit complètement sur Daukar du Clan Eshin. À sa vue, le jeune Skaven anthracite se releva d’un bond.

 

-         Eh bien, Ajeet, on dirait que le Rat Cornu a décidé de me faire une surprise.

-         Qu… qu… quoi ?

 

La Grande Cape avança.

 

-         J’ai montré ton plan au Seigneur de Guerre Ketter du Clan Mors. Il a ordonné une attaque. Ce matin, les choses-hommes ont capitulé-capitulé. Le Clan Eshin a fait tomber Kleinschloppen. Ils étaient tous perdus-condamnés depuis le début. Cependant… grâce à ton plan, cette invasion a été beaucoup plus facile. J’ai gagné beaucoup de malepierre. Plusieurs jeunes Guerriers des Clans veulent devenir des Eshin… mais un seul me paraît suffisamment méritant-utile.

 

Daukar était à présent juste en face du jeune Skaven anthracite. D’un geste rapide, il introduisit une clef dans la petite serrure qui retenait le collier. L’entrave de fer tomba sur le sol. Ajeet n’en revenait pas. Son sang battait si fort dans ses tempes qu’il entendait à peine la voix de Daukar.

 

-         Un jour, j’ai lu quelque chose sur un parchemin de prêtre chose-homme, Ajeet. Quelque chose qui te concerne-illustre très bien : « La plume est plus forte que le poignard ». Je crois que cette phrase veut dire qu’une calomnie-manipulation peut faire plus de ravages qu’une lame plantée dans une gorge. Mais pour toi…

 

Daukar laissa planer un lourd silence pendant quelques secondes, pour se délecter encore des effluves de peur du jeune homme-rat. Une fois son initiation terminée, on ferait comme les petits Skavens donnés au Clan Eshin : on lui brûlerait les glandes à musc. Daukar s’appropriait ainsi quelque chose dont personne d’autre que lui ne profiterait plus jamais. Finalement, il susurra :

 

-         Ce sera ta force, Ajeet : tu seras entraîné à manier les armes, mais tu entretiendras plus-davantage tes talents à l’écriture. Ainsi, le Clan Eshin aura un atout précieux.

 

Le jeune Skaven anthracite se jeta par terre, s’aplatit aux pieds de la Grande Cape, et éclata en sanglots de soulagement.

 

-         Merci-merci, ô puissant-beau Daukar ! Que le Rat Cornu t’accorde mille fois mille bénédictions !

 

Pour la première fois depuis qu’il avait vu son nouveau disciple dans l’arène, Daukar releva les commissures, et tendit ses lèvres en un sourire glacial.

 

-         Prouve-moi que tu es l’une d’entre elles.

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