Au-delà des Mers

Chapitre 4 : Un coup dans l'aile

3056 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/05/2021 09:39

Une voix étouffée lui parvint. Tout juste audible.

-Donne-moi quelque chose à manger. Les réserves de nourriture ont été mises sous clefs. Je meurs de faim…

Comme Calmèque ne semblait pas réagir, Marinchè se sentit obligée de marchander.

-Je peux t’aider à lire la lettre…

Elle attendit.

« Pourvu qu’il accepte… »

Marinchè était une femme d’une fierté hors du commun, mais là, elle n’en menait vraiment plus large et l’époque des airs hautains touchait à sa fin, s’il fallait qu’elle supplie, elle le ferait. Ce misérable Olmèque était son seul espoir de survie et elle ferait ce qu’il faut.

Tapie dans l’obscurité de son réduit, Marinchè frissonnait, de froid et d’angoisse, ses nerfs commençaient à la lâcher après plus de 34 jours de mers, de privations et de peurs. Elle entendit un frottement à quelques mètres d’elle, elle contint un cri d’effroi. Les rats… ils avaient de moins en moins peur d’elle et se rapprochaient chaque jour d’avantage.

-Je t’en prie Calmèque… aide-moi et je t’aiderai…

Sa supplique se perdit dans le silence et elle sentit des larmes lui monter aux yeux.

« Il ne fallait pas pleurer ou on allait l’entendre… ne pas pleurer… tenir bon… »

Un nouveau frottement… plus près…

Cette fois elle laissa un léger cri sortir de sa bouche qu’elle étouffa aussitôt de ses mains.

Elle tremblait.

« Ouvre-moi… ouvre-moi… ouvre-moi… par pitié… »

Au-dessus, Calmèque était partagé entre sa conscience et les directives de Mendoza. Il avait du mal à « oublier » purement et simplement la présence d’un cadavre en sursis sous ses pieds. Et en plus, à bien y réfléchir, il commençait à se demander si un tête à tête avec la noyade n’était pas plus enviable qu’avec l’Inquisition. Ca se bousculait dans sa tête, un peu trop d’ailleurs ! Et il se dit qu’il trancherait sur le sujet plus tard quand il aurait le temps pour y réfléchir. Là, Mendoza allait sûrement revenir et il n’avait que peu de temps.

Il ferma les yeux.

« Et merde ! »

Il ramassa sur la table en hâte quelques restes de pain, de viande fumée, quelques olives macérées et une orange. Bref, ce qui traînait et n’éveillerait pas l’attention de l’Espagnol. Il désolidarisa la planche sous sa couche et jeta presque sans regarder les aliments dans le trou. Mendoza allait sûrement revenir d’un instant à l’autre.

En voyant de la lumière parvenir jusque dans ses ténèbres, Marinchè cru que son cœur allait s’arrêter. Mais elle eut à peine le temps de passer ses doigts pour empêcher l’Olmèque de refermer aussitôt.

-Attends, je t’en supplie, laisse-moi sortir un peu.

-Impossible, il va revenir.

Et à cet instant, ils entendirent tous les deux la démarche du Navigateur dans le couloir. Marinchè récupéra ses doigts en vitesse et Calmèque replaça la planche avant de se relever et de prendre un air aussi naturel que possible.

Mendoza passa la porte avec son petit sourire narquois vissé aux lèvres, brandissant une nouvelle bouteille de vin. Calmèque demeura crispé dans une sorte de sourire déstructuré, heureusement, le Navigateur ne s’en aperçu pas. Il referma la porte et s’attabla comme s’il n’avait jamais quitté la pièce. Lançant à son compagnon de cabine un regard entendu il l’invita à revenir s’assoir en sa compagnie. Il ouvrit la nouvelle bouteille et en huma exagérément l’arôme à la sortie du goulot. Calmèque savait que l’Espagnol allait le forcer à boire et ça ne lui plaisait pas du tout.

Et de fait, Mendoza se servit un verre et en remplit un second qu’il planta devant la chaise encore vide de son bonhomme. Sans un mot, Mendoza fit un signe de main lui intimant de regagner sa place. Calmèque fit « non » de la tête mais avec une conviction toute relative, il savait que ça ne servait à rien et que ses objections ne feraient que retarder l’inévitable. L’Espagnol avait apparemment décidé de l’initier aux « plaisirs » de l’alcool cette nuit et pas une autre ! Et c’est en traînant les pieds qu’il consentit à se rassoir.

-Je ne bois pas, soupira-t-il en regardant l’Espagnol d’un air presque plaintif.

-C’est bien le problème, assura l’Espagnol.

-Quoi ? fit l’Olmèque d’un ton sceptique. Je vais remonter dans votre estime dès l’instant où j’aurai vomi mes tripes par-dessus bord ?

-C’est pas impossible…

Calmèque opposa encore un peu de résistance même s’il la savait vaine. Il renâcla, les bras croisés en signe de protestation sous le regard toujours amusé du Navigateur qui avait décidé d’attendre patiemment que l’Olmèque se résigne et accepte qu’il n’avait d’autre issue que… d’accepter. Et rien que ça, ça en valait la peine. Lui rappeler gentiment qu’il n’avait pas vraiment le loisir de refuser…  

Il y a avait là un petit jeu de rapport de force nécessaire qui plaisait au Navigateur.

-En plus vous allez être déçu. L’alcool m’endort, ça me rend même pas plus marrant, lâcha l’Olmèque en dernier recours.

-Laisse-moi en juger…

Et sur ce, l’Espagnol poussa le verre un peu plus vers le rebord de la table. Insistant.

Lançant au verre un regard de dépit Calmèque inspira très profondément avant de le saisir dans un mouvement d’humeur, de l’avaler d’une traite et de le reposer sur la table.

-Content ?

Mendoza se mit à rire d’une façon très élégante en remplissant le verre pour la seconde fois.

-Bon alors, petit un, si tu bois à cette vitesse, les choses risquent de devenir très amusantes bien plus rapidement que prévu. Petit deux, ce vin est un vrai nectar et tu me feras le plaisir de prendre le temps de le déguster un peu !

Une petite heure plus tard, Mendoza remplissait un cinquième verre. Calmèque luttait pour garder un minimum de lucidité, mais son manque d’habitude l’avait très vite mené à la frontière entre ce qui était contrôlable et ce qui ne l’était plus…

-Je vous déteste… lâcha-t-il d’une voix sourde.

-Ca fait dix fois que tu me le dis.

-Oui… mais je le pense de plus en plus…

L’Olmèque se cacha le visage de ses deux mains en maugréant.

-Je vois vraiment pas l’intérêt de se mettre dans des états pareils… c’est n’importe quoi.

Commençant de son côté à dessaouler lentement, Mendoza ne pouvait qu’apprécier la situation.

-Attends encore un peu… on y est presque.

-Où ça ?

-Au moment où tu vas enfin cesser d’être raisonnable.

-Mais vous espérez quoi exactement ? s’enquit le petit homme dont l’élocution devenait traînante.

-Savoir avec qui je voyage.

-Parce que vous croyez vraiment que je vais vous faire des confidences ?

Mendoza afficha une moue convaincue.

-Dans moins d’un quart d’heure, à n’en pas douter !

-Vous prenez vos désirs pour des réalités…

L’Espagnol lui décocha un sourire mystérieux.

-On verra…

Il s’écoula encore quelques minutes durant lesquelles le léger ressac du bateau combiné à l’ivresse achevaient de filer le tournis à l’Olmèque.

Patientant calmement, Mendoza en profitait pour grignoter quelques bricoles qui traînaient encore sur la table. Il eut une pensée comme il lui en venait souvent pour Esteban. Il espérait secrètement le recroiser à Barcelone ou ailleurs, un jour. Il imaginait mal ne plus jamais le revoir. Et pourtant, cette possibilité existait. A cette idée, il sentit quelque chose se serrer dans sa poitrine et il chassa rapidement cette sensation qu’il jugea « stupide ». Il fallait qu’il se change les idées. Du coup, il jugea que la « cuisson » de son Olmèque était à point et il passa à l’action.

-Bon ! fit-il sentant que son petit jeu pouvait démarrer. Je commence. Je m’appelle Juan Alejandro Lazaro Mendoza Alvarez y Cordero, né dans le sud de l’Espagne près de Séville il y a 38 ans. Mon père était un notable de la ville et ma mère une femme de petite noblesse. J’ai eu la chance d’étudier l’art de la navigation avec l’un des meilleurs du Royaume, ami de mon père et grâce à lui je jouis aujourd’hui d’une excellente réputation…

Il s’interrompit, attendant une éventuelle réaction de son éméché mais celui-ci ne broncha pas. On aurait pu croire qu’il n’avait rien entendu, mais Mendoza était certain du contraire.

-A ton tour, conclut-il en incitant l’autre à se livrer.

Calmèque inclina sa tête très lentement et lui lança un regard médusé.

-Aller ! Insista le Navigateur. Ca va pas te tuer ! Ou je remplis à nouveau ton verre ! menaça-t-il en soulevant la bouteille.

Boire encore signifiait pour Calmèque le risque de perdre un peu plus le contrôle sur ce qu’il dirait ou non, alors il décida qu’il valait mieux essayer de limiter les dégâts.

-OK OK, consentit-il d’une voix timbrée différemment que d’habitude. Bon alors… Je m’appelle pas Juan Alejandro Mendoza Machin chose et je suis pas du tout né dans le sud l’Espagne.

-Mais encore ?

« La pompe est dure à amorcer, mais on va y arriver… »

-Mon nom est une longue litanie que vous avez déjà lue et que jamais vous ne retiendrez donc, on s’en fout.

Il marqua un temps d’arrêt, sans doute pour réfléchir aux infos qu’il lâchait ou pas mais aussi pour contrer un étourdissement. Le Navigateur le vit fermer fortement les paupières en soupirant. Il continua quand il ré-ouvrit les yeux.

-J’ai 36 ans et je suis né dans la région dite de «La Venta » sur un continent que vous autres, cons d’Espagnols…, avez pris pour les Indes, ironisa-t-il en narguant l’Espagnol. Je ne manquerai donc pas de venter votre excellente réputation de navigateur auprès de Kirshna la prochaine fois que je la verrai !

Calmèque rit de sa propre plaisanterie et s’en excusa quelques instants plus tard sans parvenir complètement à arrêter de rigoler. Ce qui constituait la preuve, s’il en fallait une, qu’il n’était plus tout à fait dans son état normal.

-Elle était facile, j’avoue…

Mendoza accepta la petite attaque de bonne grâce. Calmèque marquait un point. Vu qu’il allait sans doute perdre tous les suivants, Mendoza pouvait bien lui accorder celui-là.

Il attendit.

Le petit rire de l’Olmèque s’éteignit progressivement et il resta ensuite un long moment les yeux rivés sur le rebord de la table sans plus dire un mot. Lui forcer la main ne servirait à rien, Mendoza en avait la conviction, il fallait le laisser venir. Aussi, attendit-il patiemment qu’il reprenne la parole. Il paraissait perdu loin dans ses pensées. Des pensées qu’on devinait peu agréables à en juger par son expression. Et puis d’un coup, il eut cette phrase, prononcée dans un souffle et tombant comme une enclume.

-Apuchi était comme une prison… une prison triste et froide abritant l’agonie d’une race arrivée en fin de parcours…

Mendoza fronça les sourcils. Il ne s’était pas attendu à de tels mots, et surtout pas maintenant. Pas si vite. Et il  dut se faire violence pour ne pas faire de bruit, malgré la stupéfaction. La moindre interférence aurait pu troubler le fil. Etait-ce l’alcool qui l’avait amené à faire cette confidence ? Ou l’envie d’en parler à quelqu’un depuis longtemps profitait-elle juste de l’excuse que l’ébriété lui offrait ?

Calmèque tourna la tête avec lassitude vers son pourvoyeur d’ivresse et lui offrit un sourire désabusé.

-C’est ce genre de choses que vous voulez que je vous raconte ? Vous voulez savoir si votre « gargouille », ironisa-t-il en reprenant le nom dont l’Espagnol l’avait affublé le matin-même, est capable de sentiments ? Ou si le fait d’être né avec de grandes oreilles fait forcément de nous des êtres sans âme ?

Il se tut, les yeux mi-clos. L’air profondément triste.

-Ne soyez pas stupide Mendoza. Personne n’est tout noir ou tout blanc. Nous ne sommes que des nuances de gris, coincés dans nos histoires et nos décors… Et je suis comme tout le monde…

Mendoza croisa les bras. Les choses ne se passaient pas comme il l’avait prévu. Il venait de se prendre une claque et de se faire remballer dans les cordes.

Depuis le début de leur voyage, Mendoza avait eu à plusieurs reprises la conviction, un peu dérangeante, que l’Olmèque n’était pas aussi lisse qu’il l’aurait voulu. Il aurait aimé garder de lui l’image d’un petit roquet à la solde se son Maître, dénué de toute forme de conscience. Le bras armé de Ménator, juste un pion à qui on disait « saute » et qui sautait sans poser de question. C’eut été tellement plus simple de le réduire à ça. Mais personne ne pouvait être aussi basique. Il en savait quelque chose.

L’Espagnol l’observa en silence de longues minutes. Un peu méfiant. Il se demandait si l’Olmèque n’avait pas retourné le petit jeu à son avantage en lui servant exactement ce qu’il espérait. Parce que, si ce qu’il prétendait était vrai, cela signifiait qu’il n’était pas aussi raccord qu’on aurait pu le croire avec son ancien Maître et… ça semblait peu probable. Mendoza avait encore en mémoire son zèle inébranlable. Le doute s’empara de l’Espagnol. Soit il devait accepter d’avoir peut-être mal jugé le petit homme ou alors celui-ci était un manipulateur qu’il convenait de garder à l’œil.

Il détailla la petite silhouette assise devant lui, les avant-bras posés sur ses cuisses, le dos courbé, la tête basse, le regard éteint, écrasé par l’alcool qui continuait à prendre le pas,… Il paraissait réellement affecté.

Mendoza était partagé, il lui faudrait creuser la question.

Doucement, il le vit entrouvrir les lèvres mais le son ne suivit pas immédiatement. Malgré l’alcool, il gardait l’esprit relativement clair, mais son corps fonctionnait au ralenti. C’était une réaction que Mendoza n’avait encore jamais constatée. Un décalage étonnant.

-Je voudrais me coucher s’il vous plaît. J’me sens pas très bien, finit par dire le petit Olmèque de façon presque inaudible.

Mendoza ne répondit rien.

-S’il vous plaît…, insista-t-il.

L’Espagnol hésitait entre l’envie de le pousser plus loin dans ses retranchements ou le laisser croire qu’il avait gobé son histoire. A bien y réfléchir, il se dit que cette dernière solution était la meilleure. S’il disait la vérité, il valait mieux le laisser tranquille pour le moment et s’il avait essayé de la lui « faire à l’envers », mieux valait qu’il le laisse croire qu’il avait un coup d’avance. Rien n’est plus imprudent qu’un manipulateur qui se croit hors d’atteinte.

Mendoza se tut donc avant de permettre à son compagnon de mettre fin à cette discussion d’un hochement de tête.

Calmèque se redressa donc et prit appui sur la table pour se lever, un peu oscillant. Et c’est sans échanger un regard que Mendoza le vit rejoindre sa couche d’un pas incertain et s’allonger sur le côté, tourné vers le mur, ramenant au maximum ses genoux devant sa tête, les bras par-dessus, enfouissant son visage en lui-même comme pour se protéger du monde extérieur. Comme l’aurait fait un enfant.

L’Espagnol resta pensif. Puis il jeta un coup d’œil à la lettre posée un peu plus loin sur la table et qui leur avait servi pour le cours d’écriture. Il repensa à ce qu’elle impliquait et réfléchit un moment. Il tendit le bras et la saisit. La relut.

Plusieurs fois. Il allait devoir donner une réponse. Il laissa un long soupir s’échapper. La proposition était alléchante mais elle le détournait de ses plans initiaux et ça l’ennuyait. Mais ne fallait-il pas savoir saisir les opportunités quand elles se présentaient ?

Quelle heure pouvait-il être ?

Il n’avait pas du tout envie de dormir, il tapota le papier de la lettre deux ou trois fois sur la table avant de le lâcher, de se lever et de quitter la cabine en quelques enjambées. Il avait envie de se changer les idées. Envie de compagnie féminine, d’un peu de douceur et de câlins. Et il savait qu’il n’aurait pas beaucoup de difficultés à trouver son bonheur. Une petite marquise avec laquelle il avait longuement conversé plus tôt dans la journée, saurait lui apporter le réconfort dont il avait besoin. Et s’il savait s’y prendre, peut-être que ses deux dames de compagnie feraient aussi partie de la nuit.


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