Au-delà des Mers

Chapitre 32 : La Naissance nictitante

2896 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 15:14

Cela faisait maintenant près d’une semaine que la naissance aurait dû avoir lieu, le petit n’était pas pressé de sortir. En même temps, comment le blâmer avec le climat ambiant ? Loumen, qui se faisait dorénavant appeler Menator, avait phagocyté toute la base depuis presque un mois et toutes personnes s’opposant à ses directives « disparaissaient » mystérieusement. Ils étaient sur la corde raide et le savaient on ne peut mieux. Même Zamis était devenu très prudent, ne sachant plus vraiment à qui il pouvait ou non faire confiance au sein de l’armée. Cette base était devenue un nœud de vipères et la délation, le sport national. C’est dans les heures les plus sombres qu’on voit la vraie couleur de l’humanité… Triste spectacle !

Mais ce matin, enfin, le travail de H1 avait commencé, la naissance était imminente. Les deux scientifiques auraient pu accélérer les choses en forçant l’accouchement au terme des neuf mois, mais Kiémen voulait rester prudent jusqu’à la fin, et ne rien brusquer, si le petit avait besoin de plus de temps, qu’il le prenne, la nature, elle seule, savait quand le moment était venu !

Et c’est avec une infinie précaution et une énorme nervosité que les deux Atlantes allaient s’improviser sages-femmes en cette fin de matinée.

Les contractions avaient commencé un peu plus tôt et un médicament avait été administré à H1 pour qu’elles s’interrompent, puisque, maintenue endormie, un accouchement par voies naturelles était impossible. C’est par césarienne que ce petit miracle viendrait au monde.

Ils s’étaient préparé depuis longtemps et à présent que le moment était arrivé, le scalpel maintenu au-dessus du ventre rond de H1, Kiémen sentait qu’il tremblait, ce qui, malgré son âge, n’était pas dans ses habitudes.

– Vous voulez que je le fasse, interrogea le laborantin.

– Ne le prends pas mal mon garçon, mais pour rien au monde je ne laisserais à quelqu’un d’autre le plaisir de cet acte historique, fit-il la voix chargée d’émotion. C’est l’aboutissement de près de trente années de recherches en ce qui me concerne et… très égoïstement, je veux savourer les choses jusqu’au bout !

– Je vous rappellerai vos paroles enthousiastes quand il faudra lui changer ses couches, taquina Kannan.

– Cet enfant sera parfait et il ne chiera pas, plaisanta le vieil Atlante.

Kannan pouffa de rire.

– Suis-je bête, c’est évident !

Kiémen prit une profonde inspiration et les deux Atlantes échangèrent un dernier regard avant de se lancer. D’une main redevenue ferme, le généticien coupa avec précision un peu au-dessus du pubis sur une douzaine de centimètres. Il dégagea graisse et muscles et fit bien attention de ne léser aucun organe. En moins de trois minutes, il atteignit l’utérus, qu’il incisa avec délicatesse. Il rompit ensuite la poche des eaux et ce sont les pieds de l’enfant qui furent visibles en premier.

C’est avec une grande appréhension, une peur de dernière minute, que le généticien sortit le bébé du ventre qui l’avait protégé durant les premiers mois de sa vie. Le vieil homme était tellement ému qu’il avait oublié de respirer et quand l’enfant, encore suspendu tête en bas, poussa d’instinct son premier cri en remplissant ses petits poumons d’air, Kiémen fit de même et cru qu’il allait chanceler.

Kannan sentit qu’il état temps de prendre le relais et il prit le petit être des mains du vieux scientifique et l’enroula dans une couverture. Kiémen se laissa tomber sur une chaise. Il savait qu’il devait encore enlever le placenta et refermer la mère, mais il s’accorda quelques instants, un peu étourdi, tandis que son jeune collègue et ami coupait le cordon ombilical. Kannan avait préparé de l’eau chaude pour laver l’enfant qui avait cessé de pleurer assez rapidement.

– Il n’ouvre pas encore ses yeux, remarqua le jeune homme. C’est normal ?

– Oui, certains nourrissons restent les mirettes closes plusieurs jours. En début de vie, certaines terminaisons nerveuses ne sont pas encore complètement terminées… des ajustements se font encore hors utéro, tout comme la fontanelle et ce genre de choses. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, rassura le généticien.

– Et vous avez vu ? fit Kannan, ému, il a des petits cheveux tout blancs partout sur le crâne.

Kiémen fit l’effort de se lever, se sentant très éprouvé, et parcourut les quelques mètres qui le séparait du laborantin et du nouveau-né. Il observa l’enfant un moment, cherchant à balayer encore quelques inquiétudes. Il semblait très bien se porter. Pourvu que ça dure. Dès que possible il lui ferait une batterie d’examens.

– On verra s’il les garde ou si c’est juste un petit duvet qui disparaîtra en grandissant, déclara le vieil homme à propos des cheveux du petit. Puis, il passa ses doigts avec douceur sur le dessus de la tête du bébé, et sourit. Ca faisait donc cet effet, d’être père.

Kannan vit combien le vieil homme était bouleversé.

– J’y ai bien réfléchi, affirma gentiment le jeune homme avec bienveillance, on devrait lui donner votre prénom.    

Il sentait combien la venue au monde de cet enfant comptait aux yeux du vieux scientifique.

Kiémen accueillit cette annonce avec étonnement.

– Tu veux qu’on l’appelle Kiénori ?

Kannan sourit, il tenait toujours le petit dans ses bras, enroulé dans sa couverture. Il le regarda avec tendresse.

– C’est joli je trouve et puis… de cette façon, il gardera quelque chose de vous.

Le vieil homme en fut très touché et se sentit obligé de faire le même geste à l’égard du laborantin.

– Mais toi aussi, tu as beaucoup contribué, cette naissance est le fruit d’un travail commun.

– Mon prénom, c’est Kanopus, s’amusa le jeune homme. Vous êtes certain de vouloir l’affubler de ce nom ridicule ? Déjà qu’il sera un impur, on va peut-être lui éviter d’autres sources de moqueries, vous ne croyez pas ?

– Kanopus ? répéta le généticien avec une grimace de circonspection. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Le jeune homme accueillit la réflexion avec amusement, il détestait son prénom et en avait fait son deuil depuis longtemps. Heureusement, son nom usuel, Kannan, était plus passe-partout.

– Mon père, expliqua-t-il brièvement, était un passionné d’astronomie. Et Kanopus est avec Sirius les deux étoiles les plus brillantes de la voute céleste australe.

Kiémen fit la moue.

– Dans ce cas, pourquoi pas Sirius plutôt ? C’est quand plus joli !

– Déjà pris… mon frère ainé.

– Ha… dommage, compatit le généticien.

Kannan sourit sans amertume.

– Je sais… brillant, mais moche. Va pour Kiénori du coup ? s’enquit-il pour la forme.

Le vieillard sourit en ébouriffant les petits cheveux blancs encore mouillés du nouveau-né.

– Te voilà baptisé mon garçon. Et si t’es pas content, faudra voir avec ton oncle Kanopus !

Kannan lança un regard faussement agacé à son ainé.

– J’aurais jamais dû vous le dire.

– Trop tard, s’amusa le vieux scientifique en gagatisant gentiment devant le nourrisson. Trop tard,… je vais t’emmerder avec ça pendant les dix prochaines années !

Les jours passèrent, et ils savaient, à présent, que leur priorité était de trouver le moyen de rendre la petite H1 à sa vie d’antan. Ils ne pouvaient la garder dans cette base endormie pour l’éternité.

Le souci c’est que leur marge de manœuvre n’avait cessé de se restreindre depuis la prise de pouvoir de Menator et sortir, même en petit comité, pour ramener la gamine ne serait pas une mince affaire. Aussi, avaient-ils décidé de prendre leur temps, histoire de trouver la bonne stratégie. Après tout, la petite n’était plus à une ou deux semaines près de coma artificiel.

Heureusement, à coté de ces tracas, le petit Kiénori était un enfant facile à vivre et qui ne posait pas de problème. Il faisait ses nuits, pleurait peu, mangeait normalement,… et ménageait donc les nerfs et la patience de ses deux tuteurs. Ce qui était une très bonne chose, parce que Kiémen ne se sentait plus trop l’âge des nuits blanches à essayer de comprendre pourquoi un bébé se mettait à brailler sans discontinuer et sans raison apparente.

Pour tout le reste, niveau santé, le petit allait très bien.

C’est ainsi que dix jours après sa naissance, le petit ouvrit ses yeux pour la première fois et, passé les premières minutes d’attendrissement de Kannan et Kiémen, tous deux présents, les deux scientifiques se figèrent :

Là, devant eux, alors que Kiénori battait des paupières et découvrait le monde pour la première fois de ses petites prunelles rouge et vertes, conformes à n’importe quel Atlante, ils virent distinctement une membrane blanchâtre s’étirer depuis le coin de son œil, puis se retirer pour disparaître latéralement en un instant.

Kiémen se statufia avant d’articuler, ébahi.

– Il a une paupière nictitante ?

Les deux hommes se regardèrent et se précipitèrent vers H1.

– Comment on aurait pu rater ça ? s’enquit le vieux généticien, tandis qu’il écartait la paupière de la petite fille pour voir si elle avait la même particularité que son fils.

Le verdict fut sans appel. H1 avait aussi une membrane nictitante.

– C’est délirant… , lâcha Kannan, abasourdi par la découverte. En même temps, tempéra-t-il, on ne l’a jamais vue que les yeux fermés, comment on aurait pu se douter ?

Devenu muet par la stupeur, Kiémen prenait de plein fouet cette information inattendue.

– Mai c’est quoi cette gamine ? lança-t-il brusquement après quelques secondes d’hébétude.

Il se leva, et se mit à marcher de long en large nerveusement.

– Des poissons, des reptiles, des oiseaux,… plein d’espèce sont pourvues de ce type de paupières mais pas les humains ! Il n’y a qu’un seul primate, l’Angwantibo de Calabar, qui possède une membrane nictitante fonctionnelle. C’est n’importe quoi ! Mais avec quoi on a hybridé ce gosse ?

– Pas de panique ! tenta de calmer le laborantin. C’est peut-être une mutation spontanée, j’ai entendu dire que ça pouvait se produire, les yeux bleus sont arrivés comme ça. Pas de quoi s’affoler. Tous ses examens le montre en parfaite santé et il a tous ses organes là où il faut. Ses prises de sang n’ont rien d’anormale, ses constantes sont impeccables. C’est peut-être juste une petite spécificité, comme les oreilles décollées, argua-t-il.

– Une petite spécificité ? railla le généticien. T’es sérieux ?

Kannan se mordit les lèvres, conscient de l’absurdité de sa réflexion.

– Pouvoir enrouler sa langue, avoir un utérus rétroversé ou pourvoir faire bouger ses oreilles, ça, ce sont des petites « spécificités », Kannan, des petites coquetteries qui peuvent être propres à chacun et qui marque nos différences, mais, et il fit une pause afin d’être certain de bien se faire comprendre. Mais, lui trouver une membrane nictitante, c’est comme découvrir qu’il a des branchies ou des nageoires ! Ce n’est pas et n’a jamais été une caractéristique humaine ! Ce n’est pas normal ! Et c’est une catastrophe !

Sur ce, Kiémen scruta, presque avec méfiance, la jeune H1 qui dormait paisiblement dans un lit au fond de la pièce. On pouvait lire toute la déception et l’amertume du monde dans les yeux du vieil homme. Cette naissance n’avait aucun intérêt et ne résolvait rien si la mère n’était pas « vraiment » Hiviane… Quelle désillusion !

– C’est donc pour ça que ça a fonctionné miraculeusement, conclut-il comme pour lui-même en le laissant choir sur une chaise. Cette gamine est particulière…

Kannan ne répondit plus rien, cette conclusion tombait sous le sens. Il accusait le coup, lui aussi.

D’un pas lasse, il s’approcha du petit lit dans lequel Kiénori Junior gazouillait avec un énorme sourire accroché à se petites joues rebondies. Le laborantin ne put s’empêcher de le trouver adorable. Il observa cette membrane blanchâtre apparaissait par moment pour recouvrir son cristallin. Quel rôle remplissait cette paupière étrange ? Cela protégeait-il ses yeux de la lumière ? Du dessèchement ? De ?

Il en était là, perdu dans ses réflexions quand il entendit tinter du verre dans son dos. La mine sombre, Kiémen s’était avachi dans un vieux canapé tout râpé qu’ils avaient récupéré en douce dans un laboratoire désaffecté de l’aile ouest. Le vieil homme avait posé à même le sol, une bouteille d’alcool et comptait visiblement s’en servir. Contrit, Kannan, laissa le bébé à ses découvertes visuelles et partit rejoindre son collègue.

– C’est ça la solution ? ironisa le jeune homme. On se noie dans du brandy.

– Tout à fait ! assura Kiémen qui s’était déjà servi et portait à ses lèvres le breuvage anglais.

C’est à cet instant que leur attention, à tous les deux, fut attirée par des bruits de pas. Ils se tournèrent dans la direction de ceux-ci et découvrirent, sans grande surprise, qu’il s’agissait de Zamis.

– J’arrive au bon moment on dirait, fit-il sur un ton enjoué en constatant que les deux scientifiques trinquaient.

Machinalement, le Lieutenant partit faire un coucou au bébé. Ce dernier babillait dans son berceau, les mains tendues au-dessus de lui, comme découvrant ces formes étranges.

– Oh ! S’exclama le militaire. Il a ouvert les yeux !

Et à cet instant, la petite membrane blanche apparu quelques secondes pour disparaître presque aussitôt.

– Oh putain ! fit Zamis en reculant d’un pas. Ca, c’est flippant !

Un peu effrayé, il obliqua vers son compagnon et le vieux généticien.

– Vous avez vu ça ? C’est normal, ce truc ?

Les deux autres le gratifièrent d’un grognement en levant leur verre.

– Ha… d’accord, comprit le militaire. C’est pour ça que vous picolez...

Il fit la grimace et regarda le nourrisson avec une forme d’inquiétude. Puis une expression comique teinta son visage.

– Et si j’approche mon doigt, il me mange ? plaisanta-t-il.

Les regards agacés et réprobateurs des deux scientifiques lui répondirent.

– OK, c’est apparemment une cata et vous n’êtes pas d’humeur, constata Zamis.

Kiémen lui fit alors signe d’approcher avec son indexe, comme s’il avait un compte à régler avec le militaire. Ce dernier s’avança, presque méfiant.

Déjà un peu éméché, le vieil homme ne tenait pas du tout l’alcool, il l’apostropha d’une voix qui teintait différemment de son habitude.

– Quand t’as trouvé la gamine, Zamis, commença-t-il. Elle vivait dans une marre avec des grenouilles ?

La militaire lança un regard quémandant de l’aide en direction de son amant. Et celui-ci lui fit comprendre de ne pas faire attention et sur-articula en sourdine un « je t’expliquerai » que le militaire accueillit en faisant une moue circonspecte.

– Pourquoi ? se hasarda-t-il. Maman a la même coquetterie ?

Et Kiémen grogna une nouvelle fois.

– Une coquetterie, maugréa-t-il. On a mis au monde Godzilla et il me parle de coquetterie.

Zamis se pencha discrètement vers Kannan.

– Vous avez changé son prénom ?

Et le laborantin fit non de la tête tandis que le vieil homme se reservait du brandy.

– Il a déjà bu beaucoup ?

– Oh, un demi-verre, au moins ! déclara Kannan sur un ton de dérision.

Et se penchant en direction de son compagnon dans une attitude de confidence, de toutes façons Kiémen ne les écoutait pas, Kannan raconta que six mois plus tôt, une bouteille d’éthanol s’était brisée au sol et que rien qu’à cause des effluves, le vieux généticien avait dansé pendant une demi heure avant de s’endormir.

– Ah ! ironisa le militaire. On est prêt du coma éthylique du coup !

– En gros c’est ça, confirma Kannan.


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