Chroniques du Soleil Levant : Avènement d'un Nouveau Japon

Chapitre 3 : 19 février 1480, Kyoto

1365 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 12/02/2017 13:50

Un vent glacial venu du Nord balaie les rues désertes de Kyoto. Bien au chaud, en pleins préparatifs, toutes les familles sont restées chez elles. C'est l'Omisoka aujourd'hui, la veille du Nouvel An. Le Palais des Fleurs n'échappe pas à la tradition, bien au contraire. Sous la houlette de ma mère Tomiko, véritable souveraine de cette demeure, les servantes s'affairent dans tous les sens pour dénicher ce qu'il pourrait bien rester à ranger, nettoyer ou à décorer. Les cuisiniers eux sont sur le pied de guerre et je sens déjà de ma chambre les odeurs exquises des Osechi-ryori en préparation qui feront office de garde-manger pendant les trois premiers jours du Nouvel An. Rien ne doit être laissé au hasard. La très prospère et glorieuse année yin du cochon de terre qui vient de s'achever est à célébrer pour rester à jamais gravée dans l'Histoire du Japon. Et nous aurons besoin de la bénédiction des Dieux kami pour que l'année yang du rat de métal à venir continue sous les mêmes augures.

Le 4 décembre dernier, il y a à peine deux mois de cela, à la faveur d'une journée ensoleillée d'hiver, la foule était nombreuse à se presser devant le sanctuaire Shinto de Yasaka, lieu choisi afin de placer mon mariage et l'avenir du pays sous le haut patronage de Susanoo, le dieu des mers et des tempêtes. Ma promise, Norika chan, petite-fille du respectable Ouchi Norihiro, chef du clan Ouchi, était véritablement resplendissante tout habillée de son kimono écarlate brodé de fils d'or. Je ne saurais dire les sentiments qu'elle éprouvait à ce moment même, mais il était évident que notre complicité grandissait chaque jour davantage. Ce mariage voulu et arrangé par nos deux familles respectives partait sous les meilleurs auspices tant sur des aspects politiques que sur des aspects, disons plus intimes. Tout le monde avait à y gagner dans cette union. Les Ouchi se rapprochaient du Shogunat et obtenaient ainsi une place de choix dans les Affaires du pays. Notre clan pour sa part récupérait la province de Suô du clan Ouchi, pierre angulaire à l'édifice glorieux du Nouveau Japon uni et pacifié. Quant à moi, les Ashikaga avaient besoin d'un héritier et mon serment d'enfance serait enfin tenu. J'allais pouvoir faire régner la Justice sur nos trois îles civilisées de Honshu, Shikoku, Kyushu, et qui sait, même au-delà...

Malgré cet avenir plein de promesses et d'espérance, durant la cérémonie de mariage, pendant le sermon du prêtre shinto, des images et des paroles venues d'outre-tombe firent irruption dans mon esprit. Hosokawa Katsumoto, le Daimyo du clan Hosokawa, mon grand rival, n'avait pas fini de me hanter.

Un an auparavant, durant l'année 1478, j'avais reçu une invitation de sa part pour venir visiter son fief. Pleine de déférence et respectant scrupuleusement l’Étiquette, il m'eut été difficile de décliner cette invitation, d'autant plus, que j'étais curieux de voir la ville d'Osaka, dans la province de Settsu, réputée pour être presque aussi grande que Kyoto, notre capitale.

Il m’accueillit avec tous les honneurs dus à mon rang de Shogun, et ce malgré mon jeune âge, et entreprit de me faire visiter une remarquable forteresse, le Hongan-ji d’Ishiyama. Entourées par des douves infranchissables d'une centaine de mètres de largeur en contrebas, se dressaient d'imposantes enceintes en pierre de taille d'une épaisseur d'environ 5 mètres, desquelles dépassait abondamment la cime des cerisiers en fleur, donnant le sentiment presque surnaturel d'être face à un véritable jardin suspendu. À l'intérieur de ce complexe, déambulant dans les allées recouvertes de pétales roses de ces cerisiers annonciateurs du printemps, Katsumoto me parla des hôtes de ces lieux, un ordre de moines-soldats de confession bouddhiste, la secte Ikko. Bien que long, le récit de Katsumoto ponctué d’anecdotes fut passionnant. J'en vins même à me dire qu'il faudrait tôt ou tard sans doute trouver un moyen de réunir le shintoïsme, notre religion officielle et le bouddhisme en une sorte de syncrétisme permettant à notre bon peuple de bénéficier du meilleur de ces deux religions en matière d'enseignements.

C'est pendant que j'étais en pleine réflexion à ce sujet que Kastumoto en vint au véritable but de son invitation. Il se proposa tout en souriant de devenir mon mentor en m'expliquant que son expérience pourrait m'aider à mener le Japon vers une nouvelle Ère. Il m'en parla avec un tel aplomb que j'en fus presque déconcerté. Réfléchissant à toute allure, pesant le pour et le contre, le choix n'était pas simple. Sa proposition était séduisante il est vrai. Avoir le renommé Hosokawa Katsumoto à mes côtés dans le bakufu, le gouvernement shogunal, cela pourrait sans doute mettre un terme à cette guerre d'Onin qui n'avait duré que trop longtemps. Mais en revanche, le reconnaître en tant que mentor, ne serait-il pas placer une autorité au-dessus de ma personne et de mon clan ? En tant que Shogun, cela m'aurait déshonoré. C'est pourquoi je refusai poliment sa proposition et tournai les talons. Visiblement désappointé, Katsumoto répliqua sur un ton sibyllin : « Mon jeune seigneur, il est fort probable que je vous rende visite à mon tour. Nous nous reverrons à Kyoto, prochainement. »

En effet, Katsumoto était un homme de parole. Une semaine après ma visite, lors d'une de ces nuits pluvieuses d'équinoxes où le vent des plaines hurle jusqu'à nos tympans, mon conseiller militaire, Kamiizumi Norifuji, frappa à grands bruits à la porte de ma chambre. Après de brèves salutations d'usage, j'appris non sans surprise que Katsumoto et une partie de son armée étaient aux portes de Kyoto. Les budgets militaires au plus bas, pour des raisons d'économie, nous n'étions pas vraiment prêts à une lutte frontale sur un champ de bataille. C'est alors que je pris une décision fort audacieuse. J'annonçai à mon conseiller d'une voix grave que le Shogun en personne irait à sa rencontre, seul. À peine ces mots prononcés que j'ai bien cru que Norifuji allait s'étouffer. Je dus lui rappeler qu'elle était sa place afin de lui faire accepter ma décision, même s'il était évident qu'il n'en pensait pas moins. Du haut de mes six années, je me rappelais de ce jour au dojo où mon défunt maître d'armes, Otomo Takauji sensei, me sermonna alors que je portais un véritable katana à la lame aussi tranchante qu'un rasoir, et non un bokken en bois comme il était d'usage pour l'entraînement : « Sire, vous ne devriez pas tenir un tel objet entre vos mains si vous n'êtes pas prêt à mourir », m'avait-il dit. Trop jeune, je n'avais pas vraiment saisi la portée de ses paroles à l'époque. Mais en cette nuit ténébreuse, c'était limpide. J'étais prêt à mourir s'il le fallait.

Sur un bel étalon, issu des élevages Nanbu, dont la robe aussi noire que l'ébène se confondait avec l'obscurité de la nuit, portant ma lourde armure de Shogun détrempée par la pluie battante, je me retrouvai seul devant les troupes de Hosokawa Katsumoto qui ne se trouvaient plus qu'à une heure de Kyoto. En confiance, entouré de ses généraux, Katsumoto se mit à ricaner en me voyant sans un garde pour me protéger, tel un orphelin. Il me traita même de fou. C'est à ce moment que je lui proposai un marché. Un duel, un combat singulier au sabre, entre lui et moi, avec le sort du Japon à la clé. Silence. Le voyant hésitant, sur le point même de décliner le défi, je jouai sur son orgueil en lui demandant s'il n'avait pas peur de perdre face à un jeune homme qui pourrait être son fils. Cela fit mouche et Katsumoto descendit d'un trait de sa monture, katana à la main. Le sort du Japon allait bientôt se décider.

 

Ashikaga Yoshikatsu Ier

(Souvenirs d'un Ashikaga, Tome 2)

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