Rhaegar le Dernier Dragon

Chapitre 14 : Le Maître des Chuchoteurs

5236 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/12/2016 17:40

L’homme au visage mince baissa la tête pour entrer par la porte grande ouverte du Grillon du Foyer, une taverne de Culpucier dans la grande cité de Port-Réal. Instantanément, il se retourna et tendit son long cou pour scruter la rue qu’il venait de quitter, où les hommes vaquaient à leurs occupations dans la chaleur et la poussière de la fin d’après-midi. Furtivement, il se retourna encore pour dévisager ceux qui avaient trouvé un abri contre le soleil dans la grande salle de la taverne. Une main osseuse essuya la sueur de son visage hagard, où des yeux hantés brûlaient dans des orbites creuses. Il jeta un coup d’œil interrogatif au tenancier, qui secoua la tête. Puis, après un dernier examen de la salle, l’homme qui avait peur fila vers l’escalier et disparut à l’étage des chambres.

— On dirait qu’il a peur de son ombre, celui-là, commenta un des buveurs au bar.

Le tavernier lui adressa un regard lourd de sens.

— C’est le cas.

— Comment ça ?

L’aubergiste haussa ses épaules trapues. Le Grillon du Foyer n’était pas un établissement où la direction se souciait beaucoup des affaires des clients. Cependant…

— Il a peur de son ombre. Il ferme sa porte à double tour dès que le soleil descend, et il y reste jusqu’à ce qu’il fasse grand jour. Il éclaire sa chambre comme en plein jour, il doit consommer une bonne cinquantaine de chandelles par nuit, ou je sais pas.

— Il fait brûler ses chandelles toute la nuit ?

— Ouais. Il en a dix, quinze peut-être, toutes allumées ensemble, il les a placées tout autour de son lit. Et trois lampes à huile. On a bougrement du pot qu’il ne fasse pas cramer toute la maison. Je le flanquerais bien à la porte, mais il paie bien.

— Alors, de quoi est-ce qu’il a peur ?

— Des ombres.

— Des ombres ?

— C’est ce qu’il a marmotté, un matin, en se traînant jusqu’ici, ivre à en perdre la tête et cherchant à boire encore. “Des ombres Sans-Visage”, il           a dit.

— Foutre, si les Sans-Visages lui courent après, j’lui donne pas longtemps avant de crever.

— J’en ai déjà vu, des comme ça, renchérit un autre. Ils ont beau courir comme des damnés, ils sont morts de toute façon. En général, les Sans-Visages, « a ce qu’on dit » sortent d’une pipe ou d’un trou de souris avant de vous flanquer une lame dans le bide. 

Il vida sa chope.

« Parfois, elles viennent d’ailleurs », déclara la silhouette en robe noire que personne n’avait vu entrer.


L’homme qui avait peur descendit précipitamment le couloir, une lourde clé de bronze préparée dans sa main. Le Grillon du Foyer était une des rares auberges de Culpucier à proposer des chambres équipées de serrures pareilles. Cela coûtait plus cher, mais certains ne regardaient pas à une telle dépense. Ce fut donc avec un certain sentiment de sécurité que l’homme qui avait peur déverrouilla maladroitement et se glissa dans sa chambre.

Il ferma la porte et poussa un petit chevrotement de peur en découvrant l’homme qui attendait à l’intérieur. Son visiteur n’avait pas une apparence rassurante. Avec une carrure plus de deux fois supérieure à celle du frêle arrivant, il débordait à moitié de l’unique siège de la chambre. Mais ce fut avec soulagement que l’homme qui avait peur souffla : «  Maître Varys ! »

Varys rejeta sa capuche noire et le regarda en levant un sourcil épilé. « Qu’est-ce qui ne va pas, Horatio ? Tu as l’air aussi nerveux qu’un chat dans une boucherie. Tu n’aurais pas commis de bourde… ? »

Horatio secoua la tête. « Non, tout va bien, maître. »

— J’ai loué tes services parce qu’on racontait que tu avais du cran. La voix de Varys contenait une note de mise en garde. Tu te comportes comme quelqu’un qui va craquer.

— Ce n’est pas notre affaire. Il s’agit d’autre chose.

— De quoi, alors ? Je joue une partie bien trop serrée, actuellement, pour tout miser sur un homme qui ne peut pas remplir son rôle.

Encore une fois, Horatio avait tremblé devant l’homme qu’on surnommait l’Araignée. L’énigmatique Maîtres des Chuchoteurs était un eunuque gras et chauve, aux joues molles et aux lèvres épaisses. Aujourd’hui, pour son rendez-vous avec Horatio il portait une tenue discrète avec une cotte de maille. Armé et botté, il quittait son langage fleuri pour un franc-parler direct et concis, claquant comme des coups de fouet. C’était l’un des nombreux aspects de sa personnalité plus que complexe. Personne ne pouvait croire que ce gros assis dans une chambre d’une auberge malfamée, siégeait au Conseil Restreint du roi Aerys le fou. Varys de son côté observa Horatio et remarqua que sa jovialité avait disparu. Il était terrifié. Et avait l’air d’un homme qui n’a pas eu une journée de sobriété depuis des mois.

— Que s’est-il passé, sur Tyrosh ? demanda l’Araignée en observant son agent vider une pinte. Et où sont passés tous les autres ?

— Morts. Tous morts, répondit simplement la voix douce d’Horatio. Par les Sept, et de quelle mort !

Il chevrotait en prononçant ces mots. Varys nota avec alarme que son interlocuteur avait les yeux baignés de larmes, alors que son visage était vide de toute émotion.

— Tout le monde mort, sauf toi !

L’araignée avait les yeux réduits à une fente, et ils se rétrécirent encore. Ce qui effraya Horatio qui répondit rapidement :

— Oui tous morts. Tous sauf moi. Rien qu’Horatio, tout seul. Il y en avait quelques autres que le Renard-Sans-Queue a dû acheter pour s’attacher leurs services. Ceux-là, il les a épargnés, pour qu’ils portent de faux rapports à Westeros – de venimeux mensonges sur Tyrosh la calme, la paisible. Ils ont bien mérité leur paie, semble-t-il. Peut-être lui ont-ils raconté où trouver leurs anciens camarades. À moins qu’il n’ait arraché leur trahison à quelques-uns des autres avec Fossovoie et ses instruments de torture infernaux.

« Satané Pomme Gâtée ! Si seulement vous avez vu ce qu’il leur a fait. Il en était fier – il a accroché leurs carcasses sous les murailles de la Tour Sanglante, pour que tout le monde puisse admirer son art. Il a dû passer des jours à jouer. Des corps écorchés, brûlés, brisés… »

Varys demeura silencieux. Horatio espionnait le prince pour son compte, et lui fournissait de précieuses informations sur le fils ainé d’Aerys. En prenant compte les risques de trahison, Rhaegar avait employé deux réseaux d’espionnage distincts sur Tyrosh, aucun des deux n’étant censé connaître l’existence de l’autre. Et il avait recours à quelques délateurs totalement indépendants. Et bien entendu, il y avait d’autres agents exactement comme Horatio, qui avaient pour mission de surveiller une partie du réseau sans que personne ne reconnaisse leur identité. Personne n’avait su qu’il était un agent de Rhaegar, mais aussi de Varys. Ce dernier hocha lentement la tête. L’agent double ne mentait pas, du moins… pour le moment.

— Pourquoi personne ne s’est-il échappé de l’île ? demanda Varys toujours soupçonneux.

— Peu en ont eu l’occasion, ils ont frappé si vite. Et aucun navire ne quitte Tyrosh sinon sous très étroite surveillance, pas même les bateaux de pêche. Il arrive toujours quelque chose aux barques qui essaient de fuir en secret.

— Aucun blocus ne peut arrêter tous les bateaux.

— Reinhard le Sanglant l’a fait lui.

Varys pencha la tête de côté et enregistra l’information. Comme chaque espion qui se respecte, il avait entendu parler de Reinhard, mais n’avait jamais cru aux histoires qu’on racontait sur lui.

— Qu’est-ce que tu sais sur ce Reinhard ?

— Pas plus que ce que vous avez dû entendre dire. Personne ne sait grand-chose. Milo l’a fait venir pour qu’il se charge de sa rébellion. Derrick Fossovoie a dû lui céder sa place, si bien qu’ils sont ennemis mortels, tous les deux. Fossovoie est un seigneur trop puissant pour qu’on s’en débarrasse facilement, et Reinhard accomplit trop bien sa besogne pour qu’Derrick récupère son poste. Quelque chose va devoir céder, à force.

Varys décida qu’il allait devoir se fier à Horatio, mais un détail lui échappait encore.

— Parle-moi de la tentative d’assassinat de Rhaegar, pourquoi tu ne l’as pas prévenu ?

— J’ignorais que Qarth allait envoyer des Navrés, et puis moi-même je suis traqué depuis que j’ai faussé compagnie aux mercenaires quand ils assiégeaient Pentos, mais d’après mes agents de Peyredragon, un des Navrés a été interrogé par la favorite de Rhaegar.

— Et qu’est ce qu’il leur a révélé ?

— Je n’en sais rien, mais d’après ce qu’on m’a rapporté, on entendait des cris stridents, si bien qu’on aurait cru que c’était Fossovoie en personne qui se divertissait avec le bougre.

Varys était amusé – Fossovoie lui-même tremblerait devant les méthodes d’interrogatoire de Serala – il avait connu un Caresseur à l’époque où il était spadassin à Myr. Ce dernier exerçait la profession de médecin avant de choisir la voie du Caresseur. Varys avait été témoin de l’interrogatoire d’un criminel qui avait une fois tenté de le tuer. Bien sûr ce dernier avait révélé l’identité du commanditaire : trois papiers tirés au hasard avaient suffi pour lui délier la langue. Les Navrés de leur côté, étaient entrainés à résister à toute forme de torture, mais contre une Caresseuse comme Serala, toute endurance était inutile. Et Varys se demandait combien de papiers avaient bien pu être utilisés avec le Navré prisonnier.

— Je vais me renseigner. Toi pendant ce temps-là, tu vas retourner sur Tyrosh et voir quelles autres informations tu peux glaner. Si un Feunoyr est réellement en vie, Aerys voudra le savoir.

Le visage d’Horatio blêmit et s’écria : « Moi ? Mon cul, ouais ! C’est du suicide ! Vous me payez pour espionner pour votre compte, pas pour me faire tuer. J’en ai fini avec tout ça. »

— Je ne crois pas, non, lui assura Varys sur un ton aimable. Avec dans les yeux une cruauté désinvolte. J’ai besoin de toi à Tyrosh, et puisque tu fournis la Tour Sanglante en vin, tu as une excuse pour aller en visite avec le nouvel assistant que je vais t’envoyer demain. Et ne te figure pas que tu vas me doubler, Horatio. Moi aussi, je connais des méthodes pour faire périr un homme horriblement.

Il tourna le dos aux suppliques de l’espion et quitta la chambre en rabattant sa capuche. Horatio alluma d’autres bougies et s’écroula sur une chaise, c’est alors qu’il sentit une lame lui ouvrir le ventre, et une voix murmurer à son oreille : Je suis navré !


*

Le Donjon Rouge, la puissante forteresse qui se dressait fièrement sur la colline d'Aegon à Port-Réal. Sa construction avait été lancée par le Conquérant en lieu et place de la forteresse de Fort-Aegon et ne fut achevée que plusieurs années plus tard par le roi Maegor I Targaryen. Ce dernier aurait fait mettre à mort les constructeurs et architectes ayant participé à sa construction afin d'en préserver les secrets.

La forteresse en question était dotée de puissantes murailles et de sept tours en grès rosâtre qui lui donnait son nom. Ses portes extérieures en bronze, étaient protégées par une puissante barbacane, et au cœur du bâtiment se trouvait la Citadelle de Maegor qui constituait un deuxième château à l'intérieur du Donjon Rouge. La Citadelle elle-même était munie d’un profond fossé garni de pics en fer et d'un pont-levis. Son mur nord était percé d'une poterne qui permettait de descendre en ville par l'allée de Sombrenoir. Une porte discrète menait en outre hors du château sur sa face sud, au sommet de la falaise qui surplombait l'embouchure de la Néra. Enfin, une autre sortie souterraine secrète rejoignait les égouts de Port-Réal par les caves.  

Varys connaissait de nombreux passages secrets du Donjon Rouge, qui n'avait maintenant plus de secrets pour lui, et il apparaissait spontanément lorsqu'un événement d'importance se produisait dans la forteresse. En entrant dans son logis, il referma la porte secrète, et enleva aussitôt sa cotte de maille pour une de ses tenues voyantes. Puis se dirigea vers son petit salon où son repas l’attendait sur une petite table en bois noir. Bien sûr, sa rôtisseuse personnelle faisait partie de son réseau ; elle cuisinait aussi bien que le chef qui préparait les plats royaux. Il commença avec une bonne soupe aux betteraves de Volantis, accompagnée de sauterelles frites et d’escargots. Sans oublier les lamproies assaisonnées à l’huile d’olive dornienne, et le très bon fromage blanc lysien. Il consomma également une petite tourte aux pigeons, et pour finir, une tarte aux pommes et du vin rouge liquoreux du Bief.

En quittant ses appartements, Varys se rendit aussitôt au Bal de la Reine. Une salle de réception privée ornée, de lambris richement ciselés et de miroirs d'argent martelé qui redoublaient l'éclat des torches disposées dans des appliques. Des jonchées au parfum suave couvraient le sol, et sans parler de la tribune en surplomb qui servait de scène aux musiciens. Des baies en plein-cintre s’évasant tout du long de la paroi sud étaient surmontées de lourds rideaux de velours. En y entrant le Maître des Chuchoteurs se mêla à la noblesse, et en salua quelques-uns avec des révérences légères. Prenant un verre de vin il le porta à ses lèvres, puis grimaça en le reposant sur la table. Westeros allait devoir améliorer la qualité de ses vins en prenant exemple sur Hautjardin et ses célèbres vignobles… Pas étonnant que les nobles se tournassent vers les liqueurs de Lys ou de Myr. Refusant les tartes aux fraises qu’un serviteur lui présenta, il fit quelques pas en lançant un regard circulaire, et entrevit la nouvelle main du roi, lord Owen Merryweather. Ce dernier pouffait et badinait avec le Maître des Lois, lord Symond Staunton. De nouveau, il s’ s’étonna, du choix d’Aerys, car lord Owen ne faisait que rire, si bien que lord Tywin Lannister l’avait baptisé le Glousseur. Et à raison, car le cocasse riait à gorge déployée la moitié du temps. Le royaume allait à vau-l’eau, gouverné par un fou sanguinaire, et secondé par un histrion à moitié débile.

Le fait que le Grand Mestre Pycelle ait convoqué en séance extraordinaire le Conseil Restreint ne le surprenait pas outre mesure. Car Varys était au courant de tout, ou de presque tout : des guerres d’Essos, comme de la tentative d’assassinat sur la personne du prince Rhaegar. Un de ses oisillons lui avait rapporté que l’Hydre était arrivée ce matin même. Le prince devait être là quelque part, à moins qu’il n’ait préféré rester sur son navire, car depuis sa dispute avec le roi, Rhaegar était traité en paria, tout comme certains de ses partisans. D’aucuns auraient juré, que Tywin Lannister en faisait partie, mais Varys en doutait.

Une main lui pressa l’épaule, Varys se retourna et ouvrit les yeux de surprise en découvrant une Serala toute souriante dans sa blouse en mousseline noire qui comportait plusieurs appliqués et broderies disposés stratégiquement. Les appliqués, comme le remarqua Varys, avaient une propriété intéressante : ils servaient alternativement à dissimuler et à dévoiler, et conformément à la dernière mode lysienne, sa jupe couleur carmin, froncée par une ceinture en argent fermée par une grande boucle en forme de rose, était fendue sur le côté. Bien qu’on enjoignît de porter les jupes ouvertes jusqu’à la moitié de la cuisse, celle de Serala l’était jusqu’à la moitié de la hanche.

— Dame Serala ! Ma chère ! Comme je suis content !

Le maître espion s’inclina, baisa la main qu’on lui présenta bien haut. Il avait déjà pu observer qu’au moment des salutations, toutes les femmes de basse naissance s’attendaient à ce qu’on leur baise la main, geste qui les plaçait au moins au même rang que les princesses. Serala d’Asshaï redressa la tête, faisant ainsi vibrer et tinter ses boucles d’oreilles. Tout doucement, mais avec ostentation et impudence.

— Votre beauté ne fait que s’accroître avec le temps, ma mie. Puis-je vous offrir quelque chose à manger ? J’ai vu pas mal de coupelles remplies de caviar à l’autre bout de la salle.

— Du caviar en ta compagnie ? J’en rêvais ! Allons-y sans tarder.

Battant des cils, Serala plaça d’office son bras sous le coude de Varys, et aussitôt une excitante odeur de cannelle et de nard parvint aux narines du maître espion, l’ancienne Perle Noire de Braavos avait de quoi faire rougir la Jouvencelle en personne avec sa beauté mystérieuse. Même lord Owen cessa de rire en la voyant passer devant lui, avalant sa salive, et s’efforçant de ne pas regarder ses mamelons roses, par trop perceptibles sous le tissu transparent. Le couple devint le centre même de la curiosité de l’assistance. Varys savait à quoi s’attendre, c’était donc avec un calme stoïque qu’il supporta les regards pleins de curiosité malsaine des nobles et les petits sourires énigmatiques des dames. Certains qui le scrutaient, étaient troublés, déconcertés, ils s’égaraient et perdaient clairement leur contenance. À sa grande satisfaction. Oui, leur répondait-il en pensée, oui, vous ne vous trompez pas.

Il n’y a qu’elle à mes côtés, l’authentique Perle Noire de Braavos qui a choisi l’Araignée comme cavalier, drôle de spectacle, n’est-ce pas ?

— Pas de tables où s’asseoir, constata-t-elle d’une voix lugubre en lissant la jupe rouge chamarrée d’argent.

Varys ne réagit pas. Serala n’attendait pas de réaction de sa part, car le maître espion n’avait pas coutume de répondre à de telles récriminations. Mais elle ne renonça pas. Elle continuait à ronchonner. Elle avait tout bonnement envie de râler un peu.

— Il n’y a pas de musique, il y a un putain de courant d’air et on va donc devoir rester debout pour boire et manger ?

Le regard amusé de Varys lui redonna le sourire, et rares étaient les hommes – hormis son Rhaegar – capables de réussir avec elle cet exploit.

— Tout à fait, dit-il d’une voix étonnamment calme. Nous allons manger debout. Rappelez-vous ma chère, que s’attarder à une table où il y a à manger est considéré comme un manque de tact.

— Je vais m’efforcer de ne pas manquer de tact, marmonna-t-elle. D’autant plus que, d’après ce que je vois, il n’y a pas vraiment matière à s’attarder.

— Boire de manière intempérante est également considéré comme un grand manque de tact.

Varys poursuivait ses leçons de bienséance sans prêter la moindre attention aux gloussements de la jeune femme.

— Et que ce freluquet, dans ses braies ridicules, soit justement en train de me montrer du doigt à deux de ses compagnons, le coupa-t-elle, est-ce considéré comme un manque de tact ?

— Oui, mais léger.

La jeune femme lui serra fort l’avant-bras, puis se blottit légèrement contre lui.

— Merci mon ami, et permets moi de te dire que tu es encore plus charmant qu’un noble du Bief.

Varys leva un sourcil, et lui jeta un regard discret.

— Je vous en prie, pas de viles flagorneries avec moi.

— Est-ce que vous, les espions, prenez toujours la sincérité pour de la duplicité ? Est-ce parce que vous ne croyez pas en la sincérité, même lorsque vous l’entendez d’autrui ?

— Rassurez-vous, chuchota Varys, vous je vous crois.

Elle serra son bras plus fort encore, et tendit la main pour prendre une petite assiette. Varys lui servit galamment un peu de saumon, ainsi que du crabe, puis l’observa manger les mains dans les manches de sa tunique. La jeune femme savoura son léger repas puis désigna des yeux un groupe d’homme que le maître espion ne connaissait que trop bien.

— Qui est ce gros rouge qui sue ?

— Lord Qarlton ChelstedGrand Argentier. Il doit sa position actuelle à sa sœur aînée qui était dame de compagnie de lady Merryweather, d’ailleurs on le surnomme lord Jupon.

— Mm ! fit Serala en faisant la moue. Et devant lui, ce chat noir ?

— Le grand alchimiste Rossart, un proche de notre bien aimé roi Aerys.

Varys fit une grimace avant d’ajouter d’une voix mielleuse.

— Aime aussi bien le feu que les jeunes garçons.

— Que les dieux protègent les Sept Couronnes, murmura-t-elle d’un air contrit. Et maintenant ? Que faisons-nous ?

— Circuler dans la salle, se saluer, flirter, converser…

— Continuer tout simplement à manger, présenta-t-elle en déposant son assiette vide, et j’ai toujours faim, par le saint pénis de R’hllor !…

— Par les dieux… vous blasphémez ! Un moment, j’ai bien cru que vous alliez jurer par le con de la Mère.

— Si la Mère existait, je crois qu’elle serait satisfaite de sa représentation. On dit que c’est une putain qui a servi de modèle, mais ce n’est pas surprenant si l’on tient compte de ses mensurations.

— Gardez-vous de répéter cela devant le Grand Septon.

— Inutile. A voir comment il bigle mon décolleté, je dirais que j’ai remplacé la Mère et la Jouvencelle dans ses prières.

— Comme tant d’autres, ma très chère. Mais je ne vois le prince nulle part…Est-il ici au palais ?

— Mon cher ami, j’avais oublié que tu étais en service et que ta proposition de m’offrir le caviar n’était qu’un de tes moyens délicats de me soutirer des informations. Et bien soit, je te répondrai ceci : le prince est bien dans le Donjon Rouge, et il s’apprête à conférer avec son royal père.

Varys battit prudemment en retraite, et déclara en faisant la moue :

— Peste ! Mon approche discrète part en brioche.

— Nullement mon ami, tu n’es prévisible qu’en apparence. De plus, je suis prête à jouer dix dragons d’or contre une merde de chien que tu le savais déjà, devisa-t-elle en le gratifiant de son sourire le plus éclatant.

— Moi, très chère ? Oh ! non, je ne suis pas aussi habile. Non. Ce sont des sujets délicats, avec lesquels on ne peut pas plaisanter.

— Vraiment ? s’exclama Serala, feignant la surprise.

C’était bien sur une brillante saillie, et le maître espion éclata de rire. Mieux valait déblayer le terrain avec Serala, elle était sur ses gardes. Aussi, il choisit une approche plus subtile.

— Visitez avec moi la Petite Galerie, si vous êtes amatrice de tableau, vous aurez la possibilité de faire connaissance avec l’histoire de Westeros.

Serala le considéra un moment puis opina du chef. Bras dessus, bras dessous, ils sortirent la salle et se dirigèrent vers une autre pièce avoisinante à la tour de la Main.


En y entrant, un serviteur éclaira une par une les bougies du couloir. Le couple s’arrêta devant le premier tableau qui représentait un navire de l’Antiquité, ballotté par des tourbillons entre les récifs saillants au milieu des brisants. À la proue du bateau, une femme en blanc se tenait debout, la tête entourée d’une couronne lumineuse.

— Le débarquement des Dix Mille Navires, devina la jeune femme.

— En effet, confirma Varys. Le Bateau des Exilés. On y voit la princesse Nymeria de Ny Sar avec ses sujets arriver près de l'embouchure de la Sang-vert, non loin de Lancehélion. Ce que vous voyez n’est une version romanesque de l’histoire. Il est plus vraisemblable de penser que, du temps du premier voyage jusqu’au dernier débarquement, Nymeria, et les autres, aient vomi tripes et boyaux.

— Toujours aussi cartésien, mon cher.

— Réaliste, corrigea Varys en souriant. Quand j’étais jeune apprenti dans une troupe de comédiens errants, on m’a enseigné ceci : « tout homme a un rôle à jouer dans l'existence comme sur les tréteaux ». Nymeria a joué un rôle sans apprendre de texte, en faisant partir son peuple à bord de dix mille navires à destination de Dorne, où comme vous le savez, elle a prit lord Mors Martell pour époux.

— Et le jour de leur mariage, elle brûla ses vaisseaux afin que son peuple comprenne qu'il n'était plus question de revenir en arrière, récita-t-elle en regardant le tableau avec ennui.

— Vous ne l’aimez pas, n’est-ce pas ?

— Dis-moi, Varys. Quelle est la différence entre une putain et une princesse ?       

— Une grosse différence, cela va sans dire. Mais je n’aime pas trop le mot « putain » trop vulgaire à mon goût. Pourquoi ? Selon vous, Nymeria serait une… prostituée ?

— Voyons… elle s’est offerte à un homme qu’elle n’aime pas, en échange de richesses et de promesses de sécurité, et cela de la même manière qu’une… tapineuse offrant son corps à des hommes qu’elle n’aime pas en échange de pièces de cuivre.

— Vu comme ça, je vous répondrai que la différence est « le prix ».

— Et pourtant on adule Nymeria la Conquérante, et on traite les prostituées avec dérision. Imagine exposé ici le tableau d’une putain qui essaye de gagner sa vie, ce serait vraiment mémorable.

Le maître espion désigna une autre peinture du doigt et déclara avec une douceur insolite :

— Voici Shaïra Astre des Mers, fille naturelle d'Aegon l’Indigne par sa neuvième et dernière maîtresse. Comme vous pouvez le remarquer, ses yeux avaient deux différentes couleurs, une anomalie qui ne faisait qu'accentuer sa beauté qui était la plus grande de son temps. Son demi-frère Freuxsanglant l'avait demandée en mariage une cinquantaine de fois, elle lui avait ouvert son lit mais jamais accordé sa main.

— Belle et séductrice ! commenta Serala en observant la toile avec intérêt. Mon prince Rhaegar m’a raconté qu’elle se baignait dans du sang pour garder sa beauté.   

— Et vous ? Quel bain utilisez-vous pour garder votre éclat, ma mie ?

Serala le gratifia d’un sourire de louve.

— C’était censé être une comparaison ? Un parallèle ? Dans ce cas, c’est tombé à côté. Je prends des bains de merde, et ma peau est aussi douce et blanche que celle de cette bâtarde exposée ici. Ou veux-tu en venir avec tout ça, Varys ?

— Peut-être, marmotta-t-il avec un léger sourire, peut-être révérai-je d’un tableau dans la Petite Galerie? Nous deux, attablés, et, sur la plaquette de cuivre, l’inscription suivante : « Varys l’Araignée conclut un pacte avec Serala d’Asshaï ».

— Ce serait une allégorie, réfuta-t-elle. Dont le titre serait : « Le Savoir triomphe de l’Ignorance ». Je préférerais un tableau plus réaliste, intitulé « Varys explique son plan à Serala ».

— N’est-ce pas évident ?

— Non.

— Avez-vous oublié ? Le tableau dont je rêve est suspendu dans la Petite Galerie. Les générations futures le regardent, elles savent parfaitement de quoi il s’agit, quel événement est représenté sur ce barbouillage. Sur la toile, les figures peintes de Varys et de Serala s’entendent et concluent un accord au terme duquel l’ancienne Perle Noire de Braavos, sauverait le royaume d’un prince qui s’apprête à commettre la plus grande des bêtises.

— Et dire que, très récemment encore, reprit le la jeune femme après un long moment de silence, j’imaginais que plus rien ne pouvait me surprendre. Crois-moi, Varys, je penserai longtemps à ce banquet et à ces événements étranges. Assurément, cela mérite un tableau. Avec en titre : « Serala quitte Port-Real, hilare ».

Elle ajouta en le fusillant du regard :

— Cesse de tourner autour du pot, Varys. Dis-moi de quoi il s’agit. Dis-moi tout avec des mots simples. Imagine-toi que nous sommes assis autour d’un feu de camp, deux vagabonds en train de faire cuire un cochonnet qu’ils viennent de voler, et qui tentent sans succès de se saouler avec du jus de bouleau.

— Révélez-moi pour qui travaillait l’assaillant du prince que vous avez… torturé ?

Serala réfléchit, ou fit mine de réfléchir

— Hum ! La question n’est pas simple, mais je vais essayer d’y répondre. L’homme m’a donné un nom, et j’ai dû lui arracher la peau des pieds pour  en vérifier la véracité. Ces derniers, ont beaucoup chagriné le prince, et je ne parle pas de la pauvre reine Rhaela.

Cette fois Varys, fronça les sourcils et la regarda sincèrement troublé.

— Que voulez-vous dire ?

— L’homme que tu sers, mon cher Varys, coupa-t-elle gravement, est-une pourriture qui ne vaut même pas un rat d’égout.

Elle détourna les talons et le quitta. Varys sentit ses mains trembler.

— Aerys voulait assassiner sa femme et son fils ? s’exclama-t-il abasourdi. 

Voila pourquoi le prince Rhaegar avait envoyé des corbeaux aux quatre coins du royaume : il voulait renverser l’homme qui avait tenté de l’assassiner. Il devait absolument tirer l’affaire au clair durant le Conseil Restreint. Se tournant aussi pour partir il tomba nez à nez avec le prince Rhaegar Targaryen.

— Nous avons à parler vous et moi, lord Varys.



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