Rhaegar le Dernier Dragon

Chapitre 13 : Un pari risqué

4694 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/11/2016 19:28

Tard un soir, plusieurs jours après la bataille, Reinhard était assis et lisait des rapports dans la salle de la tour qu’il avait choisie comme quartier général. En supposant que les réparations des vaisseaux de guerre capturés et d’autres pourraient être achevées à temps, sa flotte se retrouvait pratiquement à son effectif de départ – peut-être davantage, puisque l’acquisition de quelques vaisseaux de guerre de première classe compensait plus qu’amplement la perte de nombre de vaisseaux moins adaptés. Mais ils avaient subi de grosses pertes, ce qui était plus grave. Il fallait trouver d’importants effectifs. On pouvait sans trop de difficulté rameuter des matelots ordinaires, mais les officiers entraînés posaient un tout autre problème.

En supposant que Ganelon ait récupéré à temps, on pouvait sans doute  lui confier un commandement. L’assassin préférait agir en solitaire, Reinhard le savait, mais c’était un bretteur formidable qui en tant que tel pouvait imposer respect et obéissance à ses hommes, ce qui faisait de lui un bon chef de bataille, même s’il n’avait cure des responsabilités à long terme. On pourrait probablement le convaincre en flattant son ego, estima Jon. Et peut-être Eumolpos pourrait-il persuader d’autres de ses connaissances de venir le rejoindre. L’aristocratie possédait toute l’expérience et toute la mystique nécessaire pour commander : les gens ordinaires avaient l’habitude de recevoir les ordres de leurs supérieurs. Cette même tradition de soumission à la noblesse posait problème pour promouvoir de simples soldats.

Reinhard écarta les papiers, puis entendit un choc de pilon de bois sur l’escalier. La silhouette mutilée de la Vieille-Mère ne tarda pas à passer la porte en clopinant. Jon lui jeta un coup d’œil interrogateur.

— Bonsoir mon fils, dit-elle de sa voix étrange, des tonalités magnifiques aussi mutilées que son corps cauchemardesque. Je te trouve donc ici en train de travailler tard, comme un employé aux écritures.

— J’examine mes forces et mes faiblesses dans les moindres détails, déclara Reinhard en désignant les papiers.

— Tu appliques mes leçons avec doigté, approuva-t-elle en se laissant choir sur un siège auprès de Jon.

La réussite au combat ne se remporte pas en acceptant les critères et l’incompétence des autres, récita Reinhard en souriant.

— En effet, approuva-t-elle avec impassibilité. Tant d’amateurs impatients se figurent qu’on gagne les guerres en lançant deux armées l’une contre l’autre et en laissant la justice et les Dieux accorder la victoire à leur cause. J’ai émoussé le fil de mon épée sur ce genre d’imbéciles, à régler des causes dont j’ai perdu le compte.

— Tu n’es surement pas venue me rappeler tes leçons, bonne mère ?

— Non, dit-elle gravement, après ta victoire de la semaine dernière, je ne vois rien à critiquer sur tes capacités, ou ta philosophie.

Elle se tut un moment puis ajouta :

— Je suis venue te dire que tu es désormais prince des Îles du Basilic, tu as une flotte de mille navires, une armée de deux milles hommes, ainsi que des terres et des propriétés à Meereen.

Elle ajouta en souriant :

— Maintenant que je suis reine de Meereen, je n’ai plus besoin de ces îles stériles et rocheuses, prends-les avec ma bénédiction.

— Un imbécile croirait ces mots, et je ne le suis pas, bonne mère. Tu n’as fais qu’agrandir ton royaume, tes îles te resteront fidèles, sinon tu n’aurais pas dépêché tes espions sur place. Le moindre faux-pas de ma part, et je recevrai une dague entre les côtes.

La Vieille-Mère éclata d’un rire de sorcière.

— Tu sais ce que j’aime chez toi, mon fils ? C’est ta perspicacité, en effet tu gouverneras en mon nom, mais où est la différence entre moi et l’eunuque ? Milo se servira de toi pendant un temps, puis te fera tuer. Avec moi, tu reçois le titre de prince mais tu vivras sous ma protection.

— Comme disait un philosophe : Pour leurrer le monde, applique-toi à ressembler au monde ; ressemble à l’innocente fleur, mais sois aussi le serpent qu’elle cache

— Ainsi donc, Jon Reinhard est un érudit, en plus d’être un guerrier. Voilà qui est peu commun ! Il faut que nous discutions longuement, tous les deux, de tout le savoir que tu as acquis au fil des années.

Il la regarda dans les yeux puis demanda :

— Pourquoi à ton avis Aegon le Conquérant n’a-t-il jamais réussi à vaincre les Dorniens ? Pour la même raison que je suis toujours en vie : quand je regarde un ennemi qui me dépasse, je ne l’attaque jamais de front, je le laisse venir, mais je riposte tout en gardant mes distances.

— Tu ne m’apprends rien, c’est à moi que tu dois cette leçon.

— Que tu n’as malheureusement pas suivie contre Tywin Lannister. Il a retourné tes ruses contre toi, alors que je t’avais mise en garde. Castral Roc n’était pas à prendre, mais tu m’as accusé de lâcheté et tu m’as chassé.

— Contrairement à toi qui n’as jamais été battu ? Dis-moi comment tu fais ? Quel est ton secret ?

— Notre caserne contient la réponse. Des fondations solides, une assise stable, et des murs érigés sur un sol ferme. Une armée a besoin de beaucoup de choses, mais avant tout elle a besoin de confiance. Elle doit croire en la victoire. Voila nos fondations, qui s’acquièrent à l’entraînement. De bons officiers constituent l’assise.

— Et les murs ? questionna-t-elle amusée.

— L’infanterie, bonne mère, car nulle armée ne peut espérer l’emporter sans une bonne infanterie.

— Comptes-tu bâtir ta propre Compagnie Dorée ?

— En mieux, car celle-ci sera une véritable armée régulière.

Un serviteur se présenta devant eux, en les interrompant.

— Monseigneur, la vicomtesse de Tyrosh souhaite vous inviter pour une entrevue privée.

La reine des pirates éclata de rire.

— Les jeux de pouvoir vont commencer, mon garçon. Amuse-toi bien !

Reinhard secoua la tête puis fit signe au serviteur de le précéder. se demandant pensivement si l’eunuque était au courant de cette convocation surprise. 



Les flèches frappèrent le bois des cibles à une cadence saccadée. Comme un écho assourdi montèrent les vociférations combinées des spectateurs et des archers, une clameur tapageuse mêlant applaudissements, jurons, lazzis et conseils. Une ambiance joviale régnait, et le parfum sûr de la bière rendait capiteux l’air frais du champ de manœuvres de Tour Sanglante. Déjà, les jeux en étaient arrivés au point où les paris devenaient féroces, lorsque la comtesse Baela Adarys revint du Temple du Dieu ivre à trois têtes.

Se sentant plus à son aise, elle salua ses invités avec la froide négligence qui convenait à la situation et  commença à se mettre au diapason de cet après-midi festif. Suivie par quelques-uns de ses plus proches partisans, elle circula parmi ses invités, échangeant salutations et sourire de façade. Elle commençait à s’intéresser au tournoi d’archerie quand on s’approcha pour lui remettre en mémoire le rendez-vous qu’elle avait à demi oublié.

Lorsqu’on lui présenta Reinhard, Baela tourna un visage poliment intrigué vers l’étranger tandis que son esprit s’interrogeait sur le personnage. L’homme était de taille moyenne, mais puissamment bâti. Il se déplaçait avec la grâce habituelle des bretteurs. Ses cheveux noirs étaient coupés courts, et une fine cicatrice traversait son arcade sourcilière droite. Baela sentit même une brûlante détermination émaner de Jon, il avait la même aura que son oncle Maelys : une apparence brutale, mais des yeux intelligents, un corps de guerrier avec une grâce féline. Daemon Feunoyr l’aurait apprécié s’il avait été encore en vie.

— Faites quelques pas en ma compagnie, le pria-t-elle gracieusement.

A la surprise générale, elle lui prit le bras et le conduisit vers les jardins sous le regard ahuri de la noblesse. Jon de son côté scrutait Baela avec des yeux inquisiteurs, elle devait avoir dans les trente ans, ses cheveux argentés cascadaient sur un dos curieusement musclé, elle pratiquait surement la danse de l’eau de Braavos, ce qui aurait expliqué sa démarche souple et équilibrée. Mais son sourire était faux, et Reinhard pouvait reconnaître une manipulatrice de première catégorie. Au fond, Baela ne l’avait sûrement convoqué que pour se pavaner devant les nobles et le fait qu’elle déambule avec le général victorieux, forceur du blocus de Myrth, n’était voué qu’à délivrer un seul message : ce dernier était dans les bonnes grâces de la puissante vicomtesse qu’elle était.

Les jardins étaient d’une beauté majestueuse, Baela y avait fait planter toutes les variétés connues de roses du Bief qui dégageaient, en cette période de l’année, un parfum à la fois délicat et intense. Jon effleura du doigt l’une d’elle et son regard s’adoucit pendant un court instant, mais suffisant pour que Baela le remarque.

— Les jardins ont toujours constitué un rêve pour moi, déclara-t-elle en prenant place sur un haut siège de chêne au dossier surmonté des trois dragons Feunoyr. Ils sont délimités par de vastes murailles et parcourus par un système complexe de canaux d’irrigation grâce auquel l’herbe reste verte en toute saison.

— C’est en effet très beau, confirma Jon d’un ton égal et serein.

— Vous m’intriguez, général, je pensais rencontrer une brute mais voilà que je découvre chez vous une âme de poète !

— Et pour une femme endeuillée, vous vous portez à merveille, madame. Vous voyez là tout le crédit qu’on peut accorder aux apparences…

Elle se leva et vint à sa rencontre. Elle portait une tunique noire ceinte à la taille laissant voir ses longues jambes nues. Ses lèvres étaient charnues, et sous de grandes paupières légèrement bridées, il remarqua ses yeux d’un bleu rare, teinté de violet.

— Quelles sont vos ambitions, général ? demanda-t-elle en le regardant toujours dans les yeux. J’ai entendu dire que vous êtes désormais un prince, et que vous avez gagné l’estime de la Vieille-Mère. Jusqu’où irez-vous pour monter plus haut ?

— Je ne suis qu’un mercenaire, un pirate dans certains cas, parfois assassin si le contrat est lucratif. Je réclame un prix élevé pour mes services, une valeur que je base sur bien des années et bien des campagnes, une expérience qui remporte les batailles sur le terrain et dans les palais. C’est un jeu que j’apprécie énormément et je choisis avec soin ceux à qui je propose mon épée. En bref, je cherche des batailles où l’aventure rivalise avec les récompenses. L’aventure pour adoucir mon ennui, les récompenses pour apaiser mon ambition… Pour un seigneur capable de satisfaire ces motivations, j’engage mon épée et la sagesse des innombrables batailles qui en a trempé le fil. Et j’ai la conviction de m’entretenir ici avec un tel seigneur.

— Moi ? Et pas la reine des pirates ?

— Vous êtes la vicomtesse de Tyrosh, et je me permets d’ajouter que votre sourire est plus éblouissant que celui de la Vieille-Mère.

Baela éclata de rire, puis le contempla intriguée. Il était d’une galanterie désarmante tout autant qu’inattendue, il n’avait pourtant pas la mièvrerie de ces crétins de la noblesse, exsudant de tout son être un magnétisme animal entêtant qui la déroutait tout autant qu’il la troublait.

Aussitôt, une dame de parage entra vivement, le visage animé d’un grand air de joie.

— Madame, Madame ! s’écria-t-elle. Elle a parlé.

— Vraiment ? répondit la vicomtesse. Et qu’a-t-elle dit ?

— Elle a frappé la table, Madame, et elle a édicté : « Veux ! »

Une expression d’orgueil passa sur le beau visage de Baela.

— Amenez-la-moi sur le champ, dit-elle.

Elle se tourna vers Reinhard et déclara après un léger soupir :

— Faites excuse, mon gracieux seigneur, mais il y a des devoirs qu’une mère se doit d’honorer avant toute chose.

— Je vous en prie.

Elle lui fit signe de s’assoir sur un siège satiné, puis un instant après, la dame revint, portant une enfant de quinze mois, ronde et rose, qu’elle déposa aux pieds de la vicomtesse. Elle était vêtue d’une robe grenat, brodée d’or, et fort lourde pour un si petit être.

— Alors, ma douce, vous avez dit : « Je veux », murmura Baela en se penchant pour lui caresser la joue. J’aime que cela ait été votre premier mot : c’est parole de reine.

L’enfant lui souriait, en dodelinant la tête. Et Jon contemplait la scène en buvant un verre de vin de Lys, la fille avait les mêmes yeux que sa mère ! nota Reinhard en sirotant sa coupe.

— Puisqu’elle commence à parler, déclare-elle a l’intention de la nourrice, je demande qu’on ne l’encourage point à bégayer et prononcer des niaiseries, comme on fait d’ordinaire avec les enfants. Peu importe qu’elle dise papa ou maman, je préfère qu’elle connaisse les mots de roi                    et de reine.

Elle avait dans la voix une grande autorité naturelle.

— Amerei sera un jour reine de Westeros, continua-t-elle. Je veux qu’elle apprenne à prononcer Trône de Fer, et j’entends qu’elle soit accoutumée aux noms de sa parenté, et qu’elle sache, dès que se pourra, que son arrière-grand-père Aegon était roi des Sept Couronnes. Ce sont des choses qu’il faut lui installer dans le cœur avant même qu’elle les comprenne par la raison.

La dame de parage s’inclina.

— Fort bien, madame.

— C’est un bel enseignement que vous donnez à cette petite, commenta Jon Reinhard.    

— Il n’est jamais trop tôt pour apprendre à régner, répondit Baela.

L’enfant s’essayait à marcher, du pas prudent et titubant qu’ont les bébés. Jon se leva et la prit dans ses bras. La servante s’apprêtait à intervenir, mais Baela l’arrêta d’un geste, elle regarda le général qui avait saisi la main de la petite pour la serrer entre la sienne. Amerei émit un gargouillis et Jon sourit amusé, puis fit glisser de sa ceinture un petit cercle de métal garni de clochettes en argent et commença à l’agiter devant la petite, qui tendit aussitôt les mains pour s’en emparer.

Baela les regardait avec émotion. « Ne serait-il pas merveilleux de pouvoir arrêter le temps ? » murmura-elle a voix basse.

— Je crois que vous avez assez gâté ma fille pour aujourd’hui, général… Qu’on nous laisse maintenant.

La dame se retira des jardins, emmenant l’enfant qui, si le destin suivait un cours naturel, deviendrait un jour la reine de Westeros. Cette parenthèse étant fermée, ils reprirent spontanément la conversation qu’ils tenaient avant d’être interrompus.

— Pour reprendre vos dernières paroles. C’est en vérité Milo qui gouverne Tyrosh, pas moi.

— Sauf votre respect, madame, vous n’avez pas l’air d’une femme qui se laisse dicter sa conduite par un châtré.

— Et vous n’êtes pas non plus westrien pour porter le nom de Reinhard. D’ailleurs, c'est votre vrai nom ?

— C'est mon nom, et il le restera.

— Vous n’avez pas de femme quelque part ?

— Non, mes activités m’en empêchent.

— Dites-moi, général, êtes-vous l’un de ces hommes qui a une amie dans chaque port ?

— Je suis toujours prêt à nouer de nouvelles relations d’amitié, répondit Reinhard avec son sourire de loup.

Elle se leva et s’approcha de lui, puis lui caressa le menton du doigt.

— La couleur de votre peau me révèle que vous pourriez venir de Dorne. Seriez-vous Dothraki ? Je dirais que non. Cette langue est gutturale, avec de nombreux sons qui viennent de l’arrière de la gorge, ce qui rend généralement les Dothraki maladroits lorsqu’ils doivent parler la langue commune. Mais pas vous, qui la parlez couramment et de façon modulée.

— Je parle aussi le haut valyrien, répliqua Reinhard en détournant les yeux intimidé par le regard limpide de Baela.

— Seriez-vous de Valyria ?

— Je n’ai pas vos yeux, pour cela.

— Seriez-vous en train de me faire la cour, général ?

— Madame, je ne dis que la vérité, chacun de vos appâts rend un hommage indéniable a la beauté féminine, est il faudrait que je sois aveugle pour ne point le remarquer. Et j’oserai ajouter… que la perfection de vos formes n’a pas d’égale à la Cour de Tyrosh.

Son audace la désarmait, elle était à la fois amusée, et choquée. Puis éclata de rire et secoua la tête encore déconcertée par ce curieux personnage. Milo le décrivait en homme d’éducation et de raffinement évidents. Tout le contraire des autres officiers mercenaires. L’après-midi se révélait plus intéressant qu’elle ne l’avait imaginé. Elle le lança cependant sur un autre sujet : 

— On m'a révélé que vous avez un moyen de renforcer mon armée...

— On sait bien, dans les cercles que je fréquente, que la vicomtesse Baela de Tyrosh désire ajouter des guerriers à son armée, ostensiblement pour se prémunir contre une invasion venue de Braavos par la frontière nord. Intention fort raisonnable, puisque la Banque de Fer paye bien les épées mercenaires, elle aussi, et que, ce n’est pas un secret, les Braaviens souhaitent étendre leur puissance à travers les collines de Velours, jusqu’à a celles de Norvos. Cependant, il en est pour dire que Tyrosh doit d’abord conquérir l'Andalos avant que vous puissiez tourner vos regards vers Braavos.  Ou du moins, c’est ce que les gens racontent, dans toutes les tavernes et les casernes de l'île.

Baela le contempla. Le menton sur la paume. Le regard aussi inexpressif qu'une pierre froide.

— Est-ce que vous tirez à l’arc, général ? demanda subitement la vicomtesse.

— Je me défends, répondit-il, modestement.

— C’est mon champion, là-bas – le troisième en partant de la gauche, vêtu de brun, avec des heuses.

Baela montra du doigt un jeune homme aux cheveux blonds bouclés. Ce dernier, qui ne devait pas être aussi jeune qu’il le paraissait, quittait le pas de tir avec un air agacé.

— Il vient de me perdre de l’argent, sur cette dernière flèche. J’avais parié qu’il finirait parmi les cinq meilleurs… J’aurais dû m’en tenir aux dix meilleurs, mais le malandrin m’avait assuré qu’il se sentait en veine. Surclassé, de toute façon, mais la cote était jolie. Dites-moi, sauriez-vous mieux manier son arc, Reinhard ?

Jon répondit avec prudence, en se demandant où tout ceci menait.

— Avec un arc dont je suis familier, je pourrais tenir ma place sur cette lice. Avec un que je ne connais pas…

— Il possède une arme excellente, assura Baela.

Et elle fit signe à son champion de venir les rejoindre.

— Vous aurez droit à quelques flèches pour vous y accoutumer. On ne vous connaît pas, ici, et il y a de bonnes chances de lancer des paris secondaires… à moins que vous ne soyez pas certain de pouvoir…

— Bon sang, quel est le pari ? demanda Jon, conscient qu'une échappatoire ne figurait pas parmi ses options.

— Que vous pourrez égaler le score des cinq finalistes… Cela, sur une volée de dix flèches à distance maximale. Impossible de reprendre toute la série au début, mais, sur la dernière manche, nous pouvons trouver pas mal de parieurs qui nous donneront une bonne cote. Êtes-vous partant ?

— Pourquoi pas ?  accepta-t-il, tandis que le nobliau venait les rejoindre.

Pendant que Baela expliquait la situation à son champion présumé, Jon examina son arc. C’était un bel instrument, jugea-t-il, une arme lourde d’une longueur modérée, selon le style le plus employé dans tous les Territoires de la baie des Serfs. Ici, dans les forêts, sa puissance le rendait pratique pour la chasse ou les batailles, mais l’arc serait trop encombrant pour être employé à cheval.

Le jeune noble ne cacha pas son scepticisme, mais resta nonchalant. Sur les instances de Baela, il se mêla à la foule pour prendre des paris, tandis que sa suzeraine donnait des ordres quant aux modalités. Baela paraissait enthousiaste – elle risquait relativement peu d’or dans l’affaire. Si Reinhard gagnait, tout le prestige reviendrait à Baela, pour l’avoir financé. S’il perdait, Reinhard se retrouverait désavantagé pour poursuivre son rôle de général en chef de la rébellion, une manière pour elle de voir de quel fer était forgé ce mercenaire.

Satisfaite des préparatifs, elle s’installa pour suivre le déroulement de l’épreuve, le regard confiant, son verre de vin dornien tenu avec négligence à hauteur de la taille. Le concours d’archerie atteignait enfin sa conclusion, les deux derniers participants décochant leurs ultimes flèches. Une vague d’applaudissements signala le vainqueur – un capitaine au service de Fossovoie – mais déjà, la rumeur du pari de Baela attirait l’attention sur la nouvelle diversion. D’un pas léger, plusieurs de ses accointances se détachèrent de la foule qui se pressait autour des vainqueurs, pour aller interroger Baela sur le général.

Les juges calculèrent rapidement le score minimum nécessaire pour remplir le pari ; l’épreuve avait été chaudement disputée, et les cinq meilleurs totaux étaient élevés. L’intérêt se concentra sur la proposition de Baela, tandis que la foule attendait le début des autres épreuves.

L’affaire se présentait bien. Plus téméraire qu’elle ne se permettait d’ordinaire de l’être, la vicomtesse de Tyrosh se retrouva gagnée par l’ambiance générale. Par des insinuations mystérieuses, elle éluda les questions concernant Reinhard et donna l’impression que le pari était à la fois un caprice soudain plutôt qu’un plan calculé. Ce n’était pas le jour des froides délibérations. Baela était ardente au jeu, on le savait depuis longtemps. Les paris redoublèrent.

Une pensée lui souffla qu’elle avait misé plus d’argent sur les capacités de tirs inconnues de Reinhard qu’elle n’en avait eu l’intention, qu’elle avait en fin de compte laissé supposer plus de familiarité avec cet étranger qu’elle n’avait le droit de le prétendre. Cette lucidité était désormais hors de propos. Mais l’ombre d’un malaise chuchota à l’oreille de Baela tandis qu’elle regardait les coups d’essai de Jon.

Jon s’était délesté de son épée pour se laisser une pleine liberté de mouvement. Il avait une posture ferme ; l’arc se ployait avec une certaine aisance sous la tension de ses solides épaules. Mais ses flèches frappaient en ordre largement dispersé, touchant la cible au hasard, la moitié tombant trop loin ou trop court.

Baela se répéta avec optimisme que Reinhard établissait un point de visée, pour se familiariser avec l’arc. Puis les juges annoncèrent le début de la série, et Reinhard choisit dix flèches. On conclut les paris en hâte tandis que les hommes se concentraient sur l’archer et sur sa cible au loin.

La première flèche de Reinhard perça la silhouette au centre de la poitrine. Les deux suivantes frôlèrent le cœur. Une quatrième se planta à la gorge. Deux autres projectiles mordirent chacun un œil. Un autre, exactement entre les deux précédentes. Puis de nouveau au cœur. Avant que la dixième flèche ait été décochée, seule demeurait pendante la question de savoir si la flèche dans le bas-ventre avait été intentionnelle ou pas. Le total de Reinhard atteignait pratiquement le double du plus haut score de la manche.

De bruyantes acclamations suivirent sa dernière flèche. D’affolantes poignées de pièces scintillèrent et tintèrent de bourses récalcitrantes en mains avides. Des applaudissements médusés se mêlaient à des cris de protestation tandis que les spectateurs les plus âgés rivalisaient pour rappeler des concours légendaires qui avaient, paraît-il, attiré des archers plus habiles.

— C’est vraiment un bel arc, commenta Reinhard en le restituant à son propriétaire. Si vous décidez de le vendre, cela m’intéresserait d’en discuter avec vous.

Le nobliau prit l’arme en souriant jaune ; il avait parié contre lui.

— Extraordinaire dextérité ! le félicita Baela, en observant du coin de l’œil son chambellan rassembler une pile croissante de pièces. Je me demandais comment cela allait finir, en vous regardant vous échauffer.

— Inutile de décourager les parieurs, expliqua Reinhard, ce qui n’était pas totalement la vérité.

— Fort bien général, il est temps pour nous de passer aux choses sérieuses, déclara-t-elle en lui faisant signe de la suivre.

Reinhard l'accompagna cette fois à l'intérieur du palais, où la vicomtesse l'introduisit dans la salle du trône des archontes de Tyrosh. Baela monta les marches et prit place dans un haut siège en obsidienne parsemé de rubis. Elle le regarda avec un air altier, comme si elle siégeait sur le Trône de fer, d'une voix impérieuse elle déclara :

— Milo gouverne Tyrosh c'est vrai, mais c'est moi qui gouverne Milo. Peut-être qu'il vous a promis des choses en mon nom, je sens néanmoins que votre ambition dépasse votre position actuelle.

— Certes.

— Dans ce cas, ser Reinhard, quel est votre prix ?

Jon lui renvoya son regard et répondit d'une voix tout aussi sombre.

— Je convoite les Météores, ainsi que Aube, l'épée de la maison Dayne.

Baela ouvrit les yeux de stupeur.

— Et pourquoi donc ?

Cette fois, Jon adopta un regard meurtrier.

— Parce que ce sont les Reinhard qui ont forgé Aube, elle nous revient de droit, tout comme les Météores nous reviennent de droit.

— Les Dayne gouvernaient les Météores bien avant que Nymeria n'accoste sur les rivages de Dorne.

— Les Reinhard faisaient partie de l'équipage de la princesse Nymeria de Ny Sar. C'étaient des guerriers farouches, et des forgerons légendaires. C'est à eux que ces maudits Dayne devaient Aube.

Baela découvrait enfin qui était Jon Reinhard, et son cœur s'emballa. Devant elle se tenait un Rhoynar, peut-être le dernier de l'ancien peuple exterminé par les dragons valyriens durant le Siècle de Sang.  


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