Au-delà des Mers

Chapitre 19 : Suspicion

2590 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 12:32

-J’en était sûre qu’il nous ferait le gueule ! ronchonna Marinchè en mâchouillant un piment.

Mendoza lança un regard rapide à l’Olmèque et à l’Irlandaise qui se tenaient à l’autre bout du buffet, feignant une certaine indifférence.

-Ca lui passera.

-Et cette espèce de petite pétasse qui en profite pour lui fondre dessus comme un oiseau de proie… je la supporte pas celle-là !

Le Navigateur prit une mine interloquée avant de s’assombrir légèrement en croisant les bras.

-T’es sûre qu’il ne s’est rien passé entre vous deux ? Parce je trouve qu’elle flirt un peu avec la jalousie ta réflexion !

Marinchè tressaillit intérieurement et tenta de dissimuler son inconfort au mieux en haussant les épaules le plus désinvoltement possible.

-N’importe quoi ! C’est juste que cette nana va lui briser le cœur et qu’après il faudra le ramasser à la petite cuillère.

Mais Mendoza resta très dubitatif quant à l’explication de l’Indienne et il se saisit de son godet de vin avec humeur. Boudeur, il préféra ne plus lui adresser un regard pour le moment. L’Indienne s’en aperçu et préféra ne pas relever. Non, elle n’était pas jalouse au sens où Mendoza l’imaginait, mais il fallait reconnaître qu’elle n’appréciait pas de voir tourner cette pimbêche autour de son Calmèque. Ca l’énervait. Et loin de se remettre en question, elle lança un regard assassin à la jolie rouquine.

-Je crois que ton ex détester moi, lâcha platement Erin à l’intention de son compagnon de repas.

Calmèque en sursauta, tellement les dires lui parurent incongrus. Il faillit démentir mais se ravisa à la dernière minute. Après tout, c’était Marinchè qui avait jeté le trouble, pas lui. Et ça lui ferait un peu les pieds à la reine du bistouri.

-Oh ne m’en parlez pas ! fit-il alors sur un ton exaspéré. Elle est d’un possessif !

Elle posa sa main sur son épaule et la tapota deux ou trois fois.

-Je compatir.

Le reste de la soirée se déroula dans le même registre, Mendoza et Marinchè faisant une tête de six pieds de longs et les deux autres s’évertuaient à les ignorer. Personne ne parût remarquer le raccourcissement d’oreilles ce soir-là et Calmèque parvint même à l’oublier à de nombreuses reprises. Plus les heures passaient et plus son cerveau commençait à compenser le manque auditif, les sons étaient plus nets, plus distincts, et c’est un peu soulagé qu’il regagna sa cabine bien plus tard, avec l’impression d’avoir déjà récupéré un peu de sa précieuse faculté.

Quand il fut seul, il passa ses doigts sur ses extrémités réduites. Pour la première fois, il essaya d’en définir les contours. Le travail avait l’air relativement symétrique. Il chercha alors des yeux, un objet qui aurait pu servir de miroir, mais il n’y avait rien. A présent, il était curieux d’inspecter ça de plus près, mais il était aussi un peu angoissé, et le fait de ne trouver aucun matériau réfléchissant lui permit de reporter cette épreuve à plus tard. Il eut une pensée contrariée pour ses deux chirurgiens amateurs et laissa échapper un très long soupir. Il était tiraillé entre le fait qu’il leur en voulait, et le fait qu’ils aient fait ça pour lui éviter d’attirer l’attention de cette maudite Inquisition. Mais c’était quoi l’étape suivante ? Ils lui crevaient ses yeux de couleur inappropriée ?

Il était injuste et il le savait. Il se saisit de son oreiller, lui fila quelques coups pour le regonfler et se laissa tomber dessus, bougon. Une bonne nuit de sommeil lui permettrait d’y voir plus clair.

Il passa une dernière fois son indexe sur l’escamotage. La douleur allait en décroissant, et il savait que dès le lendemain, la cicatrisation serait terminée et que l’inconfort aurait complètement disparu.

Il était très tôt, mais elle n’y tenait plus ! Elle déboula dans sa cabine sans y avoir été invitée. Et à en juger par ses yeux rougis, elle n’avait pas du beaucoup dormir.

-Sors d’ici ! ordonna le petit Olmèque, le ton peu avenant, en réalisant qui venait de le sortir de son sommeil.

-Pas question ! On va crever l’abcès maintenant ! assura Marinchè, visiblement décidée à en découdre.

Elle se prit dans la seconde, l’oreiller dans la figure avec une certaine violence. Mais elle ne broncha pas d’un millimètre et quand le polochon retomba au sol, ce fut pour découvrir le visage furibond de l’Inca.

-Petit un, on n’a pas fait ça de gaité de cœur, mais uniquement pour te sauver la vie ! Et deuxièmement…

-Sors-d’-ici ! réitéra Calmèque en détachant calmement chacune de ses syllabes. 

-Et deuxièmement, martela l’Indienne, qu’est-ce que tu trafiques avec « Miss Arpèges » ?

Il en resta complètement coi. Elle était sérieuse-là ? Sous le prétexte de venir se justifier de lui avoir coupé les oreilles, en réalité elle déboulait aux aurores dans sa chambre pour venir lui faire une scène ?

-J’attends ! fit-elle d’un ton décidé en s’asseyant sur la chaise, les bras croisés.

L’Olmèque étrécit ses yeux en fronçant les sourcils.

-Quel est le mot que tu ne comprends pas exactement dans la phrase « Sors d’ici ! » ?

Elle lui lança un regard mauvais.

-N’essaye pas de changer de sujet !

-Parce que c’est moi qui change de sujet ? Tu ne crois pas qu’on devrait parler d’un sujet un poil plus sensible qu’Erin ?

-Pour tes oreilles, je te l’ai dit. C’était pas agréable mais nécessaire !

-Vous auriez du m’en parler ! rétorqua-t-il.

-Parce que t’aurais été d’accord ?

-Non ! s’écria-t-il avec véhémence. En tous cas pas au début ! Mais si j’avais fini par me ranger à votre idée, au moins ça aurait été MA décision ! Ce que je ne supporte pas c’est que vous m’ayez mis devant le fait accompli. Premier concerné, dernier averti ! Je suis pas un putain d’objet ! Et ça m’aurait fait plaisir qu’on tienne un tout petit peu compte de ce que j’aurais pu en penser !

-Et pour nous tu crois que c’était facile ? s’offusqua l’Indienne. J’en ai une boule à l’estomac depuis deux jours et j’en ai pas dormi de la nuit !

Calmèque serra les dents, il lui aurait volontiers encore jeté à la figure une tonne de reproches, mais il n’en vit pas l’intérêt, il avait dit ce qu’il avait à dire et une surenchère de mots d’oiseaux ne leur apporterait aucun réconfort, ni à l’un, ni à l’autre. Réprobateur, il se contenta donc de faire claquer sa langue trois fois et il détourna sa tête en guise de conclusion.

Le lourd et désagréable désaccord s’empara des lieux et englua l’atmosphère, semblant s’insinuer dans le moindre recoin, et rendant le silence presque poisseux. Marinchè n’avait pas désarmé et, les bras toujours croisés sur sa poitrine, le visage tendu, elle respirait nerveusement, le regard obstinément fixé sur un point imaginaire situé à l’opposé de la pièce.

C’est à ce moment qu’ils sursautèrent tous les deux. Mendoza venait d’ouvrir la porte avec fracas et les foudroyait tour à tour d’un air suspicieux, l’air maussade. Mais s’étant attendu à les trouver dans une autre « posture », ne trouvant rien à redire, à première vue, dans leur comportement, il se détendit un peu, reprit l’air digne et indifférent qui le caractérisait en inspirant très profondément et fit un signe de menton à l’attention de l’Olmèque en desserrant la mâchoire.

-Et les oreilles ? Ca va ? espérant noyer le poisson, mais d’une voix au timbre encore un peu étriqué par la tension qu’il essayait d’évacuer lentement.

-Super, ironisa l’autre en serrant les dents.

A quelques pas, le volcan Marinchè était sur le point d’entrer en éruption. Elle se leva d’un bond, faisant tomber la chaise, et se mit à éructer un flot d’insultes dans sa langue natale entrecoupé d’abominations en Espagnol, le tout à un rythme impressionnant. Une vraie mitraillette. Et quand elle eut épuisé toutes les horreurs que comptaient les deux langues réunies, et fait reculer Mendoza de deux pax, elle conclut en rugissant par un :

-Et en plus tu m’espionnes maintenant ?  

Mendoza n’en menait pas large, ses lèvres se contractaient bien en une sorte de petit mouvement amorçant quelques réparties cinglantes mais de toutes évidence, il ne savait pas trop quoi répondre pour sa défense. Du coup, comme un animal acculé, poussé dans ses derniers retranchements, il tenta une diversion. Et embrassa brusquement les lèvres de son accusatrice. Elle en demeura interdite une fraction de seconde avant de fermer les yeux et de succomber en lui rendant son étreinte passionnée.

Calmèque se mit en devoir de regarder vivement dans une autre direction, gêné. Et au bout de quelques minutes, comme les bruits de baisers n’allaient pas en s’atténuant, il en déduisit qu’il était temps de lever le camp. Il attrapa sa chemise, laissée au pied de son lit, et se glissa aussi discrètement que possible hors de sa cabine.

Les bruits, qui s’échappaient à présent de derrière la porte, ne laissaient plus aucun doute quant aux événements et Calmèque demeura quelques instants médusé devant l’accès clos. Il regarda ses pieds nus, ses chaussures étaient restées à l’intérieur. Il fit une grimace. Et faisant demi-tour, il décida d’aller finir sa grâce matinée dans la cabine de Mendoza. Il ne l’avait pas volé !

Quand il mit pieds sur le pont, celui-ci était plongé dans une humide et désagréable brume d’un gris métallique. Un petit vent frisquet soufflait par moment, ne venant jamais du même endroit, et les voiles avaient du mal à trouver un appui. Jimenez était à la barre et ils échangèrent un rapide hochement de tête. Un peu plus loin, près de la poupe, il lui sembla distinguer la silhouette d’une femme. A la faveur d’une courte percée dans le banc de brouillard, il reconnu La Comtesse. Et ça l’étonna, elle sortait peu. Il aurait bien poussé plus loin sa curiosité, mais il ne faisait vraiment pas chaud. Il passa sa chemise en hâte sans prendre le temps de la refermer et croisa ses bras en rentrant son cou dans ses épaules pour se protéger d’une bourrasque. Il l’observa encore un court instant avant qu’elle ne se retourne et qu’elle ne l’aperçoive à son tour. Ses yeux le fixèrent au-travers de la purée de poids un temps qui parût interminable et c’est lui qui décida de mettre fin à ce curieux face à face, parce que si elle ne semblait pas avoir froid, lui, il était gelé. Un dernier frisson important lui fit claquer des dents et il se décida à rejoindre en hâte la cabine du Capitaine.

Cette cabine était plus grande que la sienne, mais pas énorme non plus, le Nazaré était un bateau qui avait été taillé pour privilégier une navigation rapide et aisée, pas pour dorloter son équipage. Calmèque mit quelques minutes avant de cesser de grelotter, après tout, peut-être que le processus de cicatrisation n’était pas encore tout à fait terminé et qu’il avait encore un peu de fièvre. Dans un recoin de la pièce, il vit un petit miroir. Il s’en approcha lentement, crispé. L’objet était en mauvais état, piqueté de tâche d’oxydation et il déformait un peu ce qui s’y reflétait, mais pour se faire une idée, ça irait. Il ferma les yeux et se planta devant avec appréhension. Il se pinça les lèvres et respira profondément pour se donner du courage. Puis il rouvrit les yeux. Ce qu’il découvrit lui fit d’abord un petit choc. Ca faisait bizarre de se regarder « sans se voir ». Il fronça les sourcils et s’approcha du reflet, fixant ses deux nouvelles oreilles.

« Au moins, ils ont fait l’effort de couper pareil des deux côtés. »

Il resta un moment, inexpressif, devant le résultat, cherchant à se réapproprier son visage, un peu mal à l’aise, puis il se retourna, la moue aux lèvres. Ce qui était fait était fait. Autant qu’il s’y fasse. Et il se dirigea vers le lit du Navigateur en ôtant sa chemise.

Il se glissa sous la couverture et gigota un peu pour trouver sa place. Soudain il rouvrit les yeux, interloqué. Il y avait quelque chose sous le matelas qui faisait comme une petite bosse désagréable. Incapable de l’ignorer, il se releva et souleva la mince paillasse. Elle était là. Il la reconnu immédiatement. La petite besace remplie d’émeraudes. A n’en pas douter l’Espagnol préférait dormir dessus pendant la nuit et sans doute la cachait-il ailleurs en journée, peut-être même sur lui. Mais là, il avait du l’oublier et partir, furieux, mû par le coup de sang provoqué par la jalousie. Le petit homme la contempla un moment, puis il s’en saisit et l’ouvrit. Le petit paquet se déversa en une langue verte entre ses mains et il se demanda si l’espagnol savait combien il y avait de pierres exactement. Il réfléchit un peu, puis regarda à l’entour et il se saisit de la hache qui lui avait déjà servi à coincer la porte quelques jours plus tôt. Il choisit quelques pierres de grosse taille et réussit en à fendre cinq. Satisfait, il empocha les cinq beaux éclats et remit la besace où il l’avait trouvée. En Europe, ces pierres avaient une valeur inestimable et il n’était pas impossible qu’il soit amené à devoir s’en servir. Simple précaution. Et puis, il méritait bien un salaire pour les risques qu’il aurait à prendre dans les mois à venir et un dédommagement pour le charcutage dont il avait été récemment victime.

Et c’est, convaincu de son bon droit, qu’il s’endormit paisiblement.


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