La prophétie du roi déchu: L'enfant sombre
Chapitre 28: Une nouvelle destinée
Une chaude sensation. Celle du sang qui coule dans ses artères. Celle du feu de la vie réanimée. Celle que l’on ressent à l’intérieur d’un foyer chauffé au feu de bois. Lorsqu’il ouvrit les yeux, tout d’abord n’était que ténèbres et éclat d’or. Les formes se distinguèrent peu à peu, à mesure que les minutes s’écoulèrent. Il sentait ses poumons se remplir, puis se vider, puis de nouveau se remplir. Une douce odeur de viande cuite lui chatouillait les narines. Il se tourna et aperçut un grand homme aux yeux d’or. Non, ce n’était pas humain, les formes devinrent nettes et précises, celui qui était assis à son chevet était Taläsna. Le souverain portait de nombreuses bandes sur son corps, mais il semblait être en meilleure forme que lui.
_ Vous vous réveillez enfin, Warda. Je craignais que ces paupières soient à jamais closes.
L’elfe noir se sentait faible, de nombreuses courbatures paralysaient son corps, mais il était encore vivant. Il tenta de se soulever, mais une douleur atroce torturait son ventre.
_ Évitez de bouger, la blessure pourrait s’ouvrir de nouveau et je n’ai plus assez de force pour la refermer.
Warda leva sa tête et découvrit sur son ventre une cicatrice longue de cinq centimètres. C’était par là que l’épée de Galro l’avait transpercé. Il reposa sa tête sur l’oreiller derrière lui et soupira. Le roi elfe se leva péniblement et dit:
_Je n’ai pas pu vous guérir de toutes vos blessures entièrement, j’étais trop exténué, mais j’ai fait de mon mieux pour vous sauver tous deux.
_Tous deux ? Demanda Warda. Vous avez sauvé le paladin ? Je vous pensais ennemis.
Le roi elfe resta silencieux un moment en regardant la flamme brûler dans son petit foyer et répondit:
_La vie est parfois étrange. L’homme que tu as affronté était autrefois mon élève, je lui ai enseigné les voies de la magie. Je ne croyais pas qu’un jour ça se retournerait contre mon peuple. Je lui ai offert une chance pour se racheter.
Warda contempla à son tour la flamme dansante qui lui offrait tant de chaleur. Le roi elfe se retourna vers le guerrier sombre et s’assit.
_ J’aimerai savoir une chose. Lorsque le paladin est reparti sans t’avoir tranché la tête, après que je t’ai rendu ta liberté, cette guerre ne te concernait plus. Pourquoi alors tu es revenu ?
_ La réponse est pourtant simple mon roi...
Taläsna resta étonné durant un instant, ne comprenant pas ce que Warda voulut lui dire. Un sourire se dessina sur les lèvres de l’elfe noir.
_ Rappel toi de ce que je t’ai dis alors que je m’étais lancé dans la bataille. Elle est tout ce qui te reste, et tu es tout ce qui lui reste. Ton égoïsme t’a fait oublier Lindilla. Ta mort aurait été la pire chose qui aurait pu lui arriver. J’ai connu le malheur de la solitude, de n’avoir aucune famille. Je ne voulais pas qu’elle ressente ce que j’ai ressenti durant tout ce temps.
Le roi elfe fut complètement bouleversé par cette réponse qui devait bien être la dernière à laquelle il s’attendait de la part d’un elfe noir. Il saisit un gobelet d’eau et bu tout son contenu.
_Je crois maintenant savoir pourquoi ma sœur tenait tant à te remercier. Tu n’es peut être qu’un démon de corps, mais ton âme est celle d’un grand chevalier d’honneur. Ta vertu dépasse le matériel, le spirituel ou bien toutes les croyances du bien et du mal. Tu es unique. Durant toutes ces années tu as fuis selon les récits que tu m’as conté de ton existence. Mais tu t’es affranchi de cette peur, tu t’es engagé dans une guerre sans rejoindre l’un des deux camps. Tu ne te battais ni pour moi, ni pour les elfes ni pour les nains, mais pour ta propre cause. Tu as agi ainsi pour sauver ma sœur en me protégeant. Que je le veuille ou non, à partir de cet instant, nous te devons de grandes dettes, guerrier sombre. Souviens-toi, nous étions des ennemis.
Warda regarda Taläsna partir, un sentiment de joie dans son cœur.
Une sombre pièce en forme de cercle, les murs étaient couverts de gravures contant le passé, des symboles écrits sur le sol et en son centre un étrange réceptacle creusé dans le sol. Le voilà de nouveau dans cette chambre. Galro marchait dans cette salle qui lui était dorénavant familière. Il caressa de ses doigts la pierre froide du mur. Bien que la salle était restée intacte, quelque chose avait changé ici. Il chercha à comprendre pourquoi il avait l’impression de ne pas être tout à fait dans la « chambre ». Serait-ce la chambre qui a changé ? Non, ce n’était pas elle, car jusqu’au moindre détail elle était pareille à la dernière fois qu’il rêva d’elle. Ce n’était pas la pièce qui avait changée, c’était l’atmosphère qui y régnait. Non, c’était pas l’atmosphère. C’étaient les sentiments qui en émanaient. Il entendait le choc des épées au-dessus de sa tête, mais ce n’étaient plus que des échos lointains appartenant au passé. La dernière fois, il sentait la fureur des deux guerriers invisibles, une haine profonde l’écrasait. Cette fois-ci, ce n’était pas ni la colère qui dominait, ni la peur, ni la rancune... C’était la tristesse. Il sentait dans ses poumons l’air oppressant qui lui insufflait la peine du lieu. Quelque chose d’humide et froid coulait de ses yeux. Galro s’essuya le visage et découvrit une larme. Mais ce n’était pas tant la larme qui l’étonnait, c’était la main qui la soutenait. Ce n’était pas la sienne. Elle était gantée par de l’acier, et sur son revers il y découvrit de nombreux symboles en formes épines. Il avait déjà vu ces glyphes. Il marcha, sans y penser. Il n’avait plus le contrôle de son corps. Il commença par paniquer, mais pendant qu’il marchait, qu’il pleurait, qu’il se frottait les yeux, il comprit qu’il n’avait jamais eu le contrôle. Il n’était pas ce corps, il voyait juste à travers les yeux de son hôte. Il se dirigea vers une porte à peine visible dans le mur. Lorsqu’il ouvrit, un escalier tourbillonnant autour d’un axe de pierre l’attendait. Il était dans une tour. Il descendit les marches, une par une, le pas lourd, ses bottes métalliques cliquetant sur le sol. Il n’y avait aucune ouverture sur l’extérieur, juste des miroirs brisés entourés par deux statuettes qui par la corrosion du temps étaient méconnaissables. Il sentait le fardeau des sentiments peser sur son cœur. Il descendit ainsi durant un long moment, jusqu’à atteindre une nouvelle salle de très grande taille. Elle aurait pu accueillir des centaines de personnes sans qu’aucune ne se sente à l’étroit. Mais son immensité et son vide donnait l’impression que ce n’était plus qu’un désert gris et noir. Des statues de guerriers et de femmes érodées ornaient quelque peu la pièce, mais elles ne pouvaient combler cet immense vide de vie. Des tableaux totalement effacés ou déchirés recouvraient les sinistres parois du lieu. Il y avait également d’immenses miroirs, tous brisés, de grandes marques longilignes et profondes les blessaient, comme si quelqu’un s’était acharné dessus à coups d’épée. Les yeux de « son » corps regardèrent le plafond qui devait être autrefois d’immenses vitres soutenues par une armature d’or, mais il n’en restait plus que des débris prêts à tomber. Il pouvait voir le ciel, et jamais il n’aurait cru pouvoir tel ciel. Il était noir, entièrement noir. Pas une once de lumière ne pouvait passer au travers. La sensation de vide s’empara davantage de lui. Les nuages obscurs qui passaient au-dessus du dôme du palais semblaient dominer le monde dans l’ombre absolue. Il marcha à travers le long couloir qui devait faire certainement office de salle de bal dans des temps oubliés. Tout était si noir. Un balcon dont les fenêtres brisées donnaient une sinistre vision. Un paysage sans vie, sans couleur, sans lumière, voilà ce qu’était cette terre. À des lieux et des lieux il n’y avait que roche et désolation. Il s’avança sur le balcon, et s’appuya contre le rebord. Tout était si sinistre. Une ville certainement belle autrefois n’était que ruines à ses pieds. Les habitants d’antan avaient tous disparu, la moindre maison était désertée certainement depuis des siècles, voire des millénaires. Tout n’était que ténèbres. Tout semblait avoir quitté ce royaume, même la mort s’en est allée, même le temps avait fui. Il voulait cesser de voir, mais ses yeux étaient encore ouverts sur les mornes étendus contre son gré. Il ressentait la profonde mélancolie de son hôte. Là-bas, où seuls ces affreux rochers régnaient en maîtres, les enfants jouaient sous les arbres fournis en feuilles et en écureuils. Là-bas, au milieu des ruines désolées, un grand marché plein de vie et d’échange existait. Là-bas, c’était autrefois, il y a fort longtemps. Maintenant, seuls les nuages noirs gouvernaient ce monde. Ce royaume était mort depuis des temps immémoriaux. Le corps de Galro décida finalement de partir, abandonnant derrière lui cette terre pétrifiée. Ses bottes métalliques cliquetaient sur le carrelage ancien qui se réduisait en poussière sous ses pas. Il se tourna vers un miroir encore intact. Galro vit à travers les yeux de son hôte la silhouette la plus terrifiante qu’il n’avait jamais vu. Même la vision de Warda recouvert de marques rouges ne put égaler ce sentiment de peur qui régnait dans son cœur. Un casque métallique à l’effigie d’un monstre à grands crocs cachait sa tête dans les ténèbres, et une grande cape noire déchirée à ses extrémités le recouvrait entièrement, ne laissant rien percevoir de son corps. Et dans son dos, une immense épée laissait voir son pommeau en forme de serpent tenant entre ses dents une boule de cristal qui dépassait de son épaule droite. Le bras recouvert d’une armure noire sortit du manteau de ténèbres et saisit la garde de la gigantesque lame qui siffla dans l’air avant de briser le miroir.
_ Sire Galro ! Hurla une voix. Sire Galro ! Vous êtes réveillés !
Les yeux du paladin étaient restés ouverts, encore figés sur l’étrange vision d’un chevalier noir tranchant un miroir en deux. De la sueur coulait sur son front, ses tempes, et tout le reste du corps. Son souffle était court, tous ses muscles lui faisaient atrocement mal. Il avait l’impression qu’un cheval l’avait piétiné par terre et s’était assis sur son ventre. Il se leva et sentit une violente douleur à l’abdomen.
_ Faites attention messire Paladin, vous n’êtes pas totalement guéris. Vous risquez de rouvrir vos blessures !
_ Où suis-je ? Je suis mort ?
_ Malheureusement pour toi, non !
Sa vision était encore flou, mais il reconnu un borgne à visage de loup sous la tente, ainsi qu’un homme habillé en blanc qui se tenait à ses côtés.
_Tilbar ? Demanda Galro.
_ Tu vas encore devoir me supporter pour un bon bout de temps espèce de salopard !
Il sentit la puissante étreinte du général autour de son corps, il tenta de le repousser délicatement mais il renonça en entendant le vétéran lui dire:
_Je te croyais mort, tu avais une plaie aussi large qu’une main dans ton torse. Tu étais recouvert par tant de sang que l’on t’aurait pris pour un tas de viande !
_ Pourquoi ne pas m’avoir délaissé alors.
Soudainement, le visage de Tilbar s’obscurcit. Il s’éloigna un petit peu et dit d’un ton neutre:
_ Tu parlais pendant que tu étais inconscient. On avait cru que c’était simplement du délire dû à la douleur, mais je me suis approché et j’ai entendu d’étranges paroles sortir de ta bouche. Ce n’était pas de l’Étalen, ni de l’elfe ni aucune langue que je connaisse. C’était autre chose, et bien que c’était incompréhensible, ça me terrifiait.
Galro se remémora ce rêve étrange, ce château en ruine au milieu de terres arides recouvertes de ténèbres. Tout ce vide, tout ce néant, c’était si... Oppressant. Il se tourna vers Tilbar qui tenait entre ses doigts un gobelet avec certainement de l’alcool à l’intérieur.
_Ce n’est qu’un rêve...
_ Cette foutue chambre ? C’est cela ?
Le paladin regarda le médecin et sans qu’il ne dise quoi que ce soit, le petit homme s’en alla. Il se retourna vers son ami qui sirotait sa boisson.
_ Oui.
Le général se gratta la barbe. Galro remarqua qu’il portait un bandage encore souillé par du sang. Ce ne devait être qu' une égratignure, mais souvent une blessure cache une autre plus grave. Tilbar but cul sec son verre histoire de se remettre les idées en place.
_Je sais ce qu’un rêve récurant, mais là ce n’est plus du récurant, c’est de l’obsession ! Qu’est ce que tu lui trouves à cette chambre pour rêver autant d’elle ? J’avoue, c’est très étrange.
_Ce n’est pas moi qui choisi d’y aller. C’est elle qui vient à moi. C’est comme si quelqu’un m’appelait. Comme s' il voulait me montrer...
Le paladin ne savait plus ce qu’il voulait dire. Sa phrase resta longtemps en suspens quand finalement le général décida de verser un peu d’alcool dans un gobelet pour Galro.
_ Tu débloques. Je ne connais qu’un seul remède. Prend et ne fait pas d’histoire.
_Ne t’en fais point, je ne serais certainement pas contre un remède venant de ta part.
Il avala une première gorgée qui faillit l’étouffer. C’était encore du Graïnbar ! Galro regarda le vieux borgne et grogna.
_Tu veux m’achever ?
_ Avale et ne fait pas d’histoire ! C’est la dernière bouteille alors ne la gaspille pas !
_ Tu me le paieras général Tilbar, dit sur un ton amusé le paladin en posant sur son chevet la boisson redoutable.
Le général ouvrit légèrement la tente et à travers la légère ouverture, les yeux du chevalier blanc aperçurent quelque chose de terrifiant et de familier. Des nuages noirs, à perte de vue, ne laissant passer aucune lumière. Des nuages comme dans son rêve. Ce profond sentiment de vide l'envahit de nouveau.
_ Temps de chien ! Vociféra le général. Depuis notre retraite ces maudits nuages ne nous quittent pas. On voit vraiment que dalle !
_ Cela fait longtemps ?
_ Oui, certainement ! Presque deux jours ! Enfin, quand je dis jour, ce n’est pas certain. C’est trop obscur au-dessus de nos têtes pour voir le jour ou la nuit.
_ Une nuit éternelle... Murmura Galro à lui-même.
_ Pardon ?
_Non, ce n’est rien.
Tilbar soupira et regarda le sombre ciel. Dans tout le camp ils furent obligés d’installer des torches pour voir, sinon ça revenait à marcher à l’aveuglette. Quelle sorte de nuage absorbe toute lumière ? Aucun. Même les gigantesques cumulonimbus en forme d’enclume éclairent le monde avec des éclairs et déversent de la pluie. De ces ombres célestes seul du désespoir en émanait. Le général se tourna vers son supérieur hiérarchique et lui annonça:
_Si tu peux marcher, je te conseillerai d’enfiler tes bottes et des vêtements convenables pour sortir par un temps glacial, les paladins se sont rassemblés pour mettre au point une nouvelle stratégie d’attaque.
_ Alors merci du conseil, j’y vais de ce pa...
Lorsqu’il s’apprêta à se lever, une violente douleur lui traversa le ventre et la cage thoracique. Il regarda son torse puis vit une longue et large cicatrice. Il se rappela soudainement du coup porté par l’elfe noir. Comment expliquer qu’il soit toujours en vie ? Il aurait dû mourir sur le coup, mais le destin semble avoir décidé autrement. Peut être que le destin n’y était pour rien. Quelqu’un avait dû le soigner après la féroce bataille qu’ils avaient livré, mais qui aurait pu faire ça ?
_ Alors, toujours en train de rêvasser ? Magne toi, tu vas être à la bourre.
_ Faites attention général Tilbar, vos grossièretés finiront un jour par vous coûter votre grade. Aidez-moi plutôt à enfiler ces bottes.
Sous la tente étaient réunis cinq paladins éclairés par des torches et des bougies. Une carte de la montagne et des pions monopolisait toute leur attention. Ils déplaçaient les « troupes », se disputaient, et les replaçaient différemment sans que cela ne plaise davantage. Lorsque Galro arriva, portant fièrement et à la fois péniblement son armure blanche qui lui appuyait sur ses blessures. En dessous de cette cuirasse son corps était quasiment entièrement recouvert de bandages. Sans compter l’attelle qu’il portait autour de son bras droit, ce qui lui donnait un air ridicule face à ses frères d’armes. L’un des chevaliers ecclésiastique le reconnut et lui dit:
_De retour parmi les vivants paladin Galro ? Cela ravi notre cœur. Nous vous pensions mort lorsque nous vous trouvâmes.
_ Dieu a certainement ordonné à la mort de me laisser pour que j’accomplisse mon devoir, répondit Galro.
_ Vous sembliez être celui qui était le plus mal en point, mais pourtant c’est vous le premier levé. Vous êtes digne de votre rang Paladin. Lorsque nous récupérâmes votre corps, on vous avait tranché le torse de droite gauche, mais il semblerait que quelqu’un ait tenu à vous. Là où les poumons auraient dû être broyés, ils ne l’étaient point. On vous a appliqué des soins magiques, c’est une certitude.
« Taläsna ! » pensa Galro. Il ignorait sur quoi était fondée cette pensée, mais il sentait que son ancien maître des arts magiques y était pour quelque chose.
_ Ces soins vous ont sauvé la vie mais ils étaient hélas incomplets, ajouta un autre paladin. Je me suis permis d’achever vos soins avec un sortilège de guérison. Je suis heureux de vous savoir en bonne santé.
_ Où sont le paladin phénix Datral et le paladin Fradel ?
Les cinq hommes invitèrent Galro à s'asseoir sur un tabouret posé face à la table. On lui servi un verre de vin qui était, faut l’avouer, fort goûteux. Galro les remercia de leur générosité. Un chevalier blanc à la cicatrice zigzagante sur la tempe jusqu’au menton en contournant l’oeil gauche s’assit sur un autre tabouret et lui dit:
_ Le paladin phénix Datral est inapte pour le moment. Durant la bataille, on lui a brisé en deux la mâchoire. Il est toujours dans le coma. Fradel s’est battu avec ferveur durant cette bataille, il s’est reçu un coup d’épée dans la jambe mais ce n’est qu’une blessure superficielle, il s’en remettra rapidement.
_Me voilà rassuré de les savoir en vie, avoua Galro. Qu’en est-il de l’assaut pour demain.
Un paladin se pencha sur la carte et montra différents pions disposés sur le secteur censé représenter la colline face à la mine.
_ C’est ici que nous avons perdu. Nous les avions sous-estimé. Si Datral avait fait appel à nous la veille de cette bataille, nous aurions pu arriver plus tôt et gagner. Son arrogance et sa soif de gloire l’ont conduit à une lourde défaite. Par chance il nous reste assez d’infanterie pour retenter l’assaut. Si nous choisissons de rester groupés et unis, nous avons une chance de capturer la mine.
_ C’est la dispersion la clé de la victoire ! Dit mécontent un autre paladin. Nous n’avons pas assez de troupes pour espérer faire des blocs efficaces ! En les attaquant de toutes parts, ils ne sauront plus où donner de la tête et nous l’emporterons !
_ C’est faux ! Critiqua un troisième chevalier blanc. Nous devons profiter de l’élément de surprise pour prendre l’avantage. Que les hommes prennent des manteaux, se couvrent de neige et attendent derrière la colline pour attaquer lorsque l’ennemi baissera la garde.
_ Certes, mais rien ne nous assure non plus qu’ils ne mourront pas de froid dans la neige. Nous sommes sur le mont de Léondia, une montagne meurtrière connue pour ses tempêtes de glace et son froid assassin. Comptez les morts qu’il a fallu rien que pour gravir le col. Attendre sous des épaisseurs de neige se révèle être du suicide !
_ Alors nous les écraserons par la force brute et le courage ! C’est beau dans les livres sire Danatiël, mais nullement efficace dans la réalité.
_Ne croyez vous pas que la bravoure peut l’emporter sire Danatiël ?
_Non, par expérience je sais que la bravoure n’est pas un facteur de victoire.
Alors que les cinq paladins s’agitaient sous la tente, démontrant aux uns et aux autres que leurs raisonnements n’avaient aucun sens, Galro sentait quelque chose arriver. C’était froid, c’était sombre, c’était immense... C’était venu du plus profond des ténèbres. Des ailes noires... Il avait déjà senti cette sensation, mais il ne se souvenait plus où ni quand. Il jeta un coup d’oeil à travers l’ouverture de la tente, le ciel déjà obscure semblait être devenu encore plus noir. C’était proche, lui seul sentit le léger frisson sur sa nuque lui parcourir la colonne vertébrale, ses poils hérissaient comme celui du chat furieux, ou apeuré. Le vent glacial de la montagne soufflait avec violence sur le camp. Galro le sentait fouetter son visage, et après avoir passé plus d’un mois dans cette montagne, il savait que ce n’était pas son vent. Le souffle de Léondia vous gelait le corps; ce vent-là gelait l’âme.
_ Tant que les conditions météorologiques ne nous permettent pas de voir quoique ce soit, nous sommes incapables d’agir !
_ Qu’il vente, qu’il neige, qu’il grêle où que le monde s’effondre...
_ Il arrive... murmura Galro dans un état de semi-transe.
Ses cinq confrères se turent subitement. Ils se tournèrent vers le paladin Galro qui restait figé face à la sortie de la tente. L’un des chevaliers de l’Église s’approcha de lui et demanda:
_ Qu’avez-vous dit ?
Le jeune paladin se retourna vers l’homme à la cicatrice, ses yeux étaient inondés de larmes et injectés de sang. Ses joues tremblaient à intervalles irrégulières, tout comme ses lèvres et le reste de ses muscles faciaux. Il ouvrit à plusieurs reprise la bouche sans que mot n’en sorte, jusqu’à ce qu’il arrive à répondre:
_Je ne sais pas...
Soudainement, toutes les lumières du camp s’éteignirent. Les flammes semblaient toutes se suicider en se repliant sur elles même. L’obscurité avala toute chose, si bien que tous les croisés crurent être frappés par la cécité collective. Les ténèbres arrivèrent à la tente des paladins, les torches et les bougies décidèrent à leur tour de faire mourir leurs flammes. Lorsque l’ombre envahit entièrement les lieux, cinq crissement d’épées retentirent.
_ Qui est là ? Demanda la voix d’un des chevaliers.
Il n’eut aucune réponse. Galro terrifié s’assit derrière la table en se repérant uniquement grâce au toucher. Son cœur martelait dans sa poitrine pour en sortir. Seuls les échos de ce muscle vital résonnaient dans ses tympans. Il dégaina à son tour son épée, plus par peur que par véritable intention de se battre. Les ailes noires étaient si proches maintenant, omniprésentes. Il était impossible de les localiser, même en faisant appel aux cinq sens. Il scrutait les ténèbres mais il était incapable de voir ne serait-ce que le bout de son nez. C’était comme si on venait de lui crever les yeux. Puis une force paranormal gigantesque écrasait de tout son poids ses épaules.
_ Vous voyez quelque chose ? Demanda la voix nullement assurée d’un paladin.
_ Taisez-vous ! Il ne doit pas être...
Un fracas métallique résonna, ainsi que le son du sang qui était versé à grands flots. Durant un instant tous les occupants de la tente furent pris de panique. Galro entendit les lames fusaient dans l’air, puis de nouveau le son de l’acier sur l’acier.
_ Il est là ! Hurla l’un des chevaliers de l’Église.
_ Comment ? C’est moi, Paladin Gradel, avec qui tu croises le fer. Évitez d’attaquer dans le vide, nous pourrions nous blesser mutuellement !
De nouveau, le son d’une lame fendant la chaire résonna. On entendit les cliquetis d’une armure et un poids mort s’effondrer sur le sol. Leurs bottes en métal émettaient de brefs sons sur le sol à chaque pas.
_J’ai un corps de mon côté ! Hurla un paladin après trouvaille.
_ Moi aussi. Nous ne sommes plus que quatre.
_Sire Galro, êtes vous là ?
_ Oui... Répondit terrifié le paladin portant ce nom.
_ Alors...
Une fois de plus, la lame invisible trancha la chair d’un homme tout aussi invisible. Les deux derniers paladins en état de se battre tentèrent de se retrouver à tâtons, mais l’assassin fit encore un mort durant cet intervalle.
_ Montre toi lâche ! Fini par hurler le dernier chevalier debout.
_ Je suis devant toi, dit une voix profonde, sombre, emplie de désespoir. Ton destin s’arrête ici.
Dans un éclat de métal sectionnant la vie, un liquide chaud s’étala sur le visage de Galro qui se mit à hurler en comprenant que son dernier camarade venait d’être tué. Il rampa par terre, cherchant un moyen de fuir, mais dans les ténèbres absolues il ne voyait que du noir. Soudain, la terre trembla légèrement devant lui, et lorsqu’il tâta l’objet face à lui, il reconnut la froideur du métal. C’était une botte métallique. La pression qui en dégageait était absolument colossale. Il leva les yeux et devina le lourd regard du chevalier noir qui le dominait.
_ Epargnez moi je vous supplie ! Dit Galro en déversant des larmes.
Il sentit une large surface froide d’acier, chaude de sang se poser sur sa joue. Il se sentait absorbé par le contact avec l’arme, un profond sentiment de néant s’empara de lui. La fin était proche.
_Ta mort me serait vaine, lui répondit le chevalier invisible.
Le paladin cru reconnaître dans l’obscurité totale un gant d’acier dont les doigts se tendaient dans cinq directions différentes devant ses yeux. Une force invisible et inexplicable commença à soulever son corps du sol, des ongles de démons pénétraient dans l’orbite de ses yeux, lui arrachant un cri de douleur.
_Qu’est-ce que vous me faites ?! Hurla Galro.
_ Je t’offre un don, chevalier. Tu portes l’odeur de la Lumière, vous vous êtes affrontés et pourtant vous êtes tous deux encore en vie. Le destin vous a unis, dorénavant vos destinées seront à jamais mêlées l’une à l’autre.
_ Pourquoi moi ? Aaaaaaaarrrrgg !
Les griffes étaient maintenant derrière sa cornée, il pouvait les sentir plonger dans son nerf optique. Il aurait voulu s’arracher les yeux tant que la douleur était insupportable, mais tout son corps était immobilisé par des mains ténébreuses.
_ Parce que tu es celui qui est le plus proche de lui, tu connais sa peine et sa douleur. Je l’ignore pourquoi, mais bien que vous soyez tous deux voués à être des ennemis mortels, vous êtes liés par un sombre destin. Tu dois l’aider à accomplir la prophétie.
_ Quelle prophétie ? Aaaaa !
Les doigts fins et héritant s’agrippaient dans son cerveau, non, ils le tenaient fermement. Soudain, des ondes électriques parcouraient les griffes, ses neurones secoués lui procuraient une source de douleur encore plus intense. Tout son corps convulsait. Il était incapable d’articuler à cause de ses muscles contractés. Son cœur battait à tout rompre, il allait flancher.
_De l’Ombre naîtra la Lumière, des ténèbres naîtra la clarté, du désespoir naîtra l’espoir, de la cage naîtra la clef, du démon naîtra la glaive qui le pourfendra et libérera l’ancien peuple. Ainsi est la prophétie, écrite par la main de l’Ombre elle-même.
Des larmes de sang coulaient des yeux de Galro qui restaient contre leur gré grand ouverts sur la main qui lui faisait face. Tout son corps perlait de sueur à cause de la fièvre ardente qui envahissait son crâne. Le paladin supplia mentalement à plusieurs reprises que Dieu l’acheva sans que jamais son vœu soit exaucé.
_ Pour que tu puisse affronter l’Ombre, je t’offre le don de voir dans les plus profondes ténèbres. Maintenant, admire l’obscurité à travers les Calénaclidyals* et que plus jamais tu n’éprouves la peur du noir.
Du feu coulait dans les griffes qui enchevêtraient son cerveau, dans ses yeux il sentit la présence démoniaque l’envahir. Ses pupilles se dilatèrent au-delà de l’iris, ses yeux étaient dorénavant entièrement noir. Là où était cécité absolue, Galro réussit à percer les ténèbres et voir le gant d’acier aux doigts tendus devant lui. La force invisible le relâcha et les doigts de diablotins inexistants lâchèrent leur étreinte. Il tomba à genoux sur le sol, encore désorienté par la douleur. Il regarda autour de lui, ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Il était cerné par des formes d’abord grossières, plus les formes devinrent petit à petit plus nettes. Il comprit ce qui lui arrivait. Ce n’était pas qu’à sa vue les ténèbres s’étaient éclaircis, mais dorénavant il pouvait reconnaître les formes, les silhouettes, les détails dans l’obscurité totale. Il n’était pas devenu nyctalope
comme les chats qui se contentent de voir grâce à très peu de
lumière dans le noir, il avait dépassé ce stade. Il pouvait voir sans une once de lumière.
_ Qu’avez-vous fait à mes yeux ? Demanda Galro sur un ton affolé. C’est de la sorcellerie ? C’est de la magie noire ? C’est ...
À travers ses yeux sur-développés, il put voir les cinq corps étalés dans leur propre sang. Il voulut se couvrir la bouche pour s’empêcher de vomir, car tous les détails ressortaient d’une manière encore plus nette qu’en plein jour. Il ne put se couvrir la bouche lorsqu’il regarda sa main dans les ténèbres, une masse noire dotée de cinq doigts et ses empreintes digitales apparaissaient comme des lignes qui creusaient sa paume. Il délesta son vomi par terre. La bile qui s’étalait sur le sol semblait encore plus visqueuse et dégoûtante qu’à la lumière du soleil. Il voulut fermer les yeux pour ne plus rien voir, mais ce fut encore pire, il voyait ses paupières de l'intérieur.
_Qu’est-ce qui m’arrive ? Demanda le paladin au bord du délire.
_ Tu peux maintenant voir comme je vois dans les ténèbres absolues. N’éprouve pas la peur de voir l’Ombre, tu dois maîtriser ce nouveau pouvoir, et alors, tu pourras l’utiliser pour accomplir ton destin.
Le paladin déboussolé par tous ces reliefs dans les ténèbres rampa par terre, à la recherche de quelque chose de plat à fixer, pour avoir de nouveau l’impression de ne rien voir. Une paire de bottes d’acier lui barrait le passage, et lorsqu’il leva ses yeux, il le vit. Ce casque, ce manteau noir, cette silhouette terrifiante, ce ne pouvait qu’être lui. C’était le chevalier noir de son rêve. Une profonde terreur inexplicable l'envahit, le hantait, le paralysait. Il voulut fuir, ses jambes étaient tétanisées; il voulut crier, ses cordes vocales s’étranglaient dans sa gorge; il voulut détourner son regard, mais ses yeux restés fixés sur l’homme aux allures de fantôme. Il sentait son sang s’arrêter de couler dans ses veines devant cette vision cauchemardesque. Une peur ancestrale gravée dans sa chair et son âme jaillissait de nouveau à la surface.
_Je suis l’Ombre.
Galro sentait les ténèbres alentours dévorer toute lumière en lui. Un goût amer de fer et de désespoir ne pouvait quitter son palais. Il se leva, mais le vertige le gagna rapidement lorsqu’il regarda tout autour de lui. Tous ces reliefs si agressifs le déséquilibraient, il fit deux, voire trois pas d’un air hésitant puis tomba face contre terre comme un ivrogne. Il se retourna, sans lâcher un instant l’Ombre des yeux, et rampa pour fuir. « La sortie ! Il me faut trouver la sortie ! ». Là où il pouvait voir l’ouverture de la tente apparut brusquement l’homme au casque à l’effigie d’un monstre aux longs crocs. Sa main gantée l’attrapa par le cou et le souleva au-dessus du sol sans la moindre difficulté.
_Je t’ai offert un don chevalier, dit la sinistre voix de l’inconnu en manteau noir. Et ce ne sera pas le dernier que j’ai à te donner. Je connais votre religion, et ainsi que l’existence d’ouvrages divins que vous vénérez. Mais le seul qui a de l’importance fut perdu par les vôtres. Il fut mien, et à présent, il est tiens.
Il jeta le paladin sur la table qui s’effondra sous son poids. Les vertèbres ébranlées de Galro le torturaient affreusement, puis il oublia sa douleur lorsqu’il sentit un objet lui tomber sur le torse. Les contours étaient rectangulaires, les inscriptions en ancien étalen le recouvraient, et le dessin de quatre chevaliers tenant la Pierre grâce à leurs lances étaient placés au centre. C’était le dernier saint livre qui manquait à la bibliothèque du Temple. Le livre est considéré par tous les croisés comme un trésor inestimable. Tant d’hommes ont donné leur vie pour découvrir le secret. Et le voilà couché au milieu des débris d’une table, détenant entre ses mains le livre qui fut l’objet de tant de quêtes sacrées: l’ouvrage écrit par les quatre chevaliers fondateurs.
_ Ce livre détient la vérité sur les fondements de votre religion. Ce que tu découvriras dedans sera contraire au dogme de ta croyance. À toi de choisir si cet ouvrage doit rester fermé, alors ta vie te sera tranquille, ou soit tu l'ouvriras, et les versets écrits dedans changeront ton monde à jamais. Si jamais tu venais à lire les écrits de ces valeureux hommes, tu aurais alors besoin de ceci.
L’Ombre prit sous sa cape un petit objet qu’il envoya à Galro qui le rattrapa au vol. C’était un médaillon d’une beauté incroyable. Autour d’une pierre étaient sculptées deux ailes dans des sens opposés. L’une était ornée de plumes, l’autre d’épines. Dans la pierre il pouvait discerner un flux d’une matière granuleuse tourbillonnante.
_ Ceci est un talisman très puissant. Lorsque tu feras ce qui te semblera juste, tu le porteras autour de ton cou, il te protégera.
Le paladin admira le bijou d’une beauté époustouflante. Il regarda l’Ombre et lui demanda:
_ Pourquoi m’offrir tous ces présents ?
_ Parce que ton destin est d’aider la Lumière à accomplir sa tâche.
_ Je ne comprends pas.
L’Ombre apparut face à lui, si près du paladin qui pouvait sentir son haleine froide parcourir sa peau. Sous son casque il pouvait enfin discerner les traits du visage de l’inconnu. Ses yeux ancestraux et las d‘avoir vu tant de choses pesaient sur lui.
_ Sache qu’à partir de ce jour, tu as une immense dette envers moi, et tu ne pourras la payer que d’une seule manière. Accompli ta tâche, aide le destin de la Lumière à se réaliser.
_ Comment ?
_Un jour viendra...
La silhouette obscure disparut soudainement devant ses yeux dans un nuage composé de vide. Des échos de ces mystérieuses paroles flottaient encore dans l’air lorsque les lumières réapparurent. Les corps démembrés des cinq paladins étaient éparpillés sur le sol, et Galro était recouvert de leur sang. Aucune trace du chevalier noir. Que s’était-il passé ? Il regarda autour de lui, puis ses yeux tombèrent sur l’ouvrage des quatre chevaliers fondateurs. Ce n’était pas un rêve, tout ce qu’il venait de vivre était réel. Il se plia en deux et vomi. Il entendit les pas affolés et Tilbar hurler « Merde Dieu ! » lorsqu’ils pénétrèrent dans la tente. Ils virent un homme en armure blanche recouvert de sang, une flaque de vomi devant, les yeux affolés, tenant fermement dans ses bras un livre. Le général s’agenouilla devant lui et lui demanda ce qui s’était passé. Galro fixait comme un dément l’endroit exacte où le chevalier noir avait disparu. « Un jour viendra... ».
On le couvrit de bandage et de couverture chaude avant de le placer devant un foyer brûlant. Un verre d’eau lui fut donné, et Galro fut étonné par le goût succulent qu’elle pouvait avoir après avoir frôlé la mort d’aussi près. Le général s’assit près de lui et porta un verre d’alcool à sa bouche.
_Donc, si je résume bien, un chevalier noir débarqué de nulle part trucide tout le monde sauf toi, t’offre le pouvoir de voir dans le noir ainsi que le saint livre des chevaliers fondateurs et un collier bizarre. Galro, je te suis fidèle et je pense que tu es sincère, mais bon sang, qui va croire à cette histoire ?
_Je l’ignore.
Tilbar soupira et se leva. Il se gratta la barbe à la recherche de poux ou d'autres bestioles de poils.
_Tu sais, il y a plein d’éléments étranges dans cette histoire. Pour commencer, on te retrouve inondé de sang, ensuite les cinq paladins sont morts, tu as en ta possession la relique la plus recherchée par l’Ordre et tu parles de magie noire. Pour être franc, les indices ne penchent pas en ta faveur. Pour peu qu’un prêtre, ou dans le pire des cas un paladin, t’accuse d’avoir massacré tes confrères pour t’emparer du livre et tu es bon au bûcher. Moi-même je me pose beaucoup de questions à ton sujet.
_Je sais que c’est étrange...
_Ce n’est pas étrange, c’est louche. Est-ce qu’il y a encore un détail que tu aurais omis de m’en parler ?
Le paladin resta longtemps silencieux tandis que le vieil homme buvait son Graïnbar pour se rafraîchir les idées. Tout était encore si trouble dans sa tête, mais à la fois si net. C’était comme s' il rêvait les yeux ouverts. Il aurait voulu fermer les yeux ne serait-ce qu’un instant pour tout oublier, mais se voir les paupières de l’intérieur ce qui le perturbait. Il préféra encore cligner le moins possible des yeux pour éviter de se voir de... Dedans. Pourquoi lui avait offert un don aussi pénible à supporter ? Et cet écho répétitif qui ne cessait de résonner dans sa tête.
_Un jour viendra...
_ Pardon ? Demanda Tilbar après avoir craché le contenu de son verre.
Galro regardait la flamme osciller dans l’âtre. La lumière était si belle.
_Celui qui a tué les cinq paladins parlait d’une prophétie, et soit disant que je devais aider la Lumière à vaincre l’Ombre. Il m’a offert cet étrange pouvoir, ce livre et cette amulette et en échange je dois accomplir mon destin.
_ Et il a dit ce que tu devras faire ?
_ Il m’a juste dit qu’un jour viendra.
Le général fut quelque peu étonné par la réponse, mais se résigna à demander davantage de détails. Il but une nouvelle fois et regarda dehors. Le soleil brillait de nouveau dehors, alors que quelques heures auparavant des nuages noirs le recouvraient totalement. Ses rayons léchaient la bordure de la montagne, s’apprêtant à disparaître de nouveau.
_Si tu dis vrai, alors tu dois redouter le pire. Souvent les légendes qui restent gravées dans la pierre de l’histoire se terminent mal. Tu devrais profiter des derniers rayons du soleil pour rejoindre ta tente, il va bientôt faire nuit.
_ Merci pour m’avoir hébergé Tilbar.
Le paladin rejoignit sa tente. Il avait peur de ce qui allait lui arriver. Si on venait à l’accuser de trahison en assassinant les cinq paladins il n’avait plus longtemps à vivre, et s’il pouvait prouver l’existence de ce chevalier noir, on l’accusera d’avoir pactisé avec le Mal pour acquérir des pouvoirs de l’obscure et on le tuera de manière tout aussi atroce. Mais ce n’étaient pas ses principales préoccupations pour le moment étrangement. Cette dette qu’il devait à l’Ombre l’occupait d’une manière bien plus significative. Qui était la Lumière ? Il se posa sur un siège, admirant par l’ouverture le soleil se coucher. Alors qu’il pensait encore à l’Ombre et ses énigmatiques paroles, des images de son combat contre Warda jaillirent dans sa tête. Il était au bord de l’inconscience à ce moment-là, mais il se rappela avoir vu les marques rouges recouvrant entièrement le corps du guerrier sombre, et au moment où il allait le tuer, il avait dévié sa propre lame. Il ne s’était pas contenté de l’épargner, il l’avait également sauvé de lui-même. Nul n’est plus redoutable comme ennemi que son propre corps, sa propre chair, son âme. Il s’était voué toute sa vie à la destruction du démon qui avait tué son père, et lorsqu’il avait enfin l’occasion d’accomplir sa vengeance, il a été vaincu et sauvé par son ennemi juré. Une ironie du sort qui offensait les idéaux du paladin. Le même démon qui avait décapité son père avait refusé de donner la mort à son fils. Serait-ce à cause du regret ? Ou n’avait-il tout simplement plus la force de l’achever ? Non, il y avait quelque chose d’autre, mais il ne pouvait connaître la réponse. Tant de questions se bousculaient dans sa tête, mais une seule avait réellement d’importance: pourquoi m’avoir épargné la vie ? Les derniers rayons disparurent et un manteau de ténèbres gagna le camp. « Je dois savoir pourquoi il m’a épargné ! ». Et pour cela, il n’avait qu’un seul moyen de connaître la réponse. Il enfila un manteau et une capuche qui dissimulait son visage. Les hommes étaient en train d’allumer les feux, il faisait encore très sombre. C’était le moment ou jamais. Il sortit de sa tente, et s’enfonça dans l’obscurité.
Alors que Warda était encore endormi, Taläsna veillait avec ses gardes à l'entrée de la mine en cas d’attaque surprise. Durant tout le jour l’ennemi avait gardé ses distances. Bien que les nuages avaient recouvert le ciel durant une bonne partie du journée et qu’ils furent forcés d’utiliser les torches pour tenter d’y voir quelque chose, il semblait que les croisés soient restés en retrait. La nuit tombait, ils devaient être sur leurs gardes. Dans l’obscurité rien ne semblait bouger, mais ce n’est qu'après trois heures que le soleil ait disparu que Taläsna discerna quelque chose dans les épaisses ténèbres.
_ Quelqu’un approche, dit-il à ses gardes. Soyez vigilants.
Lorsque la silhouette approcha, elle était seule. Lorsqu’elle pénétra dans la portée de la lumière, du moins assez pour que l’on voit qu’il était encapuchonné et muni d’un manteau. Les archers encochèrent leurs flèches, prêts à tirer à l’ordre. L'homme en capuchon s’arrêta en voyant les pointes de ces armes volantes dirigées vers lui, saisit son épée en forme de phénix et la fit jaillir de son fourreau.
_ Attention ! Hurla un elfe sur le point de tirer.
La lame étincelante à la lumière fut jetée à cet instant précis dans la neige. L’homme au manteau montra ses mains en les levant, il était désarmé dorénavant.
_ Je souhaiterai juste parler, dit-il.
_ Qui êtes vous ? Demanda Taläsna.
L’intrus releva son capuchon et dévoila son visage. C’était Galro, le paladin qui avait quelques jours plus tôt combattu les elfes aux côtés des croisés de l’Ordre. Taläsna fit signe à ses archers de baisser les armes puis s’approcha de son ancien apprenti. Lorsqu’ils furent l’un en face de l’autre, le roi elfe donna un soufflet au paladin. L’homme l’accepta sans montrer le moindre signe de résistance.
_ Tu es indigne d’être mon apprenti, dit d’un ton sinistre le souverain sylvestre. Tu aurais pu faire cesser cette guerre, tu lui permet de perdurer, et maintenant tu viens me réclamer pardon.
_Ce n’est pas pour cette raison que je suis venu messire.
Taläsna fut surpris par la réponse du chevalier blanc, et son impartialité légendaire fut bouleversé.
_ Alors, pourquoi es-tu ici ? Demanda-t-il.
_Je veux voir le guerrier sombre Warda.
Un long moment, tous deux restèrent silencieux, seul le vent soufflant sur les falaises semblait parler. Le roi aux yeux d’or dégaina son sabre et posa son tranchant sur le cou du paladin.
_ Cette lame aurait dû t’achever au lieu de te sauver, et malgré tout tu as décidé de me décevoir une fois de plus. Tu as choisi Galro, je t’ai offert la chance de te venger, tu y as renoncé, maintenant accepte en les conséquences !
_ Sire Taläsna, je vous prie...
_ Vas-t’en avant que je décide de te trancher la tête !
_Taläsna !
Sur cet appel, le groupe d’elfes ainsi que leur souverain et le paladin se retournèrent vers la mine et virent une sombre silhouette portant une lourde armure et dans son dos une immense épée. C’était le guerrier sombre Warda, dans ses yeux rouges on pouvait lire la colère. Son plastron portait toujours la plaie que lui avait infligée la lame de l’Ordre. Taläsna dégagea son katana du cou du chevalier blanc, le rengaina et s’éloigna des deux mortels rivaux qui furent face à face.
Le paladin scruta le regard aux iris rouges, essayant de voir son âme. Les voilà de nouveau réunis par le destin. Il le dépassait de quasiment une tête, ses épaules étaient larges, et sous cette armure d’acier il devinait sa masse musculaire qui étaient d’une redoutable puissance. Durant son combat contre lui, il n’avait pas pu remarquer tous ces détails. Il plongea ses yeux de juge dans la pupille cerclé de rouge et lui demanda:
_Es-tu celui qui as tué un paladin il y a vingt ans, dans un petit village, le décapitant avec une immense épée ?
_ Aucun doute, je suis bien son meurtrier.
_ Dans ce cas là, je dois te tuer.
Le chevalier blanc marcha dans l’obscurité et ramassa son épée encore plantée dans la neige. Taläsna voulut s’élancer pour aider l’elfe noir qui lui barra la route en dégainant à son tour. Le guerrier sombre se retourna vers le roi des bois et lui dit:
_ Reste en retrait. Rien ni personne n’a le droit d’interrompre ce combat.
_ Pourquoi refuses-tu notre aide ? C’est aussi bien ton ennemi que le mien.
Warda regarda les cieux, les astres où certainement devaient reposer nombre de ses compagnons. En leurs noms, il devait affronter une dernière fois Galro.
_Je te remercie de nous avoir sauvé tous deux, continua l’elfe noir, mais dorénavant je te demanderai comme un service, n’intervient pas. Jusqu’ici j’ai lutté pour survivre, j’ai de nombreux amis qui sont morts pour me secourir, j’ai causé le malheur autour de moi parce que ma peau est noire. Aujourd’hui il est venu l’heure de payer ma dette envers tous les morts que j’ai connus. Cette dernière bataille est pour l’honneur de nos êtres chers, si tu nous barres la route tu saliras à jamais leurs mémoires.
Sur ces paroles, Taläsna se tut et recula de quelques pas. Galro se dirigea vers Warda.
_ Démon, tu dois payer pour tes crimes. Ceci sera notre dernière bataille.
_ Bien, paladin. Ceci sera notre dernière bataille.
Les deux adversaires se mirent en position de combat.