Au-delà des Mers

Chapitre 33 : Don Alazar

2511 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/05/2021 20:25

Calmèque était sorti prendre l’air dans le patio de l’hacienda après son petit déjeuner, l’endroit était tellement beau et reposant, qu’il aurait pu y perdre la notion du temps. Il examinait avec intérêt tous ces végétaux qu’il n’avait jamais vus. C’était comme débarquer sur une nouvelle planète, découvrir que l’ensemble ressemblait très fort à ce qu’on avait chez soi mais… en complètement différent. Et ça l’amusait. Tant de couleurs et de formes aussi variées dans un sol aussi pauvre et sablonneux. C’était à peine croyable. La nature avait des ressources insoupçonnées. C’est alors qu’il se souvint avec émotion de la toute première fois où il était sorti de la montagne du Bouclier Fumant, et qu’il avait foulé l’herbe de ses pieds. Quel âge avait-il ? Il ne se remémorait plus très bien. Le souvenir était plus une série de flashs et de sensations que de réels détails. Ca aurait pu juste être un vieux rêve enfoui, que ça aurait été pareil. Il fourragea encore sa mémoire un moment, mais plus il cherchait, plus les sensations le fuyaient pour s’évaporer lentement,  alors il renonça.

Une odeur l’attira brusquement, il en chercha l’origine et finit par tomber sur un arbuste aux délicates grappes de fleurs jaunes. C’était une fragrance capiteuse et entêtante, mais vraiment agréable.

Tout absorbé qu’il était, il ne remarqua pas la présence de Don Alazar l’observant avec intérêt, dissimulé dans un recoin ombragé.

– C’est du mimosa, dit-il soudain en sortant de l’ombre d’où il étudiait l’Olmèque depuis quelques minutes.

Calmèque tourna sa tête dans sa direction, tandis que l’homme d’âge mûr venait à sa rencontre.

– Ca sent bon, n’est-ce pas ?

L’Olmèque acquiesça en silence.

– Je n’ai pas le souvenir d’avoir senti quelque chose de semblable sur mon continent. C’est, il cherchait ses mots, sucré, conclut-il.

– Sucré ? s’étonna Don Alazar. Voilà une amusante association. Ceci dit, tu n’as pas tout à fait tort, les fleurs de cet arbuste sont, paraît-il, comestibles. Je ne m’y suis jamais risqué, avoua-t-il.

– Des fleurs qui se mangent ? se récréa Calmèque. Faut en parler à Marinchè, elle va adorer ça ! C’est elle l’apothicaire de la bande.

L’un et l’autre observèrent le silence durant quelques minutes avant que le Minorquin ne reprenne.

– Ca te dérange si nous conversons un peu ? J’avoue que tu m’intrigues énormément. Ca ne te vexe pas ? s’enquit l’Espagnol qui ne voulait pas lui être désagréable.

L’Olmèque sourit, un peu gêné à vrai dire, mais il n’en laissa rien paraître, il se contenta d’offrir une mine de politesse, ni empruntée, ni chaleureuse. Juste ce qu’il fallait pour ne pas éveiller les soupçons et mettre leur hôte mal à l’aise.

– Rassurez-vous, Don Alazar, j’ai passé ce stade il y a longtemps.

Un air ravi se peignit sur le visage du Minorquin et il proposa à son invité, d’un geste de la main, de le suivre près d’une terrasse où les attendaient une petite collation. Quand Calmèque découvrit la table dressée, il se défendit de devoir à nouveau manger. C’est qu’il avait pris un petit déjeuner des plus copieux.

Mais l’homme le rassura.

– Ne t’inquiète pas, c’est pour moi, j’ai déjeuné de bonne heure et j’ai un petit creux.

Ils prirent place. Une domestique vint leur servir du vin mais l’Olmèque préféra prendre de l’eau, le vin espagnol était parfois traitre et si le soir, ça aidait à dormir, si tôt, il n’avait guerre envie d’être assommé pour le restant de la journée.

– Alors ? commença le propriétaire des lieux en mastiquant quelques morceaux de jambon. Je veux tout savoir !

– Tout ? s’exclama Calmèque. « Tout » c’est beaucoup trop !

Don Alazar tempéra.

– Très bien, fit-il en attrapant un morceau de pain qu’il trempa dans de l’huile d’olive avant de le porter à sa bouche. Dans ce cas, trouvons un point de départ. Comment vous êtes-vous connus, toi et Mendoza ?

« Terrain glissant » se dit Calmèque. Impossible de savoir ce que Mendoza avait déjà pu lui raconter, mieux valait rester évasif.

– Et bien, démarra-t-il. Nous étions dans des camps opposés, nous avions à peu près le même but, mais pas pour les mêmes raisons.

– Des raisons antagonistes ? questionna le Minorquin.

Calmèque arqua ses sourcils et fit une petite moue en se saisissant de son verre d’eau.

– Non, même pas vraiment. Mais… c’est un peu compliqué.

Sa mine s’assombrit un peu et l’Espagnol le vit immédiatement.

– Un passé plus pénible que compliqué, se hasarda à constater tout haut le commerçant.

L’Olmèque s’efforça de sourire une nouvelle fois, mais il n’avait pas le cœur à ça, se replonger dans son passé le remuait toujours autant.

– Je suis navré, tenta-t-il de s’excuser. Ce sont des heures sombres que j’essaye d’oublier et…

– Je comprends, le coupa Don Alazar.

Un changement de conversation s’imposait. Et Don Alazar fit diversion.

– Et cette bure, qu’en penses-tu ?

Le revirement de sujet, fut un soulagement que Calmèque accueillit avec bonheur.

– Oh ! Ca ! Comment dire ? Et bien c’est pas bête. Pour le reste, n’étant croyant d’aucune sorte, me faire passer pour un homme d’église, c’est plutôt ironique.

– Ton peuple n’a donc aucune religion ?

Une courte réflexion précéda la réponse de Calmèque.

– Nous en avions, certes, mais c’était plus devenu comme de vieilles légendes, des fables philosophiques, ce genre de choses. Nous n’avions plus de culte, à proprement parler.

– Voilà qui est étonnant, remarqua l’Espagnol. Il est difficile pour un homme tel que moi, qui n’a pas connu autre chose que des pays qui se font parfois la guerre à cause, précisément, de leurs religions, d’imaginer qu’il puisse exister des peuples qui ont écarté ces considérations de leur quotidien.

– Et pour ma part, opposa Calmèque, il est difficile de concevoir qu’un continent entier puisse être sous le joug de croyances responsables d’autant de dérives et de massacres.

Il marqua un petit temps d’arrêt avant de conclure le fond de sa pensée.

– D’autant que, si on y réfléchit bien, les religions ne sont qu’un moyen de manipuler les masses.

Les sourcils de l’Espagnol s’arrondirent en une expression difficilement déchiffrable.

– Cela vous choque ? s’enquit l’Olmèque qui craignait d’avoir été trop franc.

Mais la mine goguenarde du Minorquin vint le rassurer.

– N’ait crainte, il en faut infiniment plus pour me choquer et puis, de toutes façons, je dois reconnaître que les années ont fini par m’amener à une conclusion similaire : La Religion, ce n’est que de la politique déguisée. Une détestable hypocrisie.

Calmèque hocha la tête avec respect.

– Je lève donc mon verre d’eau à votre rassurant bon sens, plaisanta-t-il.

– Je fais de même ! Salud !

Sirotant leur boisson en laissant leurs idées vagabonder, les deux hommes se turent. A n’en pas douter, Don Alazar cherchait le moyen d’aborder ce qui l’avait amené à vouloir discuter avec le petit mutant. Louvoyant un peu, dans le but de cerner son interlocuteur. Calmèque n’était pas dupe et attendit. Après tout, il n’avait pas grand-chose d’autre de prévu pour son après-midi. En face de lui, le vieil homme réajusta sa position sur sa chaise, un peu comme on réassure sa prise sur une canne à pêche avant de remonter sa proie. Calmèque, qui venait de porter son verre à ses lèvres, garda sa gorgée en bouche quelques secondes, comme s’il essayait d’en apprécier le goût, mais il ne s’agissait que d’eau.

Et, le regard faussement perdu dans la verdure du jardin, le Minorquin se lança, presque comme obéissant à un rythme bien précis.

– Et cette De Messy ? interrogea l’Espagnol, l’air de pas y toucher.

Mais Calmèque sentait bien que ce sujet était la seule vraie motivation à cet entretien.

Son expression se plissa un peu, ménageant sa réponse, le temps de déterminer l’angle à adopter. Il dévisagea alors cet homme, assis en face de lui, à la chevelure grisonnante et à l’œil incisif avant de reposer son verre et de regarder celui-ci sans le voir durant près de trente secondes. Puis il inspira profondément et afficha un air indéfinissable.

– Vous voulez que je vous rassure ? Ou que je vous dise ce que j’en pense réellement ? demanda Calmèque.

– Si je voulais être rassuré, je me serais contenté des paroles sibyllines et superficielles de Mendoza, ironisa le Minorquin.

Esquissant un sourire fade, l’Olmèque laissa échapper un petit « Mmmm »…

– Mais, s’aventura l’Espagnol, je te mets peut-être dans une position inconfortable, Mendoza t’as peut-être ordonné de ne rien divulguer ?

Calmèque fit « non » de la tête.

– Mendoza ne m’a rien demandé de tel, assura-t-il. Mais je peine à trouver les mots. Et j’ignore jusqu’à quel « fond » de ma pensé je peux aller.

Don Alazar ne rétorqua rien. Les cartes étaient dans les mains de ce singulier personnage au visage étonnant, il n’avait jamais rien vu de tel. Des traits changeants, lui donnant par moment un air très dur et l’instant d’après, une expression presque fragile. Avec ces pommettes saillantes, ces immenses yeux rouges et verts, encadrés par ces cheveux d’un blanc immaculés, c’était déroutant, hypnotique. On aurait dit un personnage sorti d’un comte ou d’une mythologie, un dieu ou un démon sa baladant dans un monde qui n’était pas le sien. Et pourtant il était là, juste devant lui, à chercher ses mots.

– Je n’ai aperçu la Comtesse que de loin une ou deux fois, tout au plus, commença-t-il après une longue introspection, et j’ignore s’il s’agit juste d’un concours de circonstances ou si elle m’évite, confia-t-il dans un petit rire policé. Toujours est-il que je n’ai pas vraiment eu l’occasion de la jauger, aussi je devrais m’abstenir de tout commentaire la concernant directement. Par contre…

Il s’interrompit, s’accordant une pause.

– Par contre, reprit-il, je dois bien vous avouer que l’entreprise qui en découle me semble des plus… hasardeuse.

Don Alazar afficha une mine entendue.

– Voilà des termes bien modérés, remarqua-t-il avec une pointe d’amusement dans la voix.

Calmèque soupira longuement.

– C’est du suicide ! balança-t-il d’un coup, sortant de se réserve.

Et il fit signe à l’Espagnol de lui passer le carafe de vin.

– Et je crois que je vais boire, tout compte fait !

Don Alazar le servit.

– C’est aussi ce qui m’avait semblé, remarqua le Minorquin à propos du rapatriement de la Comtesse.

Laissant le vin couler doucement dans sa gorge, Calmèque fit une moue.

– Je crois, commença-t-il, que Mendoza se lance là-dedans pour ne pas avoir à s’arrêter. On dirait qu’il fuit, terrifié à l’idée de s’arrêter un moment et de rester en tête à tête avec ses pensées.

Il se tut quelques secondes avant de tempérer.

– Remarquez, je peux comprendre, on a tous une part d’ombre qu’on traîne malgré nous, des démons qu’on essaye de semer par une vaine fuite en avant. Mais… je trouve sa décision irrationnelle.

– Pourquoi tu ne le lui dis pas ?

L’Olmèque partit d’un rire franc.

– Parce que vous croyez qu’il m’écoute ?

Il se rembrunit.

– J’ignore ce qu’il a pu vous raconter à mon égard, mais, sachez que ma position ne me donne pas ce privilège, je peux certes lui donner un avis, ce que j’ai d’ailleurs fait, mais le dernier mot lui revient et je n’ai d’autre choix que de suivre.

– Oui, admit Don Alazar, il m’a expliqué comment il t’avait… récupéré, fit-il en prenant soin de choisir ses mots.

Calmèque apprécia sa façon respectueuse de formuler la chose.

– Mais tu sais, ajouta-t-il, quelques chose me dit que tu as plus d’influence sur lui que tu ne l’imagines.

Et sur ces paroles qui ne manquèrent pas de laisser Calmèque perplexe, le vieil homme ne dit plus rien, se resservant un godet de vin.

Don Alazar, qui avait à faire, prit congé de l’Olmèque un peu plus tard, laissant ce dernier seul. Il n’était pas plus rassuré sur l’expédition que préparait Mendoza, mais au moins, il savait à quoi s’en tenir. Cet étrange petit homme l’avait malheureusement conforté dans son mauvais pressentiment.

De son côté, malgré que le maître des lieux fût parti depuis un moment, Calmèque prit le temps de terminer son verre de vin, lentement, pensif. La domestique vint lui demander s’il voulait encore quelque chose et il déclina poliment d’un hochement de tête. Toujours le regard plongé dans la luxuriance du patio, il avait l’air on ne peut plus calme, pourtant, son index, qui tapotait nerveusement le rebord de son verre, le trahissait. Se pouvait-il que Don Alazar ait raison et qu’il ait un quelconque pouvoir de persuasion sur le Navigateur ? Il lui sembla que le vieil homme se trompait lourdement. S’il y avait bien quelque chose dont il pensait être certain, c’est que Mendoza était un homme qui n’en faisait qu’à sa tête et que la personne qui le ferait changer d’avis, à propos de quoi que ce soit, n’était pas née. Par contre, Don Alazar avait raison sur un point, il fallait qu’il en sache plus sur la Comtesse De Messy. Il était peut-être temps d’aller fourrer son nez, discrètement, dans les affaires de l’aristo, et ça… il savait faire.


Laisser un commentaire ?