Au-delà des Mers

Chapitre 13 : Apuchi

4873 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/05/2021 10:08

Ca faisait presque dix ans que les frères Men-Ator avaient investi la vieille base d’Apuchi.

On leur avait octroyé une véritable petite armée pour se protéger des autochtones, et pouvoir mener à bien leur projet. Ils étaient secondés par une équipe de scientifiques très pointus, et Loumen était comme un poisson dans l’eau, consacrant son énergie toute entière à ses travaux. Il avait ressorti ses vieilles théories et en explorait sans cesse de nouvelles. Malheureusement, son orgueil excessif, son côté autoritaire et son intransigeance avaient tourné à l’imbuvable et il ne cessait d’avoir des accrochages avec son équipe. Et celle-ci s’amenuisait petit à petit, ses collaborateurs jetant l’éponge les uns après les autres, regagnant Sitnalta. Mais Loumen n’en avait cure, il se félicitait de se défaire de ce « leste » comme il se plaisait à appeler ceux qui le fuyaient. Kiémen, lui, assistait impuissant aux crises de colère intempestives et souvent injustifiées de son ainé. Et prétextant de travailler sur des projets parallèles, il s’était aménagé un petit laboratoire à l’écart dans les sous-sols de la base. De plus, il n’avait jamais trop cru à cette histoire d’immortalité. S’il avait suivi le train au début, il ne partageait pas l’enthousiasme de son frère. Il ne voyait pas l’intérêt de faire survivre un peuple par ce procédé improbable. Pour lui, c’était une ineptie et dès qu’il en avait eu l’occasion, il s’était dédouané de cette affaire. Il restait accroché à l’idée que la seule vraie solution était le métissage. Loumen ne s’en plaignait pas, il supportait de moins en moins le côté trop émotif de son cadet lors des expériences in vivo sur différents sujets, et il était bien content qu’il vaque de son côté à ses propres recherches, loin des siennes. De toutes façons, pour avoir travaillé sur le sujet plus de vingt ans, pour Loumen le dossier était classé et il était convaincu que Kiémen n’arriverait à rien malgré son acharnement. Aussi le laissait-il « faire sa popotte » dans son coin sans interférer, comme on cède au caprice d’un enfant pour ne plus l’avoir dans les pieds.

Le petit laboratoire était austère, comme le reste de la base, taillée à même la roche. Le silence régnait en maître et seul ronronnait le bruit des machines. Il faisait éternellement froid et humide malgré le chauffage. Kiémen frissonna, cette atmosphère mettait son organisme frileux à rudes épreuves. Il aurait donné n’importe quoi pour sortir un peu au soleil et respirer l’air libre. Il avait l’impression de vivre comme un rat… Il leva son nez un moment de son moniteur et s’étira en se tenant le bas du dos.

-Misère… cinquante-trois ans et je ne suis déjà plus que rhumatismes…

Un petit rire amusé teinta derrière lui.

A quelques mètres, penché sur des fioles aux couleurs diverses, une jeune Atlante ne cachait pas sa bonne humeur. Il s’appelait Kannan. C’était un jeune laborantin que le généticien avait pris sous son aile. Tout à fait sous-exploité selon lui, il en avait fait son assistant après que Loumen l’ait renvoyé suite à une très grosse altercation. Avec le temps, il s’en était pris d’affection et avait entreprit de lui transmettre son savoir.

Brillant, d’une gentillesse et d’une humilité qui contrastait avec son tyran de frère, Kiémen se félicitait chaque jour d’avoir récupéré le jeune homme.

« De vraies vacances de travailler avec ce garçon ! »

-Toujours rien ? interrogea celui-ci après quelques minutes.

Kiémen s’était levé et venait à sa rencontre en gémissant.

-Je ne serai bientôt plus qu’un puzzle…

Kiémen avait un petit côté théâtral qui faisait beaucoup rire le jeune homme, contrairement à Loumen, d’ailleurs, qui n’avait jamais supporté ce côté de la personnalité de son frère…

-Non, finit par répondre le généticien. Toujours rien. C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin.

L’utilisation de l’ADN et des cellules reproductrices du plus ancien des Élus - L’Alpha - , n’avait pas amélioré les résultats. Pourtant la théorie était de leur côté, rien ne semblait devoir être un obstacle. L’Alpha avait été mis en stase 429 ans plus tôt, bien avant qu’Atlantes et Hivians ne soient plus génétiquement compatibles. Les anales faisaient d’ailleurs état de nombreuses naissances d’ « Impurs » à cette époque. Alors pourquoi ? Kiémen en était venu à une possibilité encore non envisagée. Ils s’obstinaient à vouloir faire naître des métisses en laboratoires par le biais de fécondations in-vitro et d’incubateurs. Or, durant la grossesse, la mère et l’enfant partagent des anticorps communs, de la nourriture, du sang, des cellules, de l’oxygène et quantité d’autres choses indispensables… Kiémen en était donc venu à la conclusion que la clef était peut-être dans un processus plus naturel. La fécondation d’une Hiviane au profil génétique précis et une grossesse naturelle jusqu’à la naissance…

Kiémen et Kannan avaient, pour l’occasion, mis au point, avec l’aide d’un ingénieur, une sorte de tout petit drone qui survolait les environs et dont le rôle était de repérer les femmes et de leur implanter une sorte de minuscule sonde. Le sujet ressentait comme une piqure d’insecte tandis que la sonde transmettait ses données génétiques en quelques minutes. Après quoi, le minuscule appareil cessait de fonctionné et finissait par se dissoudre complètement au bout de quelques semaines. On pouvait difficilement moins invasif pour autant d’informations !

Le dispositif fonctionnait à merveille, mais le profil recherché était peu fréquent et Kiémen passait ses journées depuis des semaines à compulser une quantité incroyables de données à la recherche de la perle rare.

Pour le moment sans grand résultat.

-Je ne doute pas que nous finissions par trouver, c’est juste une question de temps, assura Kiémen.

-J’en suis sûre, répondit le jeune homme d’un ton rassurant.

Kiémen lui sourit. Ca faisait du bien d’être soutenu.

-Arrêtons pour aujourd’hui, nous avons tous deux besoin de repos.

Le jeune homme acquiesça silencieusement et reposant ce qu’il tenait en main, il commença doucement à rassembler ses affaires et à ranger ses éprouvettes multicolores.

-De toutes façons l’ordinateur continue de compiler les infos qui ne cessent d’arriver. Si quelques chose d’intéressant se pointe, on sera bipé, fit le généticien plus pour se convaincre lui-même de lâcher prise qu’autre chose.

L’autre lui répondit par un clin d’œil.

Une nuit.

La sonnerie répétitive de son bip l’extirpa lentement de ses nimbes.

Le généticien peinait à sortir de son sommeil et c’est les idées peu claires qu’il attrapa machinalement le petit appareil sur sa table de chevet pour le consulter. Il mit un moment à réaliser qu’il ne s’agissait pas de son réveil… mais quand il comprit enfin, il fut sur pied d’un bond ! Frénétiquement, il se saisit de son communicateur et appela son collaborateur tout en enfilant son pantalon dans une position à l’équilibre improbable. A l’autre bout du fil, uns voix ensommeillée et pâteuse.

-Quoi ?...

-Ca y est ! fit-il tout excité.

-Hein ?

-Le profil ! On l’a trouvé !

Un court silence suivit de bruit d’empressement, de froissements de vêtements, d’un coup sourd donné par accident dans un meuble, suivi d’un petit cri de douleur puis d’un juron…

« J’arrive ! » entendit Kiémen juste avant le claquement d’une porte.

Ils arrivèrent presqu’en même temps dans le petit laboratoire sous-terrain. Il faisait froid. Le cristal, couplé à la géothermie, qui procurait l’énergie nécessaire à la base, n’arrivait pas à fournir un rendement suffisant et des coupures énergétiques secondaires étaient réalisées toutes les nuits, afin d’alléger la charge. Le chauffage en faisait partie. D’habitude, Kiémen passait la première heure de la journée à maugréer sur la température mais pas cette fois. Ils furent tous les deux devant l’écran de l’ordinateur en quelques enjambées sans même prendre le temps d’allumer le reste.

Deux silhouettes fantomatiques se découpaient dans la lumière bleutée de l’écran. Celui-ci était figé sur des données aux allures complexes. Succession de graphiques où s’alignaient traits, couleurs, piques, courbes, se répétant encore et encore… G, A, T, C,… presqu’à l’infini… les données ADN d’une Hiviane parfaitement compatible avec L’Alpha. Kiémen et Kannan n’en revenaient pas, on avait l’impression que l’Hiviane avait été « créée » pour l’occasion. Mais d’un coup le visage du généticien se rembrunit. 

-C’est une plaisanterie…

-Quoi ? s’inquiéta Kannan qui n’avait rien remarqué de problématique.

Kiémen tourna vers lui un visage livide en pointant du doigt une donnée que le jeune homme n’avait sans doute pas encore lue. Kannan se décomposa.

-Merde… elle a que trois ans… 

-Putain ! s’exclama le généticien en balayant d’un revers de main ce qui traînait sur le bureau.

Kannan sursauta.

-On en trouvera une autre… hasarda le laborantin.

-Une autre ? s’indigna le savant. Une autre ? Mais sais-tu à quel point les chances de trouver un seul profil aussi compatible tient déjà du miracle ? Et tu crois qu’on va en trouver d’autres ?

Kannan ne l’avait jamais vu aussi contrarié, la déception était cuisante. Il baissa la tête. Impuissant. Il entendit le savant taper du poing contre le mur de rage avant de réprimer un cri, ce faux espoir venait de lui assener un terrible coup au moral, puis il se laissa tomber sur une chaise et Kannan l’entendit doucement se mettre à sangloter.

Des mois passèrent encore.

Ils finirent par trouver un profil qui pourrait faire l’affaire. Il était loin d’être aussi parfait que celui de la petite Hiviane de trois ans, mais ils s’en contenteraient… en attendant.

Les deux profils furent appelés H1 et H2.

H2 avait 24 ans et habitait un village tout proche. La problématique fut de trouver le moyen d’enlever H2 de la façon la plus « souple » possible sans éveiller les soupçons du village. La jeune femme fut surveillée une longue période et dès qu’elle s’éloigna un peu trop de siens, elle fut sédatée et emmenée. Sur les lieux du rapt, une petite mise en scène destinée à faire croire que la jeune femme avait été attaquée par un jaguar… et le tour fut joué. Kiémen et Kannan n’étaient pas fières de ce procédé et ils auraient préféré ne pas voler la vie d’une jeune femme, mais la survie de leur peuple en dépendait. De plus, afin de minimiser au maximum l’impact de leurs expériences sur la jeune femme, H2 allait être maintenue dans une sorte de semi coma, de telle sorte qu’elle n’ait pas conscience de ce qui se passe et que sa grossesse se déroule aussi calmement que possible. Ce procédé permettait aussi, si les expériences ne donnaient rien, de la relâcher un jour sans trop de dégâts psychologiques. 

Les premières implantations furent des échecs et les fœtus ne se développèrent même pas. A la sixième tentative, un mieux, une grossesse presque à terme, mais un enfant mort-né. Il fallut plusieurs mois avant que Kiémen et Kannan ne se remettent de cet échec. Très abattus, les deux hommes, commençaient à sincèrement désespérer.

Il fallait croire que Mère Nature avait ses secrets et qu’une suite de chiffres et de formules bien agencés ne pouvaient pas palier à « la sélection naturelle » et au miracle de la vie. Dans le processus de la fécondation naturelle, qu’ils étaient obligés de zapper, la nature recalait les mauvais spermatozoïdes, et peut-être aussi les mauvaises associations. Dans le doute ils avaient aussi tenté d’utiliser la semence d’autres Élus. Toujours rien…

Tous les espoirs des deux scientifiques se tournèrent alors vers H1, qui grandissait.





NOA



-Noa ! Noa !

Une femme un peu enveloppée et d’un certain âge évoluait tant bien que mal le long d’un abrupte rocheux en appelant alentour, la voix agacée. Soucieuse de ne pas se rompre un membre en glissant son pied à un endroit malencontreux, elle tâchait de ne pas trop perdre de vue les irrégularités du sol, malgré sa recherche.

-Cette enfant va me rendre dingue ! Noa !

Les deux mains placées en cornet autour de sa bouche, la femme appela encore l’enfant une vingtaine de fois avant de jeter l’éponge. Retournant sur ses pas, la femme maugréa.

-Je vais devoir en parler avec Hayotzli, c’est plus possible !

En peu en contrebas, trois barques de cérémonies étaient amarrées dans une sorte de toute petite crique. La femme emprunta un sentier creusé à même la roche qui serpentait vers le sommet d’une petite montagne. Le soleil serait couché d’ici moins d’une heure et la température commençait à chuter. La femme, se retourna une dernière fois afin de balayer des yeux la berge et les flancs de la montagne qu’elle distinguait encore. Rien. Elle soupira et poursuivit sa route.

Une heure plus tard, elle avait demandé audience auprès du Grand-Prêtre. La discussion se transforma vite en doléances. La femme, qui était la prêtresse en chef chargée de l’éducation de la petite, ne savait plus comment faire pour se faire respecter.

-Elle ne s’intéresse en rien aux choses occultes. Elle dit que ce sont des fadaises et que je lui fais perdre son temps !

Hayotzli était un homme de belle stature dont émanait beaucoup de calme et de sérénité. Arborant les attributs de sa haute fonction, il n’en demeurait pas moins quelqu’un de très simple.

-Ne t’emporte pas Okana, ce n’est qu’une enfant. Elle finira par comprendre les enjeux.

-En attendant je n’y arrive pas ! Je ne sais plus comment la prendre. Elle ne cesse de se dérober et de disparaître. Je ne l’ai pas vue de la journée et elle a détruit ses codecs d’apprentissage de lecture !

Hayotzli ne put s’empêcher d’esquisser un petit sourire discret.

-C’est sa façon de te dire qu’elle n’en a plus besoin.

-Notre système d’écriture est très complexe et elle n’a que cinq ans, il est impossible qu’elle n’en ait plus besoin, s’offusqua-t-elle. Je sais que tu la tiens pour très intelligente, mais tu la surestimes !

-Je ne surestime rien du tout, assura le Grand-Prêtre, non seulement elle maitrise parfaitement notre système d’écriture, mais elle en maitrise bien d’autres. Je l’ai surprise à fouiner plus d’une fois dans la grande bibliothèque. Et…, ça ne regorge pas vraiment de livres d’images, plaisanta-t-il.

Okana fit la moue. C’était une femme de petite taille, au visage sévère et à la voix aigre, mais elle n’était pas aussi dure que son physique pouvait le laisser imaginer. Au bout d’un moment, elle se radoucit.

-Je suis sincèrement dépassée Hayotzli, admit-elle. L’autre jour je l’ai surprise à chanter dans l’enceinte du temple… chanter, appuya-t-elle outrée,… alors que des générations entières de prêtresses y ont fait vœu de silence. Elle se tut et se laissa tomber sur un siège, dépitée.

-Elle m’a répondu qu’il y avait « une bonne acoustique »…

Le Grand-Prêtre se mit à rire.

-Et ça te fait rigoler ? s’offusqua la prêtresse en secouant la tête de gauche à droite. Impuissante.

Hayotzli vint s’assoir à côté d’elle.

-Noa est une enfant hors normes, tu ne peux pas espérer l’intéresser avec du conventionnel. Pense autrement, surprends-la.

Okana planta ses yeux vers le sol. Plus lasse que contrariée.

-Je ne sais pas Hayotzli, je ne me sens pas capable. Elle ne croit pas aux dieux et juge la fonction pour laquelle on la prépare grotesque. Je peux lui enseigner des choses, mais je ne peux pas lui inculquer une croyance contre laquelle elle se défend de tout son être.

Le Grand-Prêtre lui tapota amicalement l’épaule.

-Je vais lui parler, Okana. Je te le promets.

La prêtresse tourna vers son interlocuteur un regard reconnaissant.

-Merci.

Tapie non loin de la porte principale, Noa attendait que le garde parte faire se ronde pour se faufiler à l’intérieur. La porte était immense, se découpant dans la montagne en une tache de couleur, et en son centre, on pouvait distinguer le symbole du soleil magnifiquement ouvragé. Derrière cette entrée pharaonique se dressaient l’antichambre de Sheila et la Grande Bibliothèque où elle aimait se cacher la nuit et compulser à la lueur d’une bougie, quantité d’ouvrages plus intrigants les uns que les autres. Elle fut parcourue d’un léger frisson, il commençait à faire froid en ce début de nuit et elle espérait que le garde lui laisse le champ libre rapidement. Elle ne dut plus attendre très longtemps et moins de dix minutes plus tard, elle put se glisser dans l’édifice à pas de loup. Elle connaissait l’endroit par cœur, ses recoins où se dissimuler, les zones d’ombre, les tours de garde,… il lui fallu moins d’un quart d’heure pour tromper la vigilance des gardiens et parvenir dans la bibliothèque. Ca sentait le vieux papier et ça piquait un peu le nez, et elle du réprimer un petit éternuement, mais elle ne se lassait pas du spectacle, ces centaines de rayonnages de livres de tous horizons, sur tous les sujets, dans toutes les langues, du sol au plafond, sur des mètres et des mètres… un trésor inestimable, juste là… sous ses yeux,… bientôt sous ses doigts,… pour une nouvelle nuit,… rien que pour elle…     

Mais la lumière centrale de la Grande Bibliothèque s’alluma brusquement, la faisant sursauter. Elle se retourna et reconnu le Grand-Prêtre, qui la regardait calmement, la main sur l’interrupteur et le sourire aux lèvres.

-J’étais sûr de te trouver ici, Noa.

La petite fille, se renfrogna, prise la main dans le sac.

Elle avait cinq ans et était plutôt petite pour son âge, mais ses yeux abritaient une étincelle d’intelligence et de maturité que peu d’adultes atteignaient un jour. Elle avait la peau et les yeux très clairs, l’iris d’un violet presque translucides, quant à ses cheveux, blonds et lisses, ils achevaient de la rendre particulièrement atypique pour la région.

-Je voulais regarder les livres, se défendit-elle avec une voix de toute petite fille qui dénotait avec la profondeur de son regard.

Hayotzli se sentit fondre, il adorait cette petite qu’il avait vu grandir et qu’il considérait un peu comme sa fille.

Il s’approcha d’elle à pas très lents.

-Okana est venue me trouver. Tu la tourne en bourrique, réprimanda tendrement le Grand-Prêtre.

La petite se laissa tomber à même le sol, les jambes en tailleur et les coudes posés sur les genoux. Elle appuya sa tête sur ses mains, boudeuse.

-Elle veut que je croie à ces histoires de dieux et de réincarnations et c’est des bêtises. Ca m’intéresse pas, affirma-t-elle.

-Je sais, fit l’adulte en arrivant près d’elle et en s’asseyant de la même façon qu’elle afin de pouvoir lui parler d’égal à égal. Okana fait ce que je lui ai demandé, rien de plus. Ton destin a été scellé il y a bien longtemps et ta place est ici. Que tu ne crois pas aux dieux, je peux le concevoir, poursuivit-il, mais la réincarnation… la chimie n’enseigne-t-elle pas, que rien ne se perd dans l’univers et que tout se transforme ?

L’enfant le gratifia d’une expression dubitative.

-C’est quand-même très tiré par les cheveux.

-Pourquoi cela ? Pourquoi ne pas envisager que l’âme après la mort de nos corps puisse survivre par-delà la matière et intégrer une nouvelle enveloppe à moment donné ?

-Parce que ça n’a rien de scientifique, lui opposa-t-elle très sûre d’elle.

-En es-tu certaine ?

La petite fut surprise de cette réponse.

-Penses-tu vraiment que l’ensemble des découvertes ait été réalisées en ce monde et que tout ce qu’il y a à savoir se trouve dans ces livres ? Ne penses-tu pas qu’il y ait encore quantité de choses à comprendre de ce qui nous entoure et qui nous échappe toujours ?

L’enfant avait perdu son petit air désabusé et buvait à présent les paroles d’Hayotzli. Pas forcément qu’elle y ait cru, mais qu’enfin on lui opposait un argument intelligent et digne d’intérêt.

-L’Univers est encore bien loin de nous avoir livré tous ses secrets, conclut le Grand-Prêtre avec sérénité.

Les yeux de Noa s’étrécirent, signe qu’elle réfléchissait.

Et puis, enfin, elle lui sourit, d’un sourire heureux, reprenant l’espace d’un instant l’apparence toute simple d’une toute petite fille. Hayotzli lui adressa un sourire paternel et l’attira à lui pour la faire assoir sur ses genoux. Il enroula ses grands bras autour d’elle et lui parla très doucement, comme s’il racontait une histoire à une enfant pour l’endormir. Sa voix feutrée lui fit baisser toutes formes de défenses et Noa écouta avec attention.

-Celle que nous appelons « Origine » n’était pas une déesse, Noa, notre croyance veut qu’elle ait été un être de chair et de sang tout comme toi. Et que sa merveilleuse nature lui ait permit d’insuffler la vie à cette planète. Nul ne sait d’où elle venait, mais tout ce qui vit ici-bas aurait pris vie grâce à elle. Elle serait l’énergie première, le souffle primaire… l’ADN d’Origine qui donna naissance à toutes les formes de vies que nous connaissons aujourd’hui, du plus petit organisme, au plus gros, humains, animaux, plantes, poissons, oiseaux, amibes, microbes,… La légende veut que régulièrement Origine se réincarne pour en quelque sorte veiller au grain et suivre l’évolution de sa création. Les Incarnations d’Origine sont reconnaissables à leur physique si particulier.

Il posa sa tête ave tendresse sur celle de la petite fille et continua.

-Plus tu grandiras, plus tu prendras conscience de ta nature et de ton importance. Tu seras gardienne d’une forme d’équilibre naturel… D’ici-là, tu dois te préparer à cette destinée particulière qui sera la tienne et nous sommes là pour t’y aider. Tous ces livres sont là pour que tu apprennes, oui, mais aussi pour te permettre de voir où en est ta création et quels sont les problèmes qu’elle a pu rencontrer et qu’elle a surmonté. Une mémoire en quelque sorte. Et quand le moment sera venu, quand tu seras assez forte, il te faudra aussi protéger le Grand-Héritage et veiller à ce qu’il ne soit pas mal utilisé, le cas échéant.

La petite leva ses grands yeux d’améthyste en direction du Grand-Prêtre.

-Qui a créé le Grand-Héritage ?

-La légende prétend que l’Empereur de Mu, qui se prénommait Ramu, et le Roi atlante Zayan ont uni leur science pour fabriquer le réceptacle, et ton Incarnation de l’époque, Mizati, y a placé l’énergie du soleil… C’était il y a bien longtemps.

Un petit silence prit place dans une atmosphère ouateuse.

-Okana dit qu’Origine ne s’était plus incarnée depuis plus de sept cent ans, remarqua l’enfant d’une voix studieuse.

-C’est exacte, Noa, c’est exacte. Et c’est pourquoi tu es si importante. Nous t’avons attendue si longtemps. C’est aussi pourquoi tu dois être patiente et compréhensive avec Okana… elle a voué son existence à l’éventualité de ta venue, comme l’avait fait sa mère et la mère de sa mère avant elle et ce depuis des générations… alors que rien ne garantissait ta venue. Alors sois indulgente Noa. Et laisse-lui la fierté d’accomplir sa tâche et d’honorer la mémoire de ses ancêtres, ne lui donnes pas l’impression qu’elle ne sert à rien. Je sais que tu n’es encore qu’une enfant, mais… sois grande dans le cœur Noa et respecte celui des autres.

La petite fille sourit avec douceur, les yeux plein de bonté.

-Je comprends, je ferai de mon mieux Grand-Prêtre. Mais…, osa-t-elle.

-Oui ?

-Pourrais-je continuer à venir ici la nuit ?

Hayotzli rit affectueusement.

-Je vais même faire transférer ta chambre ici juste à côté, comme ça, tu pourras consulter ces ouvrages aussi souvent que tu le voudras et… fais-moi plaisir…

Il s’interrompit et la regarda avec amusement.

-Quand tu maitrises un enseignement, dis-le plutôt que de ruer dans les brancards et de partir bouder dans ton coin.

La petite fit la moue.

-D’accord…, obtempéra-t-elle en se tortillant les lèvres. D’accord…

-Une dernière chose, fit le Grand-Prêtre en la soulevant pour la remettre sur ses pieds et se lever à son tour. Okana m’a dit que tu avais chanté dans le Temple d’Origine…

Noa baissa la tête, contrite.

-Y’a une super acoustique dans le temple…

Hayotzli dut faire un effort pour ne pas à nouveau rire à la réflexion de la jeune incarnation.

-Viens avec moi, Noa, je vais te montrer quelque chose.

Le Grand-Prêtre prit l’enfant par la main et la conduisit à pas lents en direction d’une petite porte au fond de la bibliothèque. Noa avait déjà vu cette porte, mais elle était toujours close et elle n’avait jamais vu personne y accéder. Aussi sentit-elle une certaine excitation la gagner. Hayotzli sortit une petite clef et ouvrit le mystérieux accès. Celui-ci donnait sur une pièce aux dimensions impressionnantes qui contrastaient avec la petitesse de son entrée. Les yeux de Noa furent émerveillés par ce qu’ils découvrirent, il y avait là, à l’instar de la pièce adjacente, qui elle était orientée sur la connaissance, un exemplaire de chaque instrument de musique qui ait existé et existait encore depuis le début de l’humanité. C’était absolument fantastique. La petite lâcha la main du Grand-Prêtre pour se perdre dans la salle à la découverte de ce trésor. Elle passa en revue tous les instruments, les scrutant, les effleurant, les touchant, en détaillant leur nature, leur son, texture… à cordes, à vent, à percussion, pincés, frappés, de bois, de cuivre, d’ivoire, ou de cuire,… jouant d’instinct des uns et des autres, un monde de sonorités illimitées, infinies, un monde étonnant et nouveau qui ouvrait de nouvelles perspectives d’émotions, de sensations et d’apprentissage. Une nouvelle raison de respirer plus intensément.

Cette nuit-là, Noa comprit où son cœur aimerait venir se blottir quand il aurait mal, où elle viendrait poser son âme quand elle aurait besoin de se ressourcer. Et où elle viendrait se perdre si un jour… la lumière ne lui importait plus.


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