En attendant la pluie

Chapitre 11 : La guerre de Troie n'aura pas lieu

9495 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 30/11/2024 13:56

Avant-propos : bon, je vais faire court, navrée pour mes délais de publication. Voilà un long chapitre dont l’écriture a été un poil laborieuse. Bonne lecture ^^


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Rosalie était en état d’alerte, prête à la bataille. Il était temps d’agir et de s’occuper de la voyante si celle-ci constituait une menace. Elle descendit de la voiture et adressa un faux sourire éclatant à Alice. Le ton amusé et enthousiaste.


« Eh bien, voilà Woodbury. Tu vas pouvoir me montrer ce chemisier dans lequel je serai spectaculaire ! »


Que la guerre commence.



« Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté si elle n'est pas éclairée. »

Albert Camus – La peste.


Rosalie examinait mollement les vêtements face à elle, caressant mécaniquement les tissus fins pendant au bout des cintres, déplaçant sans les considérer des piles de linges auxquelles, elle ne prêtait pas la moindre attention : elle souriait gentiment et répondait d’une manière tout ce qu’il y a d’appropriée et courtoise, à chaque remarque d’Esmée ou d’Alice. Rosalie ne montrait rien de son trouble : elle était passée maître dans l’art de dissimuler ce qu’elle pensait, il y a bien des années.


Elle était toujours sur le sentier de la guerre et passait en revue ses différentes options. Si son sale pressentiment se vérifiait, que devait-elle faire ? Si Alice et Jasper étaient véritablement une menace, alors ils devaient être neutralisés et mis dehors – voire mis hors d’état de nuire, ce qui serait complexe si on s’en référait au passé du soldat – au plus vite. À l’inverse, si ses soupçons étaient infondés et qu’elle s’en prenait à tort à la voyante, elle risquait de détruire un équilibre précaire. En postulant que les étrangers soient sincères dans leur volonté d’intégrer leur famille et qu’elle leur vole dès maintenant, inutilement dans les plumes pour un quiproquo… les dommages pourraient être durables. Ce n’est pas ce qu’elle souhaitait. Elle voulait leur donner une chance de prouver s’ils étaient ou non dignes de confiance. Se les aliéner sur base d’une intuition pourrait avoir des conséquences irréversibles. Elle détestait les erreurs de jugement : elle n’allait pas s’emballer en la matière.


Elle était déterminée à jouer la comédie en attendant de trouver par quel bout traiter le problème. Personne ne percerait à jour sa mascarade : pas même Esmée, qui la fréquentait depuis des années ne semblait remarquer son attitude légèrement décalée ; un brin trop enjouée par rapport à ce qu'elle donnait habituellement à voir. Sa mère adoptive était tellement concentrée sur le nouvel ajout de leur famille, qu'elle n’aurait peut-être pas perçu son trouble, même si Rosalie avait été moins douée pour cacher ses émotions.


Esmée suivait du regard sa nouvelle fille adoptive, avec tendresse, tandis que celle-ci furetait de rayon en rayon, s’extasiant sur tout ce qui attirait son regard.


La fille paraissait sincèrement s’amuser. Depuis qu’elles étaient entrées dans le magasin une vingtaine de minutes plus tôt. La tension qui avait habité la petite voyante sur toute la fin du trajet en voiture avait soudainement semblé se dissiper. Comme une brusque éclaircie chassant les nuages après un orage. Son regard redevenant authentiquement joyeux et son visage fin s’animant de nouveau d’excitation. Peu importe ce qui avait perturbé Alice, l’événement paraissait déjà lointain, presque oublié.


Rosalie s’interrogeait quant à ce changement d’ambiance : son imagination s’était-elle emballée ? Avait-elle été prise de paranoïa ? La fille n’avait-elle finalement rien dissimulé de grave ?


Le vampire menu virevoltait entre les rayons, s’émerveillant sur chaque tenue qui lui tombait sous les yeux, l’air insouciant. Cela ne paraissait pas être une posture : la fille semblait sincèrement heureuse. Elle n’avait plus les yeux perdus dans le vague, ni le corps tendu et – au grand dam du vendeur de la boutique qui paraissait figé sous le coup de la stupeur face à ce minuscule cyclone qui retournait le contenu de son magasin tout en posant une avalanche de questions – elle jouait de nouveau les moulins à parole. Pourtant, Rosalie était sûre d’avoir senti, de manière tangible, le drôle d’ajout de leur famille devenir nerveux et agité un peu plus tôt. Maintenant, celle-ci était revenue à son état habituel : joyeuse, survoltée et curieuse de tout.


Malgré ce changement d’ambiance rassurant, Rosalie n’arrivait pas à chasser de son esprit le souvenir d’une Alice, effrayée et inquiétante…


Une fausse alerte ? Peut-être qu’elle ne connaissait pas encore suffisamment la fille pour faire des déductions simplement en se basant sur ses attitudes étranges. Peut-être que l’extralucide avait parfois des visions troublantes qu’elle ne voulait pas partager, mais qui étaient sans importance réelle ou ne se concrétisaient pas ? Peut-être que « l’incident » n’avait rien voulu dire du tout et que c’est elle qui mettait davantage derrière lui que ce qui avait lieu d’être ?


Quoi qu’il en soit, la situation étrange avait mis les instincts de Rosalie en ébullition ; même maintenant le climat apaisé, elle ne pouvait se sortir de la tête la pensée que quelque chose de mauvais était arrivé ou allait se produire. Il y avait toujours l’ombre d’un doute qui planait en elle.


Un doute qu’elle ne voulait pas écarter mais, qu’au contraire, elle alimentait. Elle ne relâcherait pas sa vigilance, avant d’être sûre que la situation soit complètement sous contrôle. Elle ne pécherait pas par excès de confiance. Plus jamais. Aussi son esprit, retors et plein d’acuité, était entièrement focalisé sur une seule tâche : surveiller chaque fait et geste d’Alice pour y déceler la moindre menace potentielle. S’il y avait une menace, elle devait être éliminée. Et Rosalie se tenait prête, sur le qui-vive et apte à prendre toutes les mesures qu’elle jugerait appropriées pour assurer la sécurité de sa famille.


Les deux nouveaux venus ne faisaient pas partie de leur famille et, même si Carlisle et Esmée les avaient accueillis avec chaleur, Rosalie ne leur faisait pas encore confiance. Si elle devait être juste, Rosalie n’avait presque confiance en personne. Elle n’était pas comme Esmée ou Carlisle, elle ne croyait pas en la bonté humaine – ou inhumaine plutôt – au point de faire preuve de naïveté ; au contraire, elle qui avait pu goûter de première main à la monstruosité des hommes, ne s’illusionnait guère sur l’humanité des monstres. Elle se méfiait, à priori, de tout le monde, tout le temps et en toutes circonstances : Emmett et Esmée étaient des sortes d’exception – ils avaient instantanément réussi à fissurer sa carapace et à se faire aimer sans même avoir à déployer un quelconque effort – et ils avaient obtenu sa confiance en un claquement de doigt, sans que ce soit le fruit d’une réflexion consciente. À côté de ça, elle avait mis de longs mois avant d’accepter tacitement de se considérer comme faisant partie de la famille de Carlisle et d’Edward et ne leur accordait – dans ses mauvais moments – qu’une confiance relative et réticente.


La voyante pleine d’énergie, n’avait rien été d’autre que gentille, amusante et enthousiaste depuis son arrivée chez les Cullen, cela ne voulait pas dire qu’elle était digne de confiance. Au contraire. De ce que Rosalie avait pu constater de ses propres yeux la fille était une manipulatrice. Si on se basait sur ce qu’elle leur avait elle-même raconté, elle avait persuadé un vampire presque centenaire – un soldat traumatisé et sanguinaire – de devenir végétarien et de la suivre, en un claquement de doigts. Et elle les avait convaincus avec une facilité désarmante de les accueillir, malgré le passé trouble de son compagnon – ce n’est pas parce qu’elle disait qu’elle les avait « vus » elle et Jasper intégrer la famille Cullen qu’il fallait le prendre pour argent comptant et faire comme s’ils faisaient réellement partie des leurs depuis des décennies ! Elle s’était même approprié la chambre d’Edward en un seul sourire enjôleur. Une manipulatrice patentée, en couple avec un homme littéralement capable de modifier les émotions des uns et des autres, qui avait curieusement obtenu tout ce qu’elle voulait d’eux, depuis son arrivée trois semaines auparavant. Plus Rosalie y pensait, et plus la situation la dérangeait, faisant flamber sa suspicion…


Les trois semaines écoulées avaient été paisibles et agréables, mais leurs invités s’étaient trop vite intégrés pour que ce ne soit tout à fait naturel. Étaient-ce leurs dons qui étaient à l’œuvre ou étaient-ils vraiment ce qu’ils prétendaient être ? Les manœuvraient-ils habilement depuis leur arrivée en utilisant leurs pouvoirs ou montraient-ils simplement des personnalités faciles à vivre ? Avaient-ils de mauvaises intentions ou le fait se sentir maintenue dans l’ignorance était-il en train de la mettre sur les nerfs et de susciter une paranoïa indue ? Quand elle y repensait froidement, en analysant les derniers événements de manière détachée, Rosalie ne pouvait que souscrire au point de vue initial d’Edward et admettre qu’ils avaient tous fait preuve d’une bonne dose d’angélisme en acceptant chez eux un couple d’inconnus aux personnalités et « talents » aussi problématiques.


Rosalie observait à présent chaque mouvement d’Alice à la dérobée – tout en retournant dans sa tête chaque phrase que les deux étrangers avaient prononcée depuis qu’ils avaient débarqué chez eux, essayant d’y détecter la plus infime trace d’une forfaiture à venir. Elle devait s’avouer à elle-même, qu’il n’y avait rien de bien alarmant dans ce qu’elle pouvait examiner : Emmett, Carlisle et Esmée aimaient beaucoup l’extralucide et semblaient l’avoir immédiatement adoptée et Edward – même s’il s’en défendait avec ardeur – était complètement sous le charme et trouvait son pouvoir fascinant. De son côté, Rosalie la considérait plutôt amusante, jugeant sa personnalité rafraîchissante. Même si elles n’avaient pas forcément des caractères similaires, elle n’avait rien de précis à lui reprocher. Sa capacité à se servir de ses prémonitions pour arranger les situations à son avantage et obtenir ce qu’elle voulait n’était certainement pas une chose appréciable, mais Rosalie ne savait pas comment elle-même aurait géré au quotidien un tel talent, si elle avait été à la place de la fille. Si la tendance à la manipulation d’Alice n’était centrée que sur des choses futiles et qu’elle était aussi inoffensive que le suggérait son apparence, alors qu’à cela ne tienne ! C’était sans importance.


Si elle était effectivement inoffensive… ce dont Rosalie n'était pas du tout certaine en cet instant : des gens charmants en apparence pouvaient se dévoiler plein de vices et de malveillance. Rosalie avait amèrement appris cette leçon et ne l’avait jamais oubliée. Le souvenir ulcérant de Royce King grattait toujours à sang un espace sensible de sa mémoire.


Le soldat était un autre problème : lui n’était, de manière assez évidente, pas inoffensif. Son histoire était éminemment dérangeante et il ne faisait pas d’efforts tangibles pour s’intégrer. Toujours en retrait et souvent silencieux, il s’était contenté, dans un premier temps, d’analyser avec vigilance les faits et gestes des uns et des autres ; puis, visiblement un peu rassuré par son environnent, s’était contenté de jouer les rats de bibliothèque, le nez plongé dans des bouquins – ou en train de prendre des notes – la majeure partie de ses journées. Pourtant, il était étonnement facile à apprécier. Il était discret mais semblait plutôt gentil et drôle, les rares fois où il prenait parole. Il y avait un côté extrêmement apaisant à sa personnalité. Et surtout, depuis plus d’une semaine une sorte de joie sereine et rêveuse se dégageait de lui à chaque fois qu’Alice apparaissait dans son champ de vision et lui souriait… ça le rendait incontestablement agréable à côtoyer. Rosalie ne pensait pas qu’il essayait sciemment de les manipuler en émettant ses sentiments factices de « bonheur », elle avait conclu que c’était une sorte de part passive de son pouvoir qui faisait que ses propres émotions coloraient légèrement l’atmosphère autour de lui qu’il le veuille ou non quand il était détendu. Ce qui aurait expliqué pourquoi le « sentiment » ne s’était installé que récemment et non dès leur arrivée : Jasper était apparemment déjà devenu moins méfiant envers eux, ce qui avait mené au relâchement du contrôle étroit qu’il devait jusqu’alors avoir instinctivement maintenu sur son pouvoir.


Rosalie n’aimait pas l’idée d’être sous influence, même de manière légère : elle avait abruptement pris à partie l’homme sur ce sujet dès le lendemain de son intégration ; il lui avait affirmé – avec un calme plat et ce qui semblait être une froide honnêteté – qu’il n’utiliserait jamais son pouvoir pour manipuler quelqu’un sans son accord, à moins que ce ne soit une réelle question de sécurité. Elle n’avait pas décidé de pousser la conversation plus loin pour essayer de savoir ce que le vampire couvert de cicatrices considérait comme « une question de sécurité » mais Rosalie le pensait sincère dans son affirmation ; aussi avait-elle silencieusement questionné Edward sur la part involontaire de l’expression du pouvoir du garçon quand il avait commencé à diffuser régulièrement cette sensation de « contentement » ; le léger signe de tête de son frère lui avait confirmé son intuition, l’empathe ne faisait pas exprès d’altérer leurs émotions. Il était simplement « paisible et heureux » chez eux, en présence d’Alice, ce qui modifiait sensiblement l’ambiance tout autour de lui. De la même manière qu’il avait sans doute involontairement augmenté leur amusement à tous quand Emmett l’avait fait rire plus tôt dans la journée…


C’était importun mais très instructif sur son état d’esprit. Rosalie ne pouvait pas vraiment lui en tenir rigueur si le phénomène était inconscient et complètement indépendant de sa volonté. Elle ne l’avait donc pas confronté à ce propos, se contentant de soigneusement consigner cette donnée comme un aléa de sa présence chez les Cullen. Elle supposait que ce n’était pas si mal d’avoir un flacon d’Iproniazide [1] vivant, en permanence à portée de main ; ça pouvait toujours servir en cas de crise. Edward avait levé les yeux au ciel à la pensée cynique.


Peut-être que les deux inconnus n’étaient coupables de rien, qu’ils étaient authentiquement agréables à vivre et s’étaient facilement intégrés sans que leurs pouvoirs respectifs y soient pour grand-chose. Ou bien, peut-être utilisaient-ils leurs talents pour arranger la situation à leur avantage, mais n’avaient pas pour autant de mauvaises intentions. Peut-être.


Rosalie ne pouvait en être certaine et – maintenant que ses instincts avaient été aiguillonnés dans le mauvais sens – la question de la sincérité de leurs invités qui, jusque-là, ne l’avait pas tout à fait traversée, devenait brûlante. La vague de suspicion qui s’était emparée d’elle plus tôt, continuant à produire de faibles remous, tandis que son instinct l’intimait toujours sèchement à la prudence.


Même des personnes ayant à priori un bon fond, pouvaient se révéler monstrueuses et dangereuses quand c'était pour servir leurs propres intérêts. Rosalie se rappelait nettement les cadavres – nuques brisées et regards morts – des deux gardes du corps de Royce King ; elle se souvenait très bien les corps exsangues des premières victimes d’Emmett dont elle s’était froidement débarrassé après qu’il ait « fauté ». Elle savait qu’elle tuerait de nouveau sans hésiter pour protéger les siens et préserver leurs secrets. Pas que Rosalie ait déjà considéré avoir un bon fond. Elle renifla presque à la perspective, écoutant toujours une attention accrue les échanges entre Esmée et sa « sœur ».


— Oh ! Tu devrais essayer le manteau vert pendu au fond à droite de la boutique Esmée, la couleur sera vraiment superbe avec tes cheveux !


— C’est adorable de ta part Alice, mais je te rappelle que nous surtout là pour nous occuper de ta garde-robe et de celle de Jasper. Essaie de trouver quelques pièces à ta taille, avant d’essayer de tous nous rhabiller !


Le ton doux et enjoué d’Esmée se mêlait à la voix cristalline et rieuse de la voyante, cela aurait pu attendrir ses soupçons si elle n’avait pas de nouveau décelé des bizarreries dans son comportement, quelques minutes plus tôt. Alice était visiblement beaucoup plus détendue qu’elle ne l’avait été moins d’une heure auparavant, mais elle pouvait encore percevoir – à moins qu’elle ne les imagine ? – quelques discordances mineures dans son attitude : une infime contracture du coin de ses lèvres quand elle ne babillait pas à propos des vêtements qu’elle leur conseillait de tester, un fugace regard pensif quand elle croyait que personne ne l’observait, de légers froncements de sourcils dévoilant un résidu de contrariété. Il y avait toujours quelque chose qui clochait. Un non-dit persistant qui mettait les nerfs de Rosalie à vif.


Il y avait un problème, elle le sentait et se refusait à rester plus longtemps dans l’ignorance : si Alice leur cachait des choses, ça devait cesser. Rosalie était lassée des faux semblants et voulait en avoir le cœur net. Maintenant.


Elle allait avoir droit à sa confrontation, mais il fallait qu’elle la joue finement si elle voulait la vérité et pas un simple succédané fourni par la voyante pour les apaiser. Elle ne voulait pas qu’Alice puisse utiliser son pouvoir pour lui servir de pieux mensonges ou semi-vérités ; elle devait la prendre à revers et l’acculer. Ne pas prendre de décisions et baser ses prochaines actions sur des impulsions : elle pouvait faire ça. La fille allait dévoiler son jeu et ce serait aux conditions de Rosalie. Elle s’approcha vivement d’Esmée et Alice, prononçant les premiers mots qui lui venaient à l’esprit en examinant de plus près la robe légère au jupon bleu nuit, dont la coupe ne devait pas descendre au-dessous du genou, que la voyante tenait lâchement entre ses doigts fins.


— C’est charmant. Penses-tu vraiment que Jasper aimera te voir porter une tenue de ce genre ? C’est un peu osé, je suppose aux yeux d’un homme venant du XIXᵉ siècle.


— Oh, eh bien, de ce que j’en ai vu, les vêtements féminins seront de plus en plus courts dans les années à venir. Il s’y fera très bien. De toutes manières, je doute qu’il ait jamais un grand intérêt pour la mode. Il l’aimera du moment que je suis heureuse dedans !


Alice lui avait répondu facilement et d’un ton badin, mais il y avait une pointe de surprise dans son regard. Elle n’avait pas dû anticiper la discussion. Elle s’était redressée, posant soigneusement la robe sur un présentoir, et fixait maintenant Rosalie droit dans les yeux.


— Ah oui, c’est vrai, tes visions… c’est bien pratique pour savoir comment les uns et les autres vont réagir, n’est-ce pas ? Tu n’as pas à te poser longtemps la question de savoir ce qu’il faut dire ou faire, tu n’as qu’à scruter ta boule de cristal interne pour obtenir certains gages quant à la meilleure attitude à adopter. Cela doit être assez rare que tu dises réellement ce que tu penses ou agisses de manière spontanée, avec ce tour dans ta manche, non ?


Rosalie continuait à dire ce qui lui passait par la tête, sans filtre. Autant pour la subtilité ! Elle n’avait pas beaucoup de latitude en la matière : le pouvoir de la voyante lui semblait trop dur à contrecarrer, autrement qu’en étant bêtement impulsif. Face à son attaque à peine voilée, Alice esquissa un sourire un peu crispé, une lueur d’inquiétude transparaissant quelques instants dans son regard avant qu’elle ne reprenne une expression douce et composée.


— Tu sais, Rosalie, ce n’est pas aussi simple que ça. Tu as raison, je n’ai pas l’habitude d’agir sans mon don. Il fait partie de moi et que je le veuille ou non, la plupart du temps, il se déclenche et me donne des indications sur la meilleure manière d’agir… Sache que si je modifie mes mots ou mes actions, ce n’est qu’avec de bonnes intentions, pas pour contrôler les gens par plaisir. Je veux simplement que tout se passe bien et si mon pouvoir permet d’éviter les conflits, ce n’est pas une mauvaise chose !


Rosalie pouvait facilement abonder dans son sens et reconnaître la validité de l’argument ; il serait stupide de se priver d’un talent qui pouvait permettre d’aplanir les situations conflictuelles avec quelques mots bien choisis ou gestes habilement calibrés. Cependant « les meilleures intentions et la bonne volonté » de la voyante était peut-être moins à leur service qu’à leur détriment, dans le cas qui les intéressait. Rosalie lui répondit avec un sourire froid, se penchant brusquement vers la fille et lui lançant un regard torve, espérant la déstabiliser.


— Et tes bonnes intentions te dictent également ce qu’il est propice de révéler ou non à ceux qui t’entourent sur tes visions, n’est-ce pas ? Si tu les maintiens dans l’ignorance, ce n’est pas pour ton bien, mais pour le leurs…


Alice recula un peu à cela et fronça un peu les sourcils, le regard soudainement vitreux. Eh voilà ! Elle cherchait de nouveau dans ses prémonitions une méthode pour se tirer d’une situation qu’elle sentait devenir épineuse. Rosalie eut un rire bref et sardonique.


— Quoi ? Tu n’as pas de réponse toute faite à m’apporter sur ce sujet ? Voyons ce que tes visions trouvent de pertinent comme explication au fait que tu caches à ta soi-disant famille des informations essentielles.


Alice avait de nouveau le regard vif mais semblait incertaine. Elle avait perdu son sourire et ses mains pianotaient nerveusement le long de son corps, alors qu’elle paraissait soudain déborder d’une énergie anxieuse.


— Je ne comprends pas où tu veux en venir…


Elles parlaient trop bas pour que les humains ne puissent saisir la teneur de leur conversation, mais Esmée les regardait à présent, attentivement à quelques mètres de là, les observant avec une vigilance soucieuse. Sa mère adoptive fit quelques pas dans leur direction, lançant dans un bas murmure, une phrase pour tenter de dissiper la tension qui grimpait en flèche.


— Rosalie, Alice ne peut pas empêcher d’avoir ses visions. Ce qu’elle choisit d’en révéler ou non aux autres, lui appartient. Je ne sais pas ce que tu suggères exactement, mais je suis sûre qu’elle ne nous cacherait rien d’important…


Rosalie n'avait pas manqué l'intonation pleine de reproches avec laquelle Esmée avait prononcé son prénom, mais elle était prête à porter l’estocade finale. Elle prit son ton le plus froid et jaugea la voyante, la détaillant avec mépris de bas en haut. La fille paraissait soudain triste et agitée : sans doute avait-elle entrevu que la confrontation n’allait pas tourner à son avantage.


— Oh, je pense au contraire que si, Esmée. Qu'as-tu vu, Alice ? Tout à l’heure, dans la voiture, même si tu as cherché à le dissimuler, tu étais tendue et effrayée. Pourquoi ?


La voyante ouvrit la bouche et la referma brutalement, un abattement visible dans les yeux. Elle savait apparemment que rien de ce qu’elle pourrait dire à ce stade, n’éviterait le conflit.


— Je suis désolée, Esmée. Rosalie a raison, j’ai eu une vision sur quelque chose d’important. Ce n’était pas si grave que ce que j’avais initialement cru voir mais j’allais vous en parler avant que nous rentrions… pour vous prévenir. Vraiment, je comptais vous en parler. J’ai peut-être eu tort de ne pas vous partager immédiatement ma prémonition, mais j’attendais le bon moment pour ça. Je voulais trouver la bonne manière de le dire, mais je n’en trouve pas.


Alice inspira inutilement, lassé de ses propres circonvolutions. Elle décida de cesser de tourner autour du pot, relevant le menton et fixant un regard circonspect – presque craintif – sur Rosalie, lâchant les prochains mots dans un murmure navré.


— C’était un simple malentendu entre Jasper et Emmett. Ça n’a pas duré longtemps. Emmett a surpris Jasper et il y a eu une bagarre entre eux. Ayant eu une vision tronquée, j’ai pensé que c’était grave et ai eu peur. C’était juste une bagarre ; maintenant tout va très bien !


Un silence de plomb suivit la déclaration.


Une bagarre ? Cela n’avait rien de grave en apparence… Rosalie savait à quel point Emmett pouvait être impétueux par moments et il avait provoqué des rixes avec plusieurs vampires depuis sa création en tant que nouveau-né. De part son gabarit, il pouvait généralement aisément mettre ses adversaires au tapis avant de désamorcer les situations tendues avec sa bonhommie naturelle. Les seules bagarres qu’il perdait étaient celles l’opposant à Edward : la vitesse et les capacités du télépathe, lui permettant d’anticiper les moindres gestes de ses adversaires et de les contrecarrer. Il y avait aussi la fois où il avait sérieusement été pris à revers Kate, du clan Denali – dont le pouvoir électrifiant l’avait fait se tordre de douleur durant quelques secondes – mais l’incident n’avait créé aucun contentieux. C’était une « bagarre » amicale et Emmett savait parfaitement à quoi s’attendre, lorsqu’il avait défié Kate.


Vu la frayeur d’Alice et ses doutes en évoquant l’incident. Rosalie n’était pas sûre qu’il ait s’agit d’un simple malentendu. Plus qu’une bagarre, ça avait été un véritable combat. Un combat entre son compagnon – gentil, naïf et impulsif – et un vampire – chef de guerre, sanguinaire, à l’esprit retors – qui en avait éliminé des milliers.


Tout ce à quoi Rosalie pouvait penser, c’est qu'Emmett. Son mari, la personne qu’elle aimait plus que tout au monde – la seule qui donnait vraiment une valeur à son insipide existence immortelle – avait sans doute manqué de mourir en affrontant un homme dangereux qu’ils avaient accepté par bêtise chez eux. Il avait manqué de mourir parce que Rosalie avait preuve de stupidité en laissant un loup s’introduire dans la bergerie. Quelque chose en elle sombra un peu, tandis qu’elle essayait de calmer : Alice avait affirmé que la tempête était passée, ce qui voulait au moins dire que l’accrochage n’avait pas dégénéré au point que cela prenne des proportions dramatiques.


Emmett allait bien. Et, présentement, c’est tout ce qui importait. Leur rencontre et les événements l’ayant entourée était ce qui comptait aux yeux de Rosalie. Sa « nouvelle vie » avait pris un minimum de sens à compter de ce jour d'automne 1936; celui où elle avait senti l’odeur de sang partout dans un petit bois du Tennessee et avait – portée par une curiosité malsaine – décidé impulsivement d’aller jeter un œil au carnage. La curiosité de savoir si son contrôle sur elle-même était assez fort pour résister à la soif de sang qui la tenaillait, alors que visiblement un humain était en train de se vider du précieux liquide à sa proximité directe.


Perchée au sommet d’un arbre, elle avait aperçu en s’approchant du sanglant théâtre, le plus curieux des spectacles : un homme immense et paniqué, qui se débattait vainement dans l’étreinte d’un ours brun. L’homme paraissait presque petit face à l’envergure de la bête, mais il devait faire près de deux mètres et avait de larges épaules de bûcheron. L’énergumène avait visiblement déjà subi les griffes et dents de l’animal. Il était plus mort que vif mais – sans doute envahi par l’adrénaline – continuait à lutter avec l’énergie du désespoir, donnant des coups de crosse inutiles de sa carabine au prédateur furieux, pour se libérer. L’acier de l’arme s’était déjà pliée, l’animal semblant très peu se soucier des faibles sursauts de sa victime. Un chasseur servant de dîner à ce qu’il traquait sans doute habituellement. Le destin avait un parfait sens de l’ironie.


Cela ne concernait pas Rosalie. Elle aurait simplement dû se détourner de la scène, maintenant qu’elle s’était prouvé à elle-même qu’elle pouvait sans mal résister à l’odeur alléchante du sang. Pourtant, sans trop savoir pourquoi, elle décida d’abréger les souffrances de l’humain. Elle l’avait débarrassé de l’ours, le faisant reculer de sa proie en émettant un seul grondement guttural d’avertissement. L’animal, effrayé, s’était enfui sans demander son reste, laissant le colosse sanguinolent s’écrouler sur le lit de feuilles de pin recouvrant le sol forestier. Elle s’était approché du gisant, prête à lui briser la nuque dans un geste de compassion. Elle s’était penchée et il lui avait souri. Et tout avait changé.


Cela n’avait pas été une action réfléchie, c’était même exactement le contraire. Rosalie avait agi sur une impulsion sortie de nulle part, ramenant un humain immense et éventré chez eux. Le tenant dans ses bras comme une jeune mariée à laquelle son époux voudrait faire passer le pas de la porte et se mettant à éructer contre un Carlisle déboussolé, lui ordonnant de le transformer ; alors qu’Edward la regardait comme si elle avait perdu la tête et maintenait une prise serrée sur l’épaule d’Esmée qui – les yeux plus noirs que ce qu’elle avait jamais vu – était dévorée par la soif de sang et se retenait difficilement de sauter sur leur curieux attelage.


Un humain dont la seule erreur était d’avoir croisé son regard dans son agonie et de lui avoir souri : deux grands yeux bleus écarquillés par la douleur et la terreur, s’étaient plantés dans les siens et, soudain, c’était comme s’il voyait la lumière au bout du tunnel et n’avait plus aucune peur. Un large sourire ensanglanté avait étiré ses lèvres, révélant des fossettes marquées qui avaient creusé son visage étrangement poupin, tandis que son regard s’apaisait, scintillant soudain d’une joie déplacée.


— Un ange… S’il te plaît, reste avec moi, mon ange. Pour toujours, mon ange.


Les mots étaient sortis difficilement, mais une expression d’adoration absolue avait fugitivement traversé ses traits avant qu’ils ne se tordent de nouveau de douleur. La déclaration avait été suivie d’un drôle de borborygme, l’homme s’étouffant avec son propre sang, mais tendant une main dans les airs comme pour essayer d’effleurer l’apparition angélique qu’il venait d’avoir. Le malheureux délirait, elle était presque l’exact opposé d’un ange ; pourtant, Rosalie se souvint la dernière fois que quelqu’un l’avait regardée avec un air si plein d’innocence, c’était le bébé de son amie Vera, lorsqu’elle l’avait bercé dans ses bras quelques heures avant sa mort [2]… de grands yeux d’un bleu brillant , pleins de confiance et d’affection. Une promesse d’éternité.


Rosalie n’avait plus pensé à rien, elle s’était agenouillé et avait ramassé le grand gaillard, au corps brisé; ignorant la senteur écrasante de sang humain, repoussant l’idée que ce qu’elle était en train de faire était absurde et stupide. Elle avait couru aussi vite qu’elle le pouvait tout en essayant de maintenir la plus immobile possible la forme moribonde qu’elle portait entre ses bras. Très consciente que le bras droit qu’elle maintenait plaqué contre l’abdomen de l’humain était la seule chose qui empêchait ses viscères de quitter leur habitacle et de se répandre sur le sol. Il était déjà presque mort.


Les yeux de l’homme étaient maintenant clos et les seuls sons qui quittaient sa bouche étaient des gémissements de douleur et des expirations de plus en plus rares et chuintantes ; pourtant, les battements de son cœur étaient encore étonnement réguliers. Pendant qu’elle courrait, la seule chose sur laquelle Rosalie se focalisait, c'était ce son. La cadence d’un métronome : il avait le cœur fort. Lorsqu’il avait fait face à l’ours et avait été déchiré en morceaux, son pouls avait accéléré au point qu’il frôle la crise cardiaque ; maintenant qu’il était serré contre elle, le rythme était presque paisible. S’il tenait quelques minutes de plus et qu’elle pourrait l’amener à Carlisle, il serait « sauvé ». Tout irait bien.


La douleur lancinante au fond de sa gorge lui donnait des ailes, sa haine et son dégoût envers le monstre tapi au fond d’elle – celui qui exigeait qu’elle finisse le travail et aspire ce qu’il restait de sang à l’homme entre ses bras – la portait ; elle sentait une détermination de fer couler en elle : elle ne voulait pas son sang, elle allait réussir à l’amener à Carlisle à temps et il survivrait.


Elle était arrivée en trombes dans le terrain bordant la propriété des Cullen et avait ressenti un soulagement écrasant l’envahir en voyant un Carlisle visiblement interloqué la rejoindre en quelques bonds et la déposséder de sa précieuse charge pour l’allonger sur le sol et l’examiner avec une expression perplexe. Elle n’avait jamais vu le vieux vampire paraître à ce point décontenancé, jetant des coups d’œil rapides entre elle et l’humain gisant sur lequel il était penché.


— Qui est cet homme, Rosalie ?


Son père adoptif avait déjà l’une de ses mains enserrant l’un des larges poignets de l’homme, prenant ses attitudes de médecin humain par automatisme et contrôlant inutilement un pouls qu’ils pouvaient tous entendre devenir erratique et trop rapide. Le cœur de l’inconnu avait par miracle tenu les 40 kilomètres qu’elle avait parcourus en à peine cinq minutes, restant étonnement stable, maintenant, il faiblissait. En bout de course lui aussi.


— Transforme-le. Maintenant, il est en train de mourir ! Il ne tiendra plus longtemps. Fais-le tout de suite !


Son ton était autoritaire, mais avait des accents hystériques. Elle avait cru que tout irait bien si elle réussissait à amener l’humain mourant au manoir Cullen avant que son cœur s’arrête… c’était un peu plus compliqué que ça. La panique montait de manière effroyable, à présent, qu’elle se rendait compte que ce qu’elle exigeait était fou et qu’il n’y avait aucune garantie que Carlisle obéisse à son caprice. Comme un écho à sa propre réflexion, la voix sèche et incrédule d’Edward s’éleva depuis l’autre bout de la clairière ; relevant la tête brièvement, Rosalie pu voir qu’il tenait par les épaules Esmée qui tremblait de tout son corps : ils avaient tous les deux les yeux noirs. L’odeur épaisse et entêtante du sang humain était partout dans l’air.


— As-tu perdu l’esprit ? Je croyais que tu haïssais être un vampire mais tu veux qu’on transforme cet homme en monstre, simplement parce que son sourire t’a rappelé celui d’un nourrisson ? ! Tu as vu son gabarit ? En tant que vampire nouveau-né, sa force sera colossale. Tu ne le connais même pas : s’il ne veut pas se conformer au régime végétarien et décide de massacrer tous les habitants de la ville, que fera-t-on ?


C’était vrai. C’était complètement ridicule et dangereux, pourtant, elle sentit un élan de désespoir et de colère sans précédent s’imposer dans ses émotions à l’entente des propos de son frère adoptif. La voix calme et désolée de Carlisle avait résonné presque au même moment que celle d’Edward; son ton doux, mais résolu, faisant davantage augmenter sa panique.


— Je suis navré Rosalie, je me suis promis de ne plus jamais condamner quelqu’un à cette vie sans être assuré que c’était ce qu’il aurait désiré. Nous ne connaissons pas ce garçon, ne savons rien sur ce qu’il souhaiterait. C’est trop risqué, il faut le laisser partir…


Le laisser partir ? Cet homme lui avait demandé de rester avec lui et l’avait pris pour un ange. Il avait dit pour toujours… Il ne savait pas ce qu’il demandait, mais Rosalie était très déterminée à lui accorder : la damnation éternelle.


Elle avait porté l’humain sur des kilomètres et avait résisté à sa soif de sang. Et, parce qu’elle haïssait son immortalité et que l’inconnu avait un physique effrayant, Carlisle refusait de faire un geste pour l’aider. Un sentiment d’injustice bouillonnait en elle, surpassant son désespoir et alimentant sa fureur. Carlisle l’avait coincée dans ce simulacre de vie depuis maintenant deux ans, essayant, chaque jour, de la persuader de voir les « bons côtés » de sa nouvelle existence et, alors qu’elle ressentait enfin autre chose que la torpeur morose dans laquelle elle s’était perdue au fil des mois ayant suivi sa transformation, il refusait de lui offrir la seule chose qu’elle désirait vraiment. Il n’avait pas le droit de lui faire ça. Il n’allait pas lui enlever ça : Rosalie avait sauvé l’humain, elle voulait qu’il soit un vampire, alors Carlisle allait devoir le transformer. Il n’y avait pas d’ alternative : l’homme allait survivre quoi qu’il en coûte. Un grognement déchira sa gorge et elle eut l’impression d’être en train de perdre la tête, alors qu’elle se mettait à hurler sur eux avec toute la hargne qu’elle avait en réserve.


— Ne te mêle pas de ça, Edward ! Rends-toi utile et met Esmée à l’écart, tu sais bien qu’elle n’en peut plus.


Son frère lui avait lancé un regard, peu amène, mais avait accédé à sa requête. Se chargeant d’éloigner leur mère adoptive qui était à deux doigts de perdre tout contrôle. Rosalie poursuivit sa charge, en fusillant son « créateur » des yeux.


— Carlisle, transforme-le : je me fiche que tu aies maintenant des scrupules à agrandir ta collection de monstres ! Je suis coincée sur cette terre pour toujours à cause du cadeau que tu as voulu faire à ton fils… Cadeau dont il n’a jamais voulu [3].


Carlisle avait violemment sursauté sous le coup de la surprise ; puis avait presque semblé blêmir, ses lèvres se pinçant tandis que ses yeux se remplissaient de honte. Bien évidemment, elle avait vu juste. Son sauvetage n’avait pas été un simple acte altruiste : voyant sa beauté en tant qu’humaine, il avait songé qu’elle serait absolument magnifique en tant que vampire et avait benoîtement espéré que son fils – qui méprisait son existence immortelle depuis son réveil – et ne paraissait sensible au charme d’aucun vampire qu’ils avaient croisés, tombe amoureux d’elle. Qu’elle soit une révélation pour Edward, comme Esmée l’avait été pour Carlisle. Bien sûr, cela avait été une pensée absurde et cela n’avait pas tourné comme le médecin l’avait escompté : non seulement, il n’y avait jamais un embryon de sentiment romantique entre eux, mais, à plus forte raison, Rosalie et Edward étaient à couteaux tirés la majeure partie du temps.


Rosalie était venue à cette conclusion depuis quelques mois, mais n’en avait rien dit ; c’était sans doute le meilleur moment pour jeter la notion à la tête de son père adoptif. Le mettre plus bas que terre et lui forcer la main pour qu’il fasse exactement ce qu’elle désirait. Le cœur de l’humain continuait à rater des battements et cela alimentait sa panique, la poussant à crier sur le vieux vampire.


— Tu n’as pas le droit de me faire ça, c’est insupportable ! Cet homme… tu ne comprends rien ! Il ne doit pas mourir . Il doit vivre. Tu dois le faire, sinon je serai obligée de le faire moi-même et si je n’arrive pas à m’arrêter, si je le tue… je ne te le pardonnerai jamais ! Je te haïrai jusqu’à la fin des temps, je te détesterai pour toute cette infernale éternité ! Si tu ne veux pas le faire et que tu n’essaies pas de le sauver, je te haïrais pour le reste de notre vie.


Le visage habituellement compatissant frémit sous le choc, comme si elle venait de le gifler. Rosalie se rendait compte qu’elle agissait comme une gamine gâtée qui aurait fait une crise de colère parce qu’on lui refusait l’acquisition d’un animal de compagnie exotique, mais elle ne pouvait pas justifier son propre éclat. Le cœur de l’homme bégayait, il serait bientôt trop tard pour l’aider. Sa rage retomba, remplacée par une vague de peur et de tristesse : l’émotion la faisait trembler. Elle ne pensait pas pouvoir le transformer elle-même sans le tuer. La soif qui lui brûlait la gorge était si violente que ça lui demandait déjà tout son contrôle et sa détermination pour ne pas céder à la faim et se jeter sur son corps ; si elle le mordait, elle ne pourrait pas s’arrêter. Elle le viderait de son sang.


— Maintenant Carlisle ! Pitié. Je t’en supplie.


C’était la seconde fois de son existence que Rosalie implorait quelqu’un ; la première fois, ses suppliques ne lui avaient apporté que des rires et plus de cruauté. Les yeux dorés de Carlisle – légèrement assombris par la soif – se plongèrent dans les siens, presque méditatifs, comme s’il était en train d’analyser une énigme médicale rare ; ils s’écarquillèrent soudainement de compréhension. Peu importe ce qu’il croyait y avoir trouvé, ça sembla lui suffire : son regard devint d’un noir d’encre, son expression sauvage et il fondit brutalement sur la gorge de l’homme, le mordant des deux côtés et injectant son venin. C’était impressionnant de voir le si humain et stoïque Docteur Cullen, enfin se comporter comme l’exigeaient les instincts qu’il niait habituellement de toutes les fibres de son être ; c’était encore plus impressionnant de le voir réussir à se détacher de sa proie après moins de deux gorgées et s’en éloigner d’un mouvement brusque, mais gracieux, alors que tout son visage était encore déformé par une faim inhumaine et assassine.


Cela avait scellé le destin d’Emmett et le sien. Le voir subir la transformation – l’entendre hurler de douleur et sangloter comme un enfant, trois jours durant – avait été une véritable épreuve, mais quand, quelques minutes après que la transformation se soit achevée, l’homme – maintenant vampire – avait ouvert les yeux et l’avait dévisagée, avant de lui adresser un sourire ravi, elle avait senti ses derniers doutes fondre. Elle avait sauvé l’homme et c’était exactement ce qu’il fallait faire. Les mois qui avaient suivis, tout c’était dénoué entre eux de la meilleure des manières et leur romance [4] avait presque paru couler de source…Une belle évidence.


Rosalie secoua la tête, revenant à la situation présente et lançant un regard mortel à Alice qui semblait se recroqueviller face à sa fureur future.


— Tout va bien ? Jasper s’est battu avec Emmett, il y a près d’une heure, et plutôt que de nous informer pour que nous rentrions gérer la situation, tu nous as volontairement laissées dans le noir ! Tu comptais nous garder, Esmée et moi, dans l’ignorance jusqu’au moment que toi, tu aurais jugé le plus opportun ? Et, maintenant, tu escomptes que nous acceptions tes explications avec le sourire et fassions comme si de rien n’était ?


Alice avait le nez froncé, le corps légèrement tendu et les yeux de nouveau vitreux… elle cherchait visiblement de nouveau à trouver sans ses visions que dire exactement pour l’apaiser et déminer l’atmosphère. Cela plus que tout le reste, finit d’exaspérer Rosalie.


— Arrête ça ! Sois honnête, pour une fois, et dis ce que tu penses. Cesse de te cacher derrière ton satané pouvoir pour essayer de nous manipuler !


Elle avait haussé le ton et sa voix avait presque ressemblé à un feulement sur la fin de sa phrase… Le propriétaire de la boutique et les deux clientes dont il s’occupait jetèrent un fugace coup d’œil surpris dans leur direction. Esmée n’avait rien raté à l’échange et son visage se tordit brièvement d’inquiétude à la vue des réactions de leur public humain, son avertissement claqua sèchement.


— Rosalie, Alice, ce n’est pas l’endroit. Payons et reprenons cette discussion à l’extérieur.


Mais la voyante n’écoutait pas, elle avait visiblement été piquée au vif par les remarques et avait définitivement abandonné l’idée de trouver la « bonne chose à dire » dans ses prémonitions pour arranger les choses. Elle avait reculé un peu, son expression blessée, agacée et confuse, tandis que son regard retrouvait son acuité.


— Je… je ne cherche pas à vous manipuler. Je ne voulais pas vous inquiéter inutilement. Au départ, je ne savais pas comment ça allait finir, nous étions trop loin pour faire quoi que ce soit et… ce n’était pas grand-chose, finalement. Juste un malentendu, les garçons ont réglé ça entre eux. Emmett a même convaincu Jasper de rester. Edward aussi. Il n’y a pas lieu d’en faire toute une histoire. Tout est déjà réglé !



— Réglé ? Non, ce n’est pas réglé. Jasper ne peut pas agresser l’un d’entre nous et s’en tirer sans conséquences, juste parce que cela serait un simple malentendu selon toi ! Est-ce que l’un d’entre eux a été blessé ? Et tâche d’être sincère en répondant !


Rosalie avait presque grogné, réagissant toujours vivement et intuitivement, espérant pousser la voyante dans ses derniers retranchements pour qu’elle finisse de se dévoiler plutôt qu’elle – la pression retombant – puisse trouver une parade et se camoufle de nouveau derrière ses visions pour essayer de manipuler la conversation à son avantage.


Alice pinçait les lèvres, son expression devenant ombrageuse. Elle serrait ses mains compulsivement et ses yeux devenaient plus sombres, sa patience commençait visiblement à s’effriter et la peur qu’elle avait eue plus tôt refaisait surface, la faisant parler de manière moins diplomate sous le coup de l’émotion.


— Emmett a été mordu mais…


Rosalie eu envie de rugir, mais parvint de justesse à se contrôler, ayant encore à l’esprit la présence des humains aux alentours ; Alice avait levé une main dans les airs, comme pour couper toute potentielle interruption. Elle babillait presque sous le coup de la nervosité, les mots sortant en pagaille de sa bouche, tandis qu’elle secouait la tête.


— Ce n’était pas comme ça ! Jasper cherchait simplement à le maîtriser, il ne voulait pas lui faire de mal. Emmett a été mordu mais il va très bien. C’était une blessure bénigne, et c’est même Jasper qui l’a aidé à la soigner. Ce n’était pas sa faute ! Tu ne comprends pas vraiment comment c’était pour lui de son temps dans les guerres du Sud : il a juste eu peur et s’est défendu instinctivement. Il ne veut plus se battre, ni blesser qui que ce soit. Il fait réellement de son mieux, Rosalie. C’était juste un malentendu, ne te permet de le juger pour ça !


La remarque sur la peur de Jasper aurait pu toucher une corde sensible chez Rosalie mais elle l’ignora sciemment, une seule information la frappant de plein fouet : Emmett avait été mordu. Elle sentit sa colère s’intensifier encore, flambant.


— La peur et l’instinct ? C’est ça les excuses pour justifier une agression ? Tu crois vraiment qu’il serait logique de vous garder parmi nous, alors que ton monstre de compagnie est ingérable et peut perdre le contrôle à tout moment ?


Alice avança d’un pas, ses épaules se raidissant et un grognement mauvais lui échappa. Elle se rebiffait instinctivement à la dernière remarque acerbe de Rosalie. Son côté vampire se révélant un peu alors que, ulcérée d’entendre son compagnon être insulté, elle découvrait un peu les dents, ses iris s’assombrissant.


— Tu dépasses les bornes. Ne t’avise pas de l’insulter. Tu n’étais pas là quand ça s’est passé : c’est Emmett qui lui a sauté dessus ! C’était de sa faute ! Jasper n’a fait que se défendre. Il n’aurait jamais fait de mal à personne s’il n’avait pas cru être en danger ! Tu n’imagines pas ce qu’il a dû ressentir quand ton mari a voulu le « surprendre » pour s’amuser !


Sa voix habituellement cristalline prenait des intonations tranchantes et elle avait craché les derniers mots avec indignation. Presque dans un feulement. Esmée à quelques pas d’elle, s’était stratégiquement placée au milieu des rayons pour essayer de cacher la vue des deux filles immortelles – dont les atours monstrueux risquaient de se révéler d’une minute à l’autre – aux humains présents dans le magasin, si elles ne retrouvaient pas une certaine contenance.


Les mots fusèrent avant même que Rosalie ne puisse les arrêter, mais elle parvint à réfréner un grognement sinistre.


— La faute d’Emmett ? Tu as dit que la seule chose qu’il avait faite, c’était de surprendre ton compagnon. De ce que j’en sais, toi non plus, tu n’y étais pas ! Pourtant, tu as le culot de prétendre que c’est la faute de celui qui a été blessé. Je veux que vous partiez : dès ce soir ! Ça n’avait rien d’un simple malentendu. De ce que j’en comprends et de ce que tu n’en dis pas, Jasper aurait pu le tuer !


— S’il avait voulu le tuer…


Alice ferma brusquement la bouche et baissa les yeux au sol, soudainement très consciente de ce qu’elle avait manqué de dire sous le coup de la colère. Les mots non prononcés flottaient sinistrement dans l’air. Au moment où leurs dernières répliques venimeuses étaient sifflées un peu trop fort pour être inaudibles par une ouïe conventionnelle, un brusque fracas avait retenti à l’arrière du magasin, détournant l’attention des quelques humains qui tentaient – captivés et effrayés – de comprendre l’étrange échange, tendu, mais presque silencieux, entre les deux filles.


Il y eut un murmure claquant. Dur et froid, malgré la tonalité basse.


— Assez !


Rosalie et Alice se figèrent, se tournant d’un seul mouvement pour voir Esmée qui était maintenant à deux pas d’elles, les fixant d’un air furieux.


— Vous êtes en train de perdre le contrôle. Toutes les deux et vous vous donnez en spectacle devant des humains. Vous n’êtes pas sans savoir le danger que cela comporte. Pour eux, comme pour nous. Vous cessez de grogner, vous souriez poliment au vendeur et vous sortez de ce magasin. Dehors. Tout de suite.




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Commentaires :


La guerre de Troie n’aura pas lieu est une pièce de Jean Giraudoux… oui, j’ai de plus en plus la flemme de faire des détournements de titres, donc c’est un emprunt pur et simple ^^’


[1] L’iproniazide était l’un des premiers antidépresseurs utilisés dans les années 1950. Ici, il est employé de manière métaphorique pour décrire l’effet apaisant de Jasper… une sorte d'anxiolytique vampirique sur pattes ;)


[2] Explications plutôt insensées sur la transformation d’Emmett données par Rosalie elle-même dans Hésitations.


[3] Ouais, je trouve que la véritable raison derrière la transformation de Rosalie est particulièrement difficile à avaler… mais quelle mouche avait piqué Carlisle ? :p En réalité, ce choix "idiot" et superficiel peut souligner son humanité/son imperfection; en plus c'est assez raccord avec la citation d’ouverture. Malgré une part de bonnes intentions, il a été guidé par son ignorance/une vision partielle (et partiale) de Rosalie et l'a changée pour de mauvais motifs. En prime, l’espoir romantique échoué concernant Edward a rajouté encore plus d’amertume à leurs situations respectives, d’où leurs relations tendues et souvent conflictuelles…


[4] Cela fera peut-être l’objet d’un OS à part entière, si Emmett a eu un « coup de foudre », je me dis que – vu son passif – Rosalie a dû avoir quelques difficultés à admettre et succomber à ses tendres sentiments.


Voilà c'est terminé pour cette seconde partie centrée sur Rosalie. J’espère que ses réactions et ses échanges avec Alice paraissent crédibles dans ce contexte et que la dispute est "bien dosée" Le prochain chapitre se centrera sur la « fine équipe de chasseurs » et sera racontée du point de vue de Carlisle (un personnage très intéressant à écrire). Après (je fais tu teasing xD), il y aura tout un chapitre assez introspectif consacré à Esmée (assez en retrait dans cette fic jusqu'ici), un personnage que je n’ai encore jamais vraiment exploité, mais dont l’histoire tragique mérite d'être explorée ; puis on sera dans la dernière ligne droite de la fic… Concernant la fin de cette intrigue, ne vous inquiétez pas, elle est déjà planifiée ! J’ai tendance à bloquer et re triturer ad nauseam des détails plutôt qu’à avancer, surtout quand je travaille sur une histoire qui me tient à cœur. Cela peut parfois ralentir l’écriture, quand je suis en pleine phase de doute sur certaines caractérisations ou dois écrire beaucoup de dialogues (ce qui n’est pas ma passion), mais j’ai des brouillons – très brouillons – jusqu’à la fin de l’histoire. Tout ça pour dire qu’on chemine doucement mais que ça va aller à son terme. J’ose le dire : à bientôt pour la suite ;)


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