Au-delà des Mers

Chapitre 30 : Anglicans

2634 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 15:10

Elle avait patiemment attendu que la garde soit relevée sur le quai pour mettre la touche finale à sa dernière œuvre, elle avait quelques minutes devant elle et s’était glissée sur le pont arrière en toute discrétion. Là, elle avait jeté à l’eau les restes méticuleusement découpés de Mary-Ann. Les bras, les jambes, les pieds, les mains… il était temps, ça commençait à empester. Quand vint le moment de se débarrasser de ce qui restait de la tête de la malheureuse, elle contempla une dernière fois son travail, l’œil droit prélevé de sa cavité, il ne demeurait qu’un trou béant et un reste de nerf optique sanguinolents. Elle repensa à son précieux bocal où nageaient ses trophées et fut parcourue d’un frisson de délectation. Satisfaite, elle jeta la tête sans le moindre état d’âme et celle-ci fit un léger « poc » à la surface de l’eau. Marrée descendante, le corps serait rapidement emporté au large faisant le bonheur de la poiscaille locale.

– Tu ne parles presque jamais de notre problème Juanito, osa doucement l’Indienne, la tête posée sur le torse de mon amant.

Elle sentit sa respiration s’interrompre une fraction de seconde avant de reprendre son rythme. Mendoza n’était pas homme à se livrer facilement et même si elle savait que la problématique en question le préoccupait certainement, il n’en pipait jamais un mot. Mais il était temps de crever l’abcès, le doux intermède du Nazaré prenait fin et la réalité les rattraperait très bientôt, mieux valait s’y préparer. Mendoza vint poser sa main autour de ses épaules et posa un baiser sur ses cheveux. Typique, ça voulait dire « on en parlera plus tard ». Marinchè ferma les yeux dans un petit soupir de lassitude. Elle l’aimait, à n’en pas douter, mais si elle était contrainte de choisir entre lui ou ses enfants, le choix serait de courte durée. Il le savait certainement et le redoutait tout autant. Un peu contrariée, elle repoussa doucement sa main et se dégagea. Elle sortit du lit sous les yeux d’un Mendoza pas vraiment surpris, il savait que ça lui pendait au nez. Elle enfila une robe légère et passa un foulard dans ses cheveux encore trop courts. Même comme ça, sans artifice, elle était ravissante. L’Espagnol ne dit rien, il la regarda se préparer, ils n’échangèrent pas un mot et c’est une Marinchè un peu attristée qui sortit de la chambre.

Le soleil était levé depuis plusieurs heures déjà et dardait ses rayons par les fenêtres qui donnaient vers l’extérieur de la propriété. Les pièces de vie s’articulaient autour du patio et les couloirs couraient tout le long de l’édifice sur deux étages. Marinchè s’immobilisa quelques mètres plus loin, hésitante. Elle aurait volontiers parlé un peu avec son désormais confident, mais elle ignorait s’il était éveillé. Il n’avait pas pour habitude de faire la grâce matinée, mais quand certains jours il s’éveillait plus tard, si on venait le tirer de son lit, il pouvait être grognon toute la journée. Elle resta donc indécise quelques longues minutes devant la porte de la chambre de l’Olmèque et puis, sortant de leur propre chambre, Mendoza parut sur le seuil et la regarda. Ses yeux lui demandaient de revenir sans qu’il ait à la supplier. Elle réfléchit encore une seconde puis capitula et revint auprès du Navigateur. La discussion ne serait pas le plus agréable qu’ils aient eu.

Dans sa chambre, Calmèque avait entendu les pas légers s’arrêter devant sa porte, une porte s’ouvrir, les pas s’en aller, la porte se refermer…

A côté de lui, la musicienne dormait toujours, tournée sur son côté droit, le visage vers le mur, il ne voyait que son épaisse chevelure cuivrée dépasser de la couverture. S’excuser pour un truc où il n’avait rien fait de mal, passe encore, il pouvait l’encaisser à condition qu’il ne soit pas le seul à faire amande honorable.

C’est à ce moment que la jolie rouquine commença à montrer des signes de réveil, une heure plus tôt, elle avait un peu parlé dans son sommeil, mais en Anglais mélangé d’autre chose, bref, il n’avais rien compris… dommage.

Il la vit gigoter un peu et réajuster maladroitement le bout des draps avec ses pieds. Et quelques minutes plus tard, elle s’extirpa péniblement du lit en geignant.

– My head… damned wine…

Il n’osa pas bouger.

Puis il la vit avoir une sorte de haut-le-cœur et chercher des yeux quelques chose. Une seconde plus tard, elle se précipitait sur la bassine à côté de la cruche pour vomir à plusieurs reprises. Elle s’arrêta, se redressa en grimaçant avant de recommencer. Quand il sembla qu’elle n’avait plus grand-chose à rendre, elle se releva, complètement livide et bu quelques gorgées d’eau à même la cruche avant d’être à nouveau prise de nausées…

Calmèque esquissa une mine de dégoût.

« On utilisera plus cette eau pour se laver… »

Elle releva la tête et prit conscience de sa présence.

– It’s all your fault ! accusa-t-elle en pointant le petit homme du doigt entre deux spasmes. C’est que ton faute, traduisit-elle juste après.

Calmèque se leva sans sourciller et ouvrit les deux fenêtres en grand alors qu’elle se laissait tomber sur une chaise, la mine défaite et le teint cireux.

– Tu veux que je demande à un domestique de t’apporter quelque chose ? s’inquiéta l’Olmèque.

Elle leva sa main et fit non de la tête.

Il entreprit donc de sortir la bassine et de trouver un endroit où se débarrasser du contenu. Par chance, il croisa assez vite une femme de chambre et celle-ci s’empara de l’objet avec embarras.

– Donnez-moi ça Señor, vous n’avez pas à faire ce genre de choses.

– D’accord, fit-il un peu surpris, mais est-ce que vous pourriez me rapporter une carafe d’eau fraiche et une bassine d’eau chaude ?

– Bien sur Señor. 

Et elle disparut en trottinant.

Délesté de son fardeau, il put retourner à sa chambre. Elle n’avait pas bougé, avachie sur sa chaise, paraissant amorphe.

– Ca va ? tenta-t-il.

– Je veux plus te parler, grogna-t-elle.

– Ca va pas faciliter nos échanges, constat-t-il avec ironie.

– Je pas envie de rire…

Il fit la moue, s’assit sur le lit et jeta ses yeux au loin, par la fenêtre. On entendait la mer, toute proche. Il faisait très beau. Des mouettes volaient en masse un peu plus loin avec leur cri caractéristique. Les oiseaux se faisaient rares en pleine mer et Calmèque se fit la réflexion que ça faisait un moment qu’il n’en avait plus vu autant. Il laissa un moment ses idées vagabonder, il n’était même pas amer, en ce moment, il avait plus à cœur de réparer que de mettre de l’huile sur le feu, alors il attendrait qu’elle soit de meilleure composition. Patience.

La femme de chambre reparut à ce moment après avoir frappé poliment à la porte. Bassine propre et carafe d’eau fraiche. Calmèque réalisa que Don Alazar avait du prévenir son personnel et leur demander de ne pas faire attention à son apparence parce qu’à aucun moment il n’avait senti un quelconque regard désobligeant, ce qui était rare. Il devrait l’en remercier, c’était très prévenant.

Après s’être inquiétée d’un éventuel désir supplémentaire, la femme de chambre se retira et les laissa à nouveau seuls.

– Tu veux que je sorte pour que tu puisses te laver tant que l’eau est chaude ?

Elle jeta un œil à la bassine fumante avant de bouder.

– M’en fous.

– T’as l’intention de répondre de travers à tout ce que je dis ?

– T’as qu’à plus rien dire… , maugréa-t-elle.

« Y’a des hache de guerre plus dure à enterrer que d’autres », se dit Calmèque à regret.

Silence.

Il soupira bruyamment, elle n’avait, de toutes évidences, pas du tout l’intention de désarmer, et il se releva. Déjà qu’il l’avait mauvaise de devoir porter sur ses épaules une faute qu’il ne considérait pas comme étant la sienne, mieux valait qu’il sorte avant qu’ils ne se jettent à la figure des horreurs qu’ils regretteraient aussitôt. Il enfila donc sans hâte sa bure, ne sachant s’il devait porter ce truc tout le temps ou seulement quand il sortait, dans le doute… Derrière lui, il entendit Erin gigoter sur sa chaise.

– Tu vas à une bal costumé ?

– En quelques sortes, répondit-il platement en ajustant sa capuche qu’il décida de laisser pendre dans son dos.

– Une idée de Mendoza je suppose ?

– Mmmm... il paraît que ça me va au teint et que c’est assorti à la couleur de mes yeux, fit-il sarcastiquement.

Elle ne répondit plus rien, c’était au tour de l’Olmèque de ne plus être ouvert au dialogue et cette réflexion complètement hors sujet en était la preuve. Le silence s’empara à nouveau des lieux. Calmèque finit de s’habiller, il défit ses cheveux, retenus en un catogan plus très net après avoir dormi dessus, et décida de les laisser lâchés pour une fois. Il passa le petit crucifix autour de son cou avec résignation, afin de mettre la touche finale à la panoplie, et il quitta les lieux sans empressement, comme si personne d’autre que lui n’avait été présent.

L’hacienda grouillait d’une vie interne toute en discrétion, les domestiques de Don Alazar marchaient à pas feutrés dans les couloirs, s’afférant à leur tâches, s’inclinant et baissant les yeux quand ils croisaient une personne « de qualité » avant de reprendre leur balais. Calmèque en était un peu déstabilisé, il avait, certes, de par ses anciennes fonctions été à mainte fois salué d’une façon un peu similaire, sauf que dans le geste de ces gens-ci, il n’était pas question de respect ou d’obéissance mais ça flirtait bien plus avec la soumission et ce n’était pas sans lui rappeler la relation étrange qu’il avait avec Menator. C’est animé de ces pensées qu’il fut escorté jusqu’à une salle à manger où trônait une table pouvant accueillir au moins une douzaine de personnes. Elle était dressée et il n’y avait, semble-t-il, encore personne qui ne soit venu la déranger, ou alors avait-elle été immédiatement remise en ordre pour les suivants ? Il se hasarda.

– Je suis le premier ?

Le jeune domestique qui l’avait accompagné jusque-là fut surpris qu’on lui adresse la parole, mais consentit à répondre, mal à l’aise.

– Non Mon Père, Don Alazar se lève toujours de très bonne heure pour aller faire une inspection dans ses entrepôts près du débarcadère. Il ne devrait plus tarder à rentrer. Il sera là pour le dîner.

« Mon Père… v’là autre chose… »

– Je vois, fit Calmèque sans relever. Merci.

Prenant la première chaise à sa portée, il s’installa. Il y avait un peu de tout sur la table, du sucré et du salé, des fruits, du pain, des confitures, du lait, des œufs, de la viande fumée, du fromage,… et à n’en pas douter, s’il avait voulu autre chose il lui aurait suffit de demander à la servante qui faisait le pied de grue à côté de lui pour lui re-servir de l’eau à chaque fois que son verre était vide. Il se souvint qu’à Apuchi, on leur faisait une prise de sang tous les cinq jours pour déterminer les aliments dont ils avaient besoin. Résultat ? La plupart du temps, sel, sucre et gras leur était interdit, parfois les féculents passaient aussi à la trappe. Du coup, ces restrictions drastiques avaient entraîné un important trafic, un vrai marché noir, tu voulais autre-chose que ta bouffe à lapin ? Tu te procurais des produits de contrebande au prix fort. Et cette activité rendait Menator complètement dingue, il passait son temps à ordonner des fouilles pour essayer de démanteler les réseaux. Peine perdue, on en coinçait un, dix autres surgissaient. Et puis la motivation pour mettre fin au phénomène n’y était pas… Calmèque était consommateur comme les autres, alors souvent il préférait fermer les yeux.

Quelque part, dans les cuisines de l’hacienda de Don Alazar… une femme de chambre déboula, toute excitée, certaine de trouver le gros du personnel occupé à prendre son petit déjeuner. Et de fait, l’âme silencieuse de l’hacienda était bien là, presqu’au complet.

– Vous devinerez jamais !

– Qu’est-ce qu’il y a Dolores ? Joaquin t’a enfin demandée en mariage ? taquina une femme très potelée qui la gratifia d’un sourire moqueur en croquant dans une pomme.

La jeune femme ne s’en laissa pas compter et, toujours le regard brillant, elle vint s’assoir à la grande table qui trônait au milieu des condiments et des préparatifs du repas de midi.

– Le prêtre bizarre, dit-elle, certaine que tout le monde voyait de qui elle parlait. Une señorita a dormi dans sa chambre cette nuit !

Une vive mine d’offuscation se peignit sur la plupart des visages et une femme d’un certain âge se signa trois fois de suite.

– Madre de Dios, lâcha-t-elle.

Un des hommes présents, qui à en juger par la couleur de ses ongles, devait être jardinier, se mit à rire.

– Parce que vous croyez vraiment que la religion refreine ce genre d’envies ?

– Tu blasphèmes, s’insurgea un homme plus vieux à sa droite.

– Vous vous emballez les commères, pondéra une petite voix calme restée un peu en retrait.

Tout le monde se tourna vers la femme d’âge mûr qui venait de s’exprimer, attendant qu’elle éclaircisse le fond de sa pensée. Celle-ci ménagea ses effets, continuant la tâche qui l’occupait en silence, épluchant des oranges pour le dessert du midi. Et au bout de quelques longues secondes, elle se décida.

– La señorita est Irlandaise…

Et comme cette seule information lui semblait suffisante pour que tout le reste tombe sous le sens, elle ne s’expliqua pas d’avantage de suite. C’est seulement en voyant la mine déconfite de ses collègues qu’elle comprit qu’elle devrait en dire plus.

– Ces deux-là doivent être de confession anglicane et les prêtres anglicans ont parfaitement le droit de se marier, précisa-t-elle.

« Ohhhh… » fit l’assemblée presque de concert, une vive déception peinte sur leurs visages.

– Chismosos, réprouva l’éplucheuse d’oranges en dodelinant de la tête, un petit sourire narquois accroché à la commissure de ses lèvres.


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