Petit Pâté Colovien

Chapitre 1 : Petit Pâté Colovien

8240 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/11/2022 12:04

Fiction réalisée dans le cadre du défi “ A Table ! “, de novembre-décembre 2022.

https://forum.fanfictions.fr/t/defi-a-table-novembre-decembre-2022/4670/73

Il impliquait de mettre “la cuisine” à l’honneur, ainsi que d’adopter le point de vue d’un narrateur homodiégétique.


Un grand merci à @Fahliilyol pour la prélecture et la correction. 


Bonne lecture !






Il y a pas mal de tavernes, à Peyremaure. Des cantines de toute sortes, de cabarets divers, des auberges à la pelle…On trouve des boui-boui pour manger sur le pouce au détour d’une ruelle,  beaucoup de trous à touriste pour voyageurs impulsifs de la bourse, un peu d’établissements prout-prout pour gentlemens raidis de la raie, quelques salons de thé pour les fifilles qui boivent le doigt en l’air. Mais de toute, il y en a qu’une que je fréquente.La seule qui vaille la peine d’aller y boire.. Et c’est le Chasseur Colovien. Juste en face de l'hôtel de ville. L’alcool y est bon et on y mange bien pour pas trop cher.


J’y vais depuis des années. Je connais tous les clients. Il y a rarement de nouvelles frimousses et quand ça arrive, on les regarde bizarrement ces gens-là. Le Chasseur Colovien, c’est pas le genre de débit dont tu pousse la porte quand tu connais pas l’adresse. On se méfie des étrangers, ici. C’est jamais que des ennuis. Et quand je vois tout le tapage que Jay’ifn Adhin a causé, je me dis qu’on a pas tout à fait tort. Ça a sacrément remué le Chasseur Colovien. Et un peu Peyremaure aussi. 


Jay’Ifn Adhin, c’est une khajiite. Une petite jeunotte. Mais à son âge, elle a déjà des dents à croquer des diamants. Elle est entrée un jour dans la taverne, comme si c’était chez elle. Elle s’appelait Jay’la, à cette époque, avant son mariage. Fallait croire qu’elle s’était pas trompée d’endroit, puisque Saheed et ses types l'accompagnaient. Saheed, c’est l’un des gros bras de la  pègre. Faut pas regarder ces gens de travers, ça attire des ennuis. On évite de poser des questions sur comment ils gagnent le pognon qu’ils dépensent. Si tu les respecte, ils te foutent la paix. C’est une règle simple que tout le monde observe. Ca permet à chacun de boire son coup tranquille.. 


Saheed a attiré l’attention de tout ceux qui étaient là et nous a présenté Jay’la : 


«  C’est la nouvelle patronne, » qu’il a dit. « Paulin-la-Demi-Main a un peu déçu les gens qui commandent, tout la-haut. Ils l’ont rappelé et ont nommé Jay’la à sa place pour administrer leurs intérêts dans ce secteur. »

J’aurais bien levé mon verre à la mémoire de Paulin. C’était un gars chic, qui me laissait souvent une chouille de jours en plus pour régler les dettes que je lui devais. Mais c’était plus très prudent depuis que l’étoile de sa bonne fortune s’était éteinte. Mieux valait l’oublier. Alors je l’ai levé à la santé de Jay’la. Puisse les affaires du crime organisé prospérer sous son règne, sous peine de subir le même sort que ce pauvre Paulin. 


Je me demandais à qui c’est qu’on aurait à faire. C’était pas trop rassurant. J’avais encore pas mal de dettes sur le dos, forcément, c’était maintenant elle ma débitrice. Ca serait triste qu’elle fasse du zèle dès le début pour lécher les bottes des pointures qui l’avaient larguée là. Je devais me renseigner pour savoir quel genre de personne allait régner sur les bas-fonds de Peyremaure. Et surtout trouver fissa le moyen d’éponger mes sommes avant de laisser quelques phalanges sous le hachoir de Saheed…


J’eus bien le loisir  d’observer tout mon saoul de quelle patronne il s’agissait. Jay’la fit du Chasseur Colovien son quartier général. Attablée parmi ses troupes, elle gérait ses contrebandes, recevait ses visiteurs. 

C’était un peu inquiétant, tout d’abord. Oppressant. On vivait toute la journée à deux pas de tueurs sans pitié. Fallait pas déconner. Ni laisser trainer ses oreilles quand ça discutait d’affaires sérieuses. A force, ils ont fini par faire partie du décor. Jay’la n’était pas pire que Paulin, paix à son âme. Juste plus ambitieuse. 


Elle trônait à sa table attitrée, froquée de vêtements colorés et de bijoux plus chers que le prix de  ma baraque. Une cour hétéroclite de gardes du corps, de conseillers, de clients, de lèche-pompes gravitaient tout autour et quoi qu’on en dise, ça faisait du chiffre pour Geaminion. S’il a eu peur que le squat de Jay’la chasse les clients fidèles comme moi, il a rien pu faire. Mais elle et ses coupes-jarrets se tenaient à carreau. Tout est redevenu comme avant, avec plus de monde en prime. Et si le guet osait plus s’approcher, les gros bras de Jay’la remplissaient à l’oeil le rôle de videur. Geaminion était plus trop chez lui, mais il encaissait les picaillons. 


Geaminion, c’est le patron du Chasseur Colovien. Un petit gars de Kvatch qui s’est attiré des ennuis là-bas et a préféré refaire sa vie en province. Il s’en est pas trop mal tiré, faut croire : sa taverne a remplacé l’hotel de ville d’en face comme organe vital du patelin. Elle ne paye pas de mine, du dehors. On dirait un gourbi miteux. Dedans, c’est mieux. Il y a beaucoup de places, c’est confortable. Mais l’espace est tellement encombré de tables, de chaises et de bibelots que Geaminion accumule partout pour décorer que c’est dur de s’y déplacer. Le pinard y est bon, la binouze fraîche, l’ambiance familiale. Il y a pas de chichis, l’important c’est de se sentir chez soi. Geaminion, c’est un bon cuistot. Faut pas partir d’ici sans avoir goûté son pâté colovien. 


Vous allez me dire, pourquoi vous raconter tout ça si Jay’la a fini par se fondre dans le décor ? Je vais vous répondre que tout est bel et bien rentré dans l’ordre et qu’on a même fini par  considérer Jay’la comme une habituée, comme nous. Elle m’appelait même par mon nom ! Et quand elle s’est mariée avec Saheed Ifn Adhin, c’est au Chasseur Colovien qu’ils ont organisé le vin d’honneur. 


Les problèmes, ils sont arrivés le jour où le bourgmestre de Peyremaure est mort et qu’il a fallu en élire un nouveau. Ce jour-là, Jay’ifn Adhin s’est dit que ça serait une bonne idée de se lancer en politique. 


Ce soir-là après le boulot, ça causait pas mal quand j’ai poussé la porte du Chasseur Colovien. Derrière le comptoir, Geaminion hachait menu tout un tas d’oignons pour le prochain service. Il en avait les larmes aux yeux. Jay’ifn Adhin  n’était pas là, pas plus que Saheed et toute sa clique. C’est drôle comme la taverne paraissait vide maintenant sans eux à leur table habituelle. Et puis il y avait tous les autres : Ideb, qui bosse comme moi à l'entrepôt mais de nuit, comme gardien, le vieux Rolf, Sadim, Willy le Chauve, ces crétins de frères Al’Amzid. Peu de monde. Il était encore tôt, ça ne tarderait pas à se remplir. 


J’ai boité jusqu’à la table de Sadim et je me suis installé de façon à pouvoir étendre ma mauvaise jambe sans qu’elle me fasse un mal de chien. Une chope à moitié vide trônait devant lui, tout près d’une boîte de dés qui n’attendait qu’un partenaire de jeu pour servir. 


« Ibrahim ibn Fareed a posé sa candidature ce matin,  » expliquait-il à qui voulait l’entendre. « Il a le soutien des grandes familles Aïeules. Et ce n’est qu’une question de temps avant que Yasmina Al’Jamila n’officialise la sienne au nom du parti des Couronnes. »


Sadim haussa les épaules. Geaminion l’avait depuis longtemps débarrassé de son gobelet vide, mais il restait pour la compagnie. 


—  A quoi bon ? Peyremaure est un fief Aïeul, jamais les Couronnes ne réuniront assez de puissance pour y placer l’un des leurs comme bourgmestre. 


« Ce n’est pas si sûr. La guerre a rebattu les cartes de la politique et ce sont les premières élections depuis qu’elle s’est achevée. Entre les mouvements de population, l'indépendance, la réconciliation entre les Couronnes et les Aïeux , rien ne garantit qu’il n’y ait pas de surprise. 


C’était comme par hasard l’un des frères Al’Amzid, va savoir lequel, qui n’avait pu se retenir d’ouvrir son claque-merde. Je l’ai remis à sa place, juste comme il le méritait. 


«  Va te faire foutre, sale Couronne de merde ! Ibrahim ibn Fareed sera bourgmestre que tu le veuille ou non, c’est couru d’avance  !  »


Je l’aurais frappé, ce con. Dommage qu’avec son frangin ils soient deux. L’ambiance s’échauffait drôlement tout d’un coup. Geaminion a commencé à prendre peur, il a arrêté de couper ses oignons pour nous regarder avec des yeux ronds comme des assiettes. Il y a pas souvent de rixes, au Chasseur Colovien. Après, on a pas souvent des élections. 


C’est à peu près à ce moment là que la porte s’est ouverte et que Saheed est entré. 


« Buvons à la future bourgmestre de Peyremaure ! Puisse son mandat être prospère et paisible ! 


— A la santé de Yasmina Al’Jamila ! »trinquèrent les frères Al’Amzid. Ils vidèrent leur gobelet d’un trait. 


— Pas elle ! Ma femme. »


Jay’ifn Adhin apparue à a suite, le visage éclairé d’un sourire satisfait. Quatre ou cinq gardes du corps impassibles l’accompagnaient. 


«  La khajiite revient tout juste de l'hôtel de ville où elle a déposé sa candidature. Une nouvelle ère s’ouvre pour cette ville,  » expliqua-t-elle tandis qu’elle se frayait un chemin entre les tables, les bancs et les buveurs. 

Sadim a demandé : 


« Ca veut dire que Yasmina Al’Jamila ne se présente pas ? C’est vous la candidate des Couronnes ? » 


— Oh si, bien sûr qu’elle se présente. La khajiite ne représente ni les Couronnes, ni les Aïeux, mais un parti indépendant. 


Tout le monde est resté bouche bée, sans trop comprendre. Je savais même pas que c’était possible, ça. Mais si là-bas, à l'hôtel de ville, ils ont dit que oui, c’est que ça doit être le cas. 


« C’est de la folie ! » dis-je. « Quelqu’un qui n’est pas Aïeul et encore moins Couronne n’a pas la moindre chance de l’emporter. Comment voulez-vous faire ? 


— Oh, celle- ci compte bien convaincre tout au long de sa campagne.  » Alors qu’elle se glissait derrière moi sur le chemin vers sa table habituelle, Jay’ifn Adhin en a profité pour se pencher et me glisser à l’oreille : 

« N’oublie pas à qui appartiennent tes dettes… Une bourgmestre victorieuse serait reconnaissante. Et une khajiite défaite, amère. »


Je sus dès cet instant que je serais son plus farouche militant. 


Quelques jours plus tard, un matin où j’allais au boulot, Yarub m’attendait sur le chemin de l’entrepôt. Yarub, c’est un des vendeurs de skooma qui bosse pour Jay’ifn Adhin dans mon quartier. Je lui ai dit que j’avais pas envie d’en acheter aujourd’hui, il m’a répondu que c’était par pour ça qu’il était là. 


« La patronne voudrait que tu causes un peu de sa candidature à tes collègues. Il faut leur dire qu’elle se soucie des conditions de travail des ouvriers, qu’elle ferait tout pour les améliorer. Et que la sécurité, c’est sa priorité. Elle veut que les rues soient de nouveau fréquentables le soir.   »


— Ah bon ? Je veux pas vous vexer, toi et elle ; mais pour ça, faudrait peut-être commencer par ne pas les remplir de trafiquants, non ? 


— Justement, c’est ça le but : elle nous rappelle quand elle veut. Elle nous a dit de continuer les embrouilles le temps de la campagne, elle nous a même permis d’en causer davantage.Comme ça, ses arguments sur la sécurité ont plus de poids et puis on se calme pendant quelques semaines après l’élection pour prouver qu’elle est efficace.  »


Je me suis gratté le crâne. Les subtilités de la politique m’échappaient, mais peut-être que ça se tenait. J’arrivais pas trop à réfléchir, j’étais dans le coltard. J’avais mal dormi cette nuit. A peine rentré hier soir, ma grognasse s’était mise à me faire la leçon sous prétexte que je rentrais tard, que j’avais mangé au Chasseur Colovien plutôt qu’avec elle, que j’étais encore ivre et tout le blabla. Je l’ai calmé d’une bonne torgnole, mais elle a passé la nuit à sangloter et me tirer  la gueule dans son coin du lit. Et sur ce, ma jambe s’est mise à me faire un mal de chien. 


« Et pourquoi elle veut que ça soit moi qui en parle aux collègues ? »


— C’est ce qu’on m’a expliqué, elle voudrait “influencer les gens influents”, ou quelque chose du genre. T’es influent, non ? T’es contremaître, t’as toute une équipe sous tes ordres. Vous pourriez vous mettre en grève si t’arrivais à les convaincre. L’économie de la ville ne tiendrait pas le coup longtemps si vous paralysez l'entrepôt pour une bonne cause.. 


J’ai promis d’essayer. Mais les gars étaient tous de fervents Aïeux, ça ne serait pas gagné. 


« Y a plus d’Aïeux y a plus de Couronnes,  » que m’a répondu Yarub. « Depuis qu’ils se sont réconciliés, on peut passer à autre chose.  »


Ça j’en était pas certain. C’était une chose que de s’allier dans une guerre contre un ennemi commun, une autre que de gouverner un pays en temps de paix. A mon avis, les Couronnes et les Aïeux, ont avait pas fini d’en entendre parler. 

Justement, en rentrant chez moi après le boulot, je suis tombé sur des partisans Aïeux qui distribuaient des tracts devant  la fontaine à Mara. L’un d’eux m’a apostrophé , m’a attrapé l’épaule et fourré l’une de ses paperasse dans la patte avec un grand sourire de marchand de tapis. 


« J’espère mon ami, que vous irez le jour venu voter pour un authentique Aïeul ! » 


Il y avait du monde autour de moi et je voulais pas trop que tout le monde sache publiquement que j’avais promis ma voix à Jay’Ifn Adhin, qui n’était pas plus Aïeule qu’une chèvre n’était dunmer. 


« Vive Ibrahim Ibn Fareed ! »


J’ai alors remarqué que le portrait dessiné au plomb sur le tract ne représentait pas le bienveillant visage du patriarche du plus puissant clan Aïeul de la région. Un homme plus jeune y étalait son sourire. Bien plus jeune et bien moins barbu. 


Le militant n’attendit pas que je lui pose la question pour me corriger :


« Ibrahim Ibn Fareed s’est autoproclamé chef de fil du parti Aïeul en s’appuyant sur la corruption et le clientélisme qui règne au sein des grandes familles. Il n’a aucune légitimité, ni politique, ni populaire ! Le candidat Aïeul ne devrait être autre que Kemaaru Tuula, le fils de notre défunt bourgmestre et le successeur naturel de son œuvre et de sa politique. »


 On aura tout vu ! C’était la première fois que j’entendais parler de deux candidats pour le même parti. Des querelles internes chez les  Aïeux, les Divins savaient qu’ils y en avaient eu, oh ça oui ! Les Couronnes n’étaient pas mieux, de leur côté. Mais d’habitude, tout le monde s’arrange pour régler ça discrètement, ne pas balancer ce genre de disputes sur la place publique. Rester unis pour ne pas en faire profiter les Couronnes, voilà le plus important. 


« Sans déconner ? Kemaaru Tuula a officialisé sa candidature ? Je pensais qu’il soutiendrait Ibrahim Ibn Fareed. Ils ont pas pu s’entendre sur un accord ? »


— L’usurpateur Ibrahim Ibn Fareed a offert beaucoup d’argent à Kemaaru Tuula avec la promesse d’un poste de conseiller. Une offre insultante, rejetée vigoureusement. Kemaaru Tuula s’est tenu toute sa vie aux côtés de son père, il n’a pas besoin de ça pour savoir comment poursuivre son œuvre dans la lignée de sa politique. Si vous portiez de l’amour pour notre cher bourgmestre, considérez la candidature de son fils pour lui succéder. Il a besoin de la ferveur populaire pour y arriver, pas de l’or et de l’autorisation de quelques élites déconnectées de la réalité. 


M’est avis que quelqu'un avait  simplement payé Kemaaru Tuula pour qu’il maintienne sa candidature une chouille plus que ce que Ibrahim Ibn Fareed lui avait proposé… A qui profitait le crime ? Aux Couronnes ? M’étonnerait. L’or des Couronnes, il pourrit la main. C’est pas une question de monnaie, c’est une question de principe. Je crois que j’apercevais confusément l’ombre retorse de Jay’Ifn Adhin derrière toute cette histoire. L’envie de diviser son principal opposant ne lui manquait pas et à n’en pas douter, elle pouvait y mettre les moyens. 


Pour en avoir le cœur net, je suis allé au Chasseur Colovien. Sûr que s’il y avait des rumeurs, c’est ici que je pourrais les entendre. 


« C’est un scandale ! Le peuple de Peyremaure n’est pas idiot, madame. Il ne tolérera pas longtemps les manigances d’une étrangère douteuse. Je refuse que ma ville bien aimée ne se change en repère de hors-la-loi, en refuge pour tous les trafiquants, les truands et les contrebandiers qui gravitent dans votre sillage !  »


Il était remonté, Ibrahim Ibn Fareed et ça se comprenait. Il se dressait par dessus la table de Jay’ifn Adhin, à ça d’envoyer valser la graille et le pinard d’un revers de coude. Ses gars à elle encerclaient le perturbateur, il ne lui suffisait que d’un mot pour qu’ils le chopent tous ensemble et le foutent à la rue. Il était venu seul, Ibrahim Ibn Fareed et ça faut l’avouer, c’est quand même une preuve qu’il en a encore une sacré paire, le vieux. Mais Jay’ifn Adhin gardait un calme à toute épreuve. Elle se contentait de fixer son concurrent en tapotant ses griffes sur la table. 


Je me suis fait tout petit et j’ai rejoint Geaminion au comptoir. Il astiquait le même gobelet d’un air absent depuis que j’étais entré, sans quitter une seule seconde la rencontre entre les deux candidats. 


« Sers-moi donc une assiette d’oignons frits, avec un petit pâté colovien et un bon pichet de rouge pour la descente. »


Il a pas réagit, le Geaminion. Il faisait que frotter son putain de gobelet sec depuis longtemps. 


« Vos machinations ne seront pas longtemps tolérées,  » menaçait Ibrahim Ibn Fareed. « Vous jouez un jeu dangereux. Retirez votre candidature et dites à votre marionnette de Kemaaru Tuula de faire de même. Je vous le conseille amicalement…  »


— Alors, ca vient ? » j’ai demandé à Geaminion, toujours pas réveillé.  


—  T’as qu'à te servir tout seul ! 


Quel enfoiré ! Nan mais c’est comme ça qu’on traite des clients aussi fidèles que moi ? J’ai craché le glaviot de mon mépris sur son plancher et je l’ai planté là. Je pense que je reviendrais plus jamais. 

Je suis rentré chez moi. 


Je me suis posé dans le divan pour reposer ma jambe blessée. Ma femme est entrée dans la pièce, un gros panier de linge dans les bras. Elle a presque sursauté en me voyant, comme si j’étais un fantôme. Comme si c’était une surprise de me voir chez moi. 


« Mereth, je suis là ! Pose ton truc, c’est pas le moment. Viens-donc me masser la jambe et apporte moi la graille. 


Elle s'est débarrassée et s’est agenouillée devant moi pour me frotter le genou.  


« Comment était ta journée, mon chéri ? »


J’ai soupiré d’aise.


« Où est le môme ? » 


— Il joue dehors… » 


— A cette heure-ci ? Non mais tu crois qu’il a le droit de faire ce qu’il veut ? C’est trop demander que garder un oeil sur lui pour qu’il file droit ? Juré il va s’en bouffer une quand il va rentrer, c’est pas un hôtel ici ! »


Elle a gardé le silence. Ses petits doigts parcouraient la surface de mon articulation en miette, des vagues de plaisir me montaient jusqu’à la cervelle. 


« Qu’est-ce qu’on bouffe ? »


 — Je vais aller te préparer des galettes et te faire chauffer des fèves et une saucisse. 

J’ai cru rêver : 


« Quoi ? C’est toujours pas prêt ?  »


Mereth hoqueta, la bouche entrouverte. Elle continuait de me masser le genoux, ce qui m’énervait encore plus. Je lui ai tordu les doigts pour les écarter de moi. 


« Non mais tu te fous de ma gueule ? Je me tue au taff toute la journée pour te rapporter le pognon qui nous permet de bouffer et quand je rentre, t’as rien foutu ?  »


Elle a poussé un petit hurlement. 


« Je pensais que tu rentrerais plus tard ! Que tu irais manger à la taverne…  »


Mon poing est parti tout seul. Elle l’avait pas volé, celui-là. Mereth s’est mise à sangloter. Toujours à chialer, les gonzesses. Elle me brisait les esgourdes. 


En grognant de douleur, je me suis levé. J’ai attrapé ma cape pour sortir. 


« Où tu vas ? »


— Dégage ! Je vais bouffer au Chasseur Colovien. »


La taverne n’est qu’à un quart d’heure de chez moi. Vingt minutes quand je prends mon temps. Je n’étais pourtant pas encore arrivé à la grand-place où elle se dresse en face de l'hôtel de ville quand je suis tombé sur un attroupement. Une trentaine de personnes s’amassaient devant les murs blancs de la villa Jordana. De plus en plus de curieux approchaient un peu plus chaque minute depuis les rues adjacentes. Je flairais pourtant pas de fumée, ça ne ressemblait pas à un incendie. 


« Venez, venez ! » appelez à voix basse une poignée d’hommes armés de gourdins pour attirer la foule. 


— Qu'est ce qu’il se passe ?


— Chut ! Gardez le silence pour l’instant, vous allez voir. 


J’ai jeté un œil aux rideaux clos de la villa. On apercevait derrière le mur du jardin la cime de palmiers et de bosquets de cyprès.  


«  La khajiite est prévenue ? » a demandé à un autre l’un des hommes armés. 


— Pas encore. Bientôt. Faut y aller, avant qu’elle rapplique. 


J’ai reconnu celui qui venait de parler comme le chef des domestiques de la maison Ibn Fareed. Il fit signe d’approcher à un orque massif qui tenait à deux main un marteau d’ébonite. La foule s’écarta, il l’abattit de toute ses forces sur la porte d’entrée. BOUM. BOUM. En un clin d'œil, il ne resta plus de la porte qu’une poignée d’échardes déchiquetées. 


Les hommes d’Ibn Fareed s’engouffrèrent à l’intérieur. On entendit les cris d’une femme. De plusieurs femmes. Les injures d’un homme. Quelques chocs métalliques, des bris d’objets. Et toujours ces cris de femmes. 

Quand ils revinrent, ils poussèrent dans la rue dame Venezia Jordana, croyez-le ou non, nue comme au jour de sa naissance. Rien de moins que six filles, vêtues, maquillées et coiffées comme des catins subirent le même sort. Il s’avéra par la suite qu’il s'agissait bel et bien de catins, et pas le genre à proposer une passe à deux septims au coin de la rue. Elles étaient couvertes de vin, de divers fluides corporels et répandaient une épaisse odeur de skooma et de parfum haut de gamme dans leur sillage. 


Tout le monde sifflait et riait de ce spectacle à gorge déployée, c’était plutôt cocasse. Les filles jouaient les vierges effarouchées, allongées dans la poussière de la rue où elles essayaient de cacher à la vue du public ce qu’il ne pouvait pourtant manquer de voir. J’ai essayé de me glisser pour peloter en douce la miche de dame Jordana, mais l’un des domestiques d’Ibn Fareed m’en a empêché en me tapant sur les doigts avec son gourdin. 


« Que faites vous, ici ? »  


Jay’ifn Adhin venait d’arriver. Ses hommes de main lui frayèrent un passage à travers la foule jusqu’au perron de la villa Jordana où s’alignaient les putains humiliées. 


« Nous faisons justice. Nous nettoyons la ville de sa crasse. Ceux qui honorent les daedra sont des abominations qui doivent être purgés et dame Venezia Jordana voue un culte obscène à Sanghin, seigneur de la dépravation. » 


—  N’approuvez vous donc pas ? »  demanda le vieil Ibrahim ibn Fareed qui venait de la rejoindre au milieu de son escorte de gardes Aïeux. « Vous, bourgmestre, ne ferez vous pas tout ce qui est en votre pouvoir pour éradiquer cette perversité de notre bonne société ? »


Jay’Ifn Adhin flairait le piège. Sa queue balançait prudemment de droite à gauche. Ses yeux jaunes cherchaient autour d’elle un indice sur ce que préparait son rival. Lentement, elle répondit : 


« Bien sûr que oui. Respecter les lois mortelles aussi bien que celles divines est un devoir pour chacun. Je m’engage à veiller à ce que cette attitude soit adoptée par tous. Si vous m’élisez, je traquerai sans pitié les comportements déviants pour que la morale triomphe. »


Jay’ifn Adhin parlait d’elle à la première personne. C’était la première fois que je l’entendait faire ainsi. Elle jacquetait d’habitude à la façon des hommes chats. Avec cette insupportable manie de ne jamais dire “je”. Je supposais que c’était pour atténuer son image d’étrangère mais je n’ai pas eu le temps d’approfondir plus.


La réponse de la khajiite arracha un grand sourire à Ibrahim Ibn Fareed. Quelques instants plus tard, trois de ses domestiques sortirent de la villa. Il traînait un homme, nu, tapissé de marques de rouge à lèvre jusqu’aux endroits les plus intimes, artistiquement saucissonné par une corde de soie. Pas le genre de nœuds que feraient des hommes armés pour ligoter un prisonnier. Les domestiques l’avaient trouvé comme ça en entrant par surprise dans la chambre, si vous voyez ce que je veux dire. 


Cet homme était Saheed Ifn Adhin. Vous imaginez la tête de Jay’ifn Adhin quand elle a vu son homme exposé comme ça. 


Après ça, la suite de la campagne électorale a été un peu dure pour elle. Elle est descendue en flèche dans les sondages. Pas facile de convaincre quand les gens se foutent ouvertement de votre gueule dans la rue. J’ai vu des graffitis sur les murs qui représentaient son homme en train de faire des trucs malpropres avec des drémoras et elle qui regardait à côté. Parait que les Aïeux ont payé pour des types pour qu’ils en fassent aussi sur son manoir.


Le problème c’est que les vrais gagnants de cette histoire, c’étaient finalement Yasmina Al’Jamila et le parti des Couronnes. Sur les quatres candidats déclarés, Jay’ifn Adhin se retrouvait au cul du classement des intentions de vote. Grâce à sa campagne rondement menée, Kemaaru Tuula avait réussi à sa placer au coude à coude avec Ibrahim Ibn Fareed. Il ne passait pas un jour sans qu’ils ne s’échangent la troisième et la seconde place dans le coeur des électeurs. Mais forcément, ils divisaient les voix  Aïeules. Et de leur côté, les Couronnes toutes unies autour de Yasmina Al’Jamila menaçaient de faire changer Peyremaure de bord pour la première fois depuis des siècles. 


La première fois que j’ai revu Jay’ifn Adhin après cette histoire, c’était au temple de Mara. J’ai un jour de congé tous les mois pour que les prêtres soignent ma foutue jambe. Cette fois-ci, en attendant le chanoine qui devait s’en charger, j’ai trouvé Jay’ifn Adhin en train de discuter dans une alcôve avec le grand prêtre. Elle était seule. Pas de gardes du corps. Où alors, ils attendaient dehors sans que j’y ai fait gaffe. 


J’étais appuyé un peu plus loin contre la statue de Mara. Avec les piliers, eux ne pouvaient pas me voir. Mais moi, je pouvais entendre. 


« Non, ma fille. Il n’est pas possible de dissoudre la bénédiction de notre sainte mère Mara. Ce que ses mains unissent, nul ne peut le défaire. Sa bonté nous commande de chercher l’amour dans les épreuves, de vaincre l’adversité et peut-être, de s’élever vers des sentiments plus puissants encore. Je comprends votre peine, votre désespoir. Mais la prière et le don des Divins vous donnera la force d’avancer dans la vie aux côtés de votre époux, deux coeurs en un jusqu’à ce que la mort ne vous sépare. »


—  Jusqu’à ce que la mort nous sépare… Je vois. »


Une main s’est posée sur mon épaule. Je sursautais.


« Êtes-vous prêt, mon fils ? Allons nous recueillir ensemble devant l’autel. »


Le chanoine m’a pris la main pour guider comme un petit papy, comme si j’étais pas capable de vadrouiller tout seul. Enfin, j’étais tout de même content que Jay’ifn Adhin ne m’ait pas vu : j’avais toujours pas l’argent pour mes dettes et j’avais pas fait grand-chose dernièrement pour aider sa campagne. 


L’élection approchait à grand pas et l’ambiance générale devenait chaque jour un peu plus puante. On ne comptait plus les règlements de compte entre Couronnes et Aïeux. Des bandes de voyous multipliaient les agressions et les vols à l’arraché.  Les gardes prenaient le parti de telle ou telle milice et appliquaient la loi selon la couleur politique des suspects. Plus personne ne contrôlait rien du fil des événements. La rumeur circulait que Yasmina Al’jamila avait appelé à l’aide une armée de Couronnes d’Elinhir, pour assurer la reconnaissance de sa victoire et mater les mécontents. 


Un soir, Saheed et Jay’ifn Adhin sont venus dîner au Chasseur Colovien. Ca faisait tout drôle de les voir ensemble après le spectacle auquel on avait assisté l’autre jour. Mais comme ils avaient une armée de gardes du corps avec eux, personne n’a eu le courage de rire tout haut. Elle avait l’air maussade et ça se comprenait. Elle puait la défaite. 


A les voir tous les deux ensemble ; comme un vrai couple, même si c’était pas la joie, je me suis dit que le sermon du grand-prêtre de Mara avait peut-être fait son petit bonhomme de chemin. Le pardon, l’amour envers et contre tout et tout le tintouin. Je me rappelle même les avoir trouvé mignon, vous imaginez… C’était ma troisième pinte de la soirée, je la partageais avec Sadim et deux collègues. Ma tête tournait, je commençais à être gentiment bourré. Avec le recul, fallait être quand même sacrément con pour penser ça.


Saheed a commandé un petit pâté colovien, un bol d’olives, une demi-miche de pain blanc et une pinte de brune. Jay’ifn Adhin a pris un pâté elle aussi, avec une salade de radis, un pudding de riz-de-sel au miel et un gobelet de blanc liquoreux.  


Il y a d’abord eu un  genre de silence gênant que le bruit des discussions venait parfois perturber. Jay’ifn Adhin et sa bande causaient du grand débat qui aurait lieu entre tous les candidats la semaine prochaine. L’alcool aidant, les esprits se sont détendus, on les a même surpris à rire avec Geaminion à propos des pâtés. Il est pas peu fier de sa recette, le Geaminion, et il y a de quoi. C’est un secret qu’il garde jalousement. Les pâtés coloviens se présentent sous la forme d’un pain de viande enrobé d’une pâte feuilletée joliment dorée au four. Tout ce qu’on sait, c’est que c’est à base de guar, de veau et de mammouth, que la viande est longuement mariné dans une sauce à base d’alcool et qu’il y a des givreboises finement hachées dans l’assortiment d’épices. 


J’ai recommandé une pinte de notre côté. Sadim avait sorti les dés et j’ai réussi à lui faire cracher huit picaillons. J’étais bien. Il allait relancer une partie, mais je sentais ma vessie sur le point d’exploser. Fallait que j’aille pisser la binouze que je venais de descendre, de toute urgence. 


Je me suis levé, j’ai titubé vers la cour en cognant une chaise où deux au passage. C’est là que j’ai entendu une quinte de toux dans mon dos, suivie d’un dégueulis bien gras. Je me suis retourné, pour me foutre de la gueule de qui c’est qui tenait pas la cuite, mais c’était pas un de mes copains de beuverie. C’était Saheed Ifn Adhin et il vomissait du sang. Jay’ifn Adhin s’est levée maladroitement. Elle a porté une main tremblante à son visage pour se torcher le pif, qui dégoulinait de sang. Elle ouvrait la bouche et la refermait aussitôt sans parvenir à aligner un mot. Saheed, c’était pire. Il s’est écroulé avec sa chaise, pâle comme un mort. 

Les gars de leur bande, ils ont bondit. Il y en avait pas moins de quatre sur Saheed, à essayer de lui faire recracher ce qu’il venait de manger, à l’empêcher de se déchirer la poitrine avec les ongles. Les autres ont fait allonger sa femme. Ses yeux viraient au noir.


« Allez chercher un prêtre ! » hurla un truand. Un autre y est allé en courant. 


Nous, les autres clients, on s’était tous levés. On voulait s’approcher, pour aider ou regarder ce qu’il se passait. L’un des gardes du corps a dégainé un coutelas qu’il a pointé vers la troupe de badauds.


« Arrière ! Le premier qui s’approche, je lui fends le bide ! Reculez, tout de suite ! »


Il déconnait pas. On a obéi. 


Quand le messager est revenu avec l’un des guérisseurs du temple de Mara, Saheed était mort. Il s’était vidé de son sang par tous les orifices, il y en avait des mares et des giclures partout autour de lui, avec ce qui ressemblait à des bouts de poumons et d’intestins. Son corps avait pris une teinte mouchetée de mauve. 


Le prêtre s’est précipité sur Jay’ifn Adhin, inconsciente. Elle respirait encore, mais crachait sang et poumons à chacun de ses souffles .


« Par tous les Princes de l’Oblivion…  »

 

Vu la tête qu’il faisait, c’était pas quelque chose qu’il voyait tous les jours. Il était sur le point de dégueuler lui aussi et il avait la tremblote.


« Dame Mara, protégez-nous… »


Il lui a imposé les mains, murmuré les prières. Il a glissé un cristal dans sa bouche. La respiration de la khajiite a repris un rythme normal, ses yeux sont redevenus jaunes. 


Avec l’aide de gardes du corps, il l’a transportée jusqu’au temple. Quant au corps de Saheed, ils l’ont emporté au manoir Ifn Adhin. Il n’est plus resté comme trace de l'incident que la boucherie étalée des murs au plafond et deux petits pâtés coloviens à demi-entamés. 


Toutes ces émotions, ça m’avait sacrément fait décuver. J’ai aussi réalisé que je m’étais pissé dans le froc. 


Geaminion, il était dans la merde. Il a même pas eu le temps de songer à disparaître, pas plus que je n’ai eu le temps d’aller me sécher que les gros bras de Jay’ifn Adhin sont revenus. Un poil plus armés et un poil plus énervés que tout à l’heure. Il y avait Azzan, Jim Winston et Yarub. 


« Geaminion, mon pauvre Geaminion... Trahir des clients fidèles pour de vulgaires considérations politiques. C’est décevant, très décevant…  »


— Qui t’as payé ? Les Aïeux ? Ou t’as pris l’initiative de ton propre chef, tout seul comme un grand ? 


— De quoi vous parlez ? Vous pensez que c’est moi qui ai empoisonné votre patronne et son mari ? C’est une blague ? 


— Qui d’autre, alors ? C’est toi le cuistot ici, non ? 


— Par tous les Princes ! Jamais je n’aurais tué Jay’ifn Adhin ! C’est mauvais pour les affaires, faut me croire ! C’est sans doute autre chose, cherchez ailleurs. Faut me croire ! 


— Elle est pas encore morte. Elle s’est réveillée. Bonne nouvelle, hein ? Un miracle, qu’il a dit, le prêtre. Mais elle est pas contente, elle cherche un coupable. 


Geaminion avait pas tort, le connaissant, j’avais du mal à le croire coupable de quoi que ce soit. Qui d’autre ? Je savais pas.


Geaminion s’est tourné vers nous. Vers tous les clients qui étaient restés après l’incident : 


— Aidez-moi, les gars… Dites leur que j’ai rien fait. Sortez-les d’ici. S’il vous plaît…


On a tous baissé les yeux. J’ai fermé ma gueule. Je crois que je l’avais toujours mauvaise qu’il m’ait envoyé chier l’autre jour.


« Je vais y aller,  » a dit Sadim. « Ma femme m’attend. A plus, les gars… » 


Et il a déguerpi sans demander son reste. J’ai un peu trop tardé à l’imiter, parce que Jim Winston s’est adressé à moi : 


«  Rends-toi utile, le poivrot : va dans la cuisine et mets de l’huile à bouillir. Il va causer, le Geaminion, ça tu peux me croire. » 


Les cris et les protestations de Geaminion ont pas pu les empêcher de le choper et de le ligoter à une chaise. Et quand j’ai vu Yarub approcher son schlass des ongles du pauvre tavernier, j’ai obéi fissa pour plus voir ce qui allait suivre. 


« C’est quoi que tu as empoisonné, Geaminion ? Le vin ? Les pâtés ? » 

 

— Rien du tout, je vous jure que… »


Un hurlement l’a interrompu. Moi dans la cuisine, j’osais pas bouger. J’osais plus rien faire. 


« Vas-y doucement, faut pas qu’il s’évanouisse. » 


— T'occupes pas, j’ai l’habitude… Les pâtés, je suis sûr que c'étaient les pâtés. Pas vrai, hein ? T’as mis quoi, dedans ? 


— J’ai… j’ai rien mis… Pitié, ma main…


Hurlements à nouveau. 


« Ohé ! Ca vient, cette huile ?! »


— Euh… Oui, oui ! Ça chauffe, ça chauffe ! 


Je crois que c’est à peu près à ce moment-là que j’ai de nouveau mouillé mon froc. J’ai attrapé une grande marmite, j’y ai versé une jarre complète d’huile d’olive et je l’ai pendue à la crémaillère sur le feu. 


« Il t’as posé une question. Tes pâtés, il y a quoi dedans pour mettre deux personnes dans cet état ? Parle ! »


— C’est une… une recette de famille. J’ai jamais empoisonné… aaah… personne, moi ! 


— Faut faire les choses bien, Yarub. Demande-lui la recette, pour être sûr. 


—  La recette. Donne-nous la recette ou on te fait sauter un autre ongle. 


— Quoi ? Vous voulez que… aaaaaah…. aaaaaaïe…. Coupez finement en lamelles 250 g de noix de veau, 250 g de trompe de mammouth, 250 g de filet de guar. Faites baigner une… une nuit complète dans la marinade pour que la viande s’imbibe bien…


— La marinade, Geaminion. Qu’est-ce que tu mets dans la marinade ? 


— Pitié… c’est un secret de famille… j’ai pas empoisonné Saheed et Jay’ifn Adhin…. Aaaaaah  !!!!! Non, non, non, aaaah !! 


—La marinade, Geaminion ! Je ne le répéterai pas !! 


— C’est… C'est un rouge de Skingrad. Il faut prendre une bouteille riche en tanins, si possible un Surilie… Avec un bouquet de persil haché, deux gousses d’ail, de la sauge, une branche de laurier, un peu de muscade, un rien de cumin, de la genièvre pilée, une cloquerille séchée coupée menue…


—  Et ? 


— Préparez la pâte… Dans un plat, mélangez de l’eau et 300 g de farine, puis incorporez 150g de beurre coupé en dés. Ajoutez un œuf, du sel et laissez reposer. 


— Attends, j’ai pas le temps d’écrire ! Un… oeuf… du sel… laisser… reposer.


— Ensuite ? 


— Prenez les lamelles de viande et alignez-les sur une pâte étalée en alternant successivement morceaux de veau, morceaux de mammouth, morceaux de guar. Entre chaque couche, étalez une purée de givreboises fraîches et d’échalotes confites, délayée d’une noix de crème. Et avant de refermer la pâte…


— Avant de refermer la pâte ?


— Avant de refermer la pâte…


— Oui ? Dis le…


— Vas y Geaminion...


— Avant de refermez la pâte, enduisez la farce avec un blanc d’oeuf de kwama battu. 


— Un blanc d’oeuf de kwama battu ! J'aurais dû m'en douter ! Voilà donc le secret pour une pâte si croustillante, qui conserve bien à l’intérieur tout le fondant de la garniture et de son jus !


— Servez-vous du jaune pour dorer l’extérieur de la pâte, laissez cuire un quart d’heure à la chaleur d’un four de pierre, servez chaud…


—  Et ben voilà ! Tu vois que c’est pas compliqué de coopérer à une enquête criminelle, quand t’en a envie ! L’huile ! On en est où ?!

Il y avait pas un pet de bulle à la surface, fallait plus de temps avant qu’elle puisse servir.


— Euh… Ça chauffe, ça chauffe !


— Tu peux laisser tomber, je pense. On va faire sans. Alors, elle a dit quoi la patronne ? 


— Elle a dit qu’il était coupable.


— Qui sommes-nous pour la contredire ? Désolé, Geaminion. N’y vois rien de personnel, mais c’est plus simple que ça soit toi, l’empoisonneur. 


— Au moins, ta fameuse recette ne mourra pas avec toi. 


Geaminion a chialé, supplié. J’ai entendu un choc sourd, puis plus rien. Quand je suis revenu dans la salle, tout le monde était parti. Il restait plus que Geaminion, que j’osais pas trop regarder vu l’état dans lequel ils l’avaient laissé. 


Le lendemain, quand Jay’ifn Adhin a fait un grand discours devant toute la ville pour dénoncer cette lâche tentative d’assassinat, j’ai repensé à ce que j’avais entendu, l’autre jour au temple et à cette soi-disant guérison miraculeuse. Elle avait les yeux larmoyants et encore des taches de sang dans la fourrure. Elle se battait pour effacer les rivalités ancestrales, pour réconcilier tous les citoyens, pour bâtir un avenir juste et prospère, qu’elle a dit. Mais il existait des forces pour qui le chaos était un moyen et le pouvoir, une fin en soi. Et ces forces étaient prêtes à tout pour l’abattre. Oui, son défunt époux avait commis une faute. Sa conduite débauchée avait jeté l'opprobre sur leur couple. Elle assumait cette tache sur son honneur. Mais ceux qui avaient révélé le scandale n’étaient pas purs dans leurs intentions. Saheed ifn Adhin méritait un châtiment équitable, non l’humiliation publique dont il avait été victime. L’état de droit, la dignité s’appliquait pour tous. Et voilà maintenant qu’il était mort, victime collatérale de l’ambition d’adversaires politiques jaloux. La main coupable avait subi une juste vendetta mais la tête restait en liberté, à rire de son impunité. Cette perte ne faisait que renforcer sa détermination. Elle se battrait jusqu’au bout, pour que chacun puisse bénéficier de la justice qui avait fait défaut à son cher époux décédé. 


Quand j’ai vu que tout le monde applaudissait et scandait son nom les larmes aux yeux, je me suis dit que peut-être, est-ce que ça serait improbable qu’elle les ait tous deux empoisonnés, mais qu’elle ait consommé un antidote pour atténuer son intoxication ? Ou peut-être que je réfléchis trop. Trop cogiter ce genre de choses, c’est un coup à finir comme Geaminion. 


Jay’la, comme elle est redevenue après sa période de deuil, a grimpé en flèche dans les sondages suite au drame. La course devenait plus serrée que jamais, elle piquait des voix aussi bien aux Aïeux qu’aux Couronnes. 

Mais bon, sa détermination pour se battre jusqu’au bout pour la justice et tout ça n’a duré que jusqu’au jour du grand débat de tous les candidats. C’est là, devant toute la ville, qu’elle a annoncé retirer sa candidature pour soutenir celle d’Ibrahim Ibn Fareed. Elle lui offrait en dot les intentions de vote de ses partisans, car tous deux allaient se marier. Une ère nouvelle s’ouvrait pour Peyremaure.


Devant la puissance combinée d’Ibrahim et de la future Jay’ibn Fareed, Kemaruu Tuula s’est retrouvé nettement à la traîne. En échange d’un poste confortable dans le futur conseil, il a préféré s’allier lui aussi à Ibrahim Ibn Fareed pour assurer sa victoire contre Yasmina Al’Jamila. Au final, l’élection est redevenue un vulgaire duel entre Aïeux et Couronnes. 


Ca m’a fait une belle jambe quand les Aïeux ont gagné et que le prince de Rihad a confirmé Ibrahim Ibn Fareed dans ses fonctions de bourgmestre. Jay’la n’a même pas voulu éponger mes dettes et personne n’a repris le Chasseur Colovien. J’aime pas les autres tavernes, du coup je suis obligé de boire chez moi et de supporter ma grognasse et mon chiard. 


Je peux boire autant que je veux, ça fait pas partir la douleur dans ma jambe. Ça me fait pas oublier que Geaminion, il était innocent. Et ça m'ôte pas de l’esprit l’idée tenace que la coupable, c’était peut-être celle qui se posait en victime. De drôles d’années s’annoncent pour Peyremaure. J’espère pour le bourgmestre Ibrahim Ibn Fareed qu’il se laisse facilement manipuler dans l’ombre par sa bobonne. Sinon, il risque lui aussi de s’étouffer sur un pâté dans un avenir plus ou moins proche.

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