LE FLÉAU DES DRAGONS - Tome 1 : Mémoria Zéro (Nouvelle version)

Chapitre 3 : La fille aux yeux écarlates

2463 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/09/2024 21:00

On est arrivés.

Mes paupières papillonnèrent lorsque la main de Sköll tapota mon épaule. L’esprit encore embrumé, je bâillai à m’en décrocher la mâchoire, puis en scrutant les lieux, je reconnus les rues de notre bonne vieille ville de Zapornia.

Enfin de retour !

L’idée de regagner le calme de ma chambre me donna le sourire et je m’emparai aussitôt de mon sac avant de sauter par-dessus mon siège alors que le véhicule continuait son avancée.

Étonné de me voir descendre si vite, Sköll tira sur les rênes et s’arrêta.

— Tu ne veux pas que je te dépose devant chez toi ?

— Non, je vais marcher un peu, ça me fera du bien. Contacte-moi dès que tu retournes en déplacement.

— Je ne repars que dans trois ou quatre jours. J’aimerais passer du temps avec ta sœur donc j’ai pris un peu de repos.

À cause de son travail, Sköll voyait son quotidien très chargé et ses moments de pause restaient courts. Cette nouvelle me réjouis et me donna une idée. Je tentai alors une approche :

— C’est super ! Dans ce cas, viens boire un coup ce soir !

Mon ami secoua la tête d’un air navré et mon enthousiasme s’envola.

— Désolé, mais je vais aller me reposer, moi aussi je suis crevé. Je passerai plutôt demain.

— Pas de soucis, je comprends... Mais tu as intérêt de venir, car tu me dois une tournée, je te signale ! plaisantai-je.

— Et toi, tu m’en dois deux, renchérit-il avec un clin d’œil. Bon, j’y vais. Passe le bonjour à Yuri et embrasse ma bien-aimée de ma part.

Je grimaçai à cette idée et lui rétorquai :

— Je me contenterai juste de lui passer le message... je ne voudrais pas être responsable d’un quiproquo !

Sköll s’esclaffa et, un claquement de rênes plus tard, redémarra en me saluant d’un grand signe de la main que je lui rendis. Tandis qu’il s’éloignait, je restai là, pensif, jusqu’à ce que son véhicule disparaisse au bout de la rue.

Parfois, j’enviais cet humain, comme beaucoup d’autres qui gravitaient autour de moi. Même si je m’efforçais de les ignorer pour tenter d’oublier mon passé, leur bonheur me laissait malgré tout un arrière-goût amer. Contrairement à eux, je n’aurais jamais la chance de rencontrer une femelle de mon espèce ni de connaître l’amour. J’étais seul. Le dernier survivant d’un peuple d’hommes-dragons longtemps considérés comme les dieux protecteurs de ce monde. Aujourd’hui, ma ténacité me venait de mon unique volonté de rédemption, mais aussi de celle de préserver ceux qui m’étaient chers.

Tandis qu’un soupir s’échappait de mes lèvres, une légère brise caressa mes cheveux pour balayer mes tourments et un ronronnement sourd me tira de mes songes, me faisant lever la tête. Juste au-dessus de moi, un navire d’acier aux ailes membraneuses voguait en direction de Lyumara ou de Nyìrka, deux importantes métropoles situées plus à l’est. De grosses hélices fixées à l’arrière de la coque poussaient cette incroyable technologie à travers les cieux dans un battement audible à plusieurs centaines de mètres alentour.

Je fronçai les sourcils face au blason doré gravé sur le ballon du dirigeable : celui d’une maison noble. Sûrement un député ou un sénateur. Ces vaisseaux se démarquaient par leur aspect raffiné au contraire de ceux de l’armée, plus sobres, mais plus aérodynamiques. Seuls les membres de la haute société comme les politiciens ou encore l’empereur lui-même voyageaient dans ces aéronefs.

À l’inverse des humains, je n’avais nul besoin d’un tel engin pour conquérir le ciel, ma capacité de dragomorphose me le permettait. Toutefois, je devais avouer que leurs inventions toutes plus folles les unes que les autres ne finissaient jamais de m’étonner. Finalement... ces fragiles créatures n’avaient pas que des défauts...

Quand l’immense navire volant disparut de mon champ de vision, je lui fus presque reconnaissant de m’avoir extirpé de mes pensées négatives. Ainsi, je m’étirai, puis me mis en route.

Le long de l’artère principale de la ville, l’aspect des lieux m’arracha une grimace dépitée. En raison d’une vague de sécheresse persistante, les espaces verts et les jardins privés auparavant luxuriants de Zapornia souffraient du manque d’eau. L’herbe des pelouses était grillée et les arbres, épuisés de lutter contre cette fournaise, arboraient déjà les couleurs d’un automne précoce. Même les oiseaux semblaient économiser leurs forces en s’abstenant de chanter.

Au détour d’une rue déserte, des militaires en patrouille me saluèrent d’un hochement de tête cordial. Au vu de leur uniforme gris dépourvu de toute fioriture, il ne s’agissait que de simples soldats, mais ils exhibaient fièrement l’emblème de leur patrie brodé sur le côté gauche de leur veste à haut col : un phœnix doré. En dehors de leur clinquant insigne, seul un liseré rouge vif venait apporter une touche de couleur le long de leurs manches et de leur pantalon à la livrée monotone.

Marchant ensemble dans une cadence rythmée par le martèlement de leurs longues bottes noires cirées sur les pavés et munis de leurs fusils d’assaut, ils surveillaient les alentours pour contrôler les allées et venues des habitants. À cause de la chaleur, mais aussi depuis que le Fléau avait commencé à se propager dans la région, les résidents se terraient à l’intérieur de leurs maisons et ne sortaient que pour effectuer les achats de grande nécessité.

Néanmoins, ce n’étaient pas les deux seules raisons qui poussaient l’armée à patrouiller dans le secteur, comme partout ailleurs dans le pays.

Quelques mois plus tôt, la République d’Illurion avait déclaré la guerre à l’empire d’Aïdolara, mais en raison d’une augmentation fulgurante des cas de Fléau au sein de ses rangs, réduisant sa force offensive presque à néant, son dirigeant n’avait eu d’autre choix que de capituler et de négocier un traité de paix avec le gouvernement aïdolarien.

Cependant, en dépit de ce récent armistice, l’armée impériale continuait d’investir les campagnes frontalières afin de contenir la nouvelle menace qui sévissait à présent dans la quasi-totalité du continent depuis environ trois ans. Aussi, la région idyllique d’Aerendal ne faisait-elle pas exception et, en tant que Jäeger, les autorités m’avaient affilié à la protection des habitants de cette zone.

En dehors du contexte actuel et de son inhabituel aspect de ville fantôme, Zapornia restait tout de même agréable à visiter.

Nichée au fond d’une combe escarpée, cette charmante agglomération touristique de deux mille cinq cents âmes séduisait par un patrimoine médiéval parfaitement conservé. Je ne me lassais jamais d’explorer ses ruelles tortueuses qui sinuaient entre les vieilles façades en pierre gris cendre. Cela me rappelait mes excursions d’enfance lorsque je jouais à cache-cache avec mes frères et sœurs dans les étroites venelles de Dragalia, ma cité natale. À l’époque où ma vie était encore à peu près normale...

Le tintement solennel d’une cloche brisa le silence et son écho se perdit le long des versants escarpés formés par les crêts. Dominant fièrement la ville depuis un surplomb rocheux, le donjon principal de la citadelle de Beslan sonnait midi. Cet édifice historique aux hautes murailles crénelées abritait le pénitencier ainsi que le tribunal depuis plusieurs siècles.

C’était un endroit très apprécié pour son magnifique panorama. On pouvait y admirer tous les sommets de la chaîne montagneuse des Atalantes dont certains pics restaient enneigés toute l’année. D’ailleurs, bon nombre d’artistes, peintres, écrivains ou encore photographes, trouvaient leur inspiration auprès de ce paysage idyllique et il n’était pas rare d’en rencontrer lors de la belle saison. Pour moi, c’était une sorte de refuge, un sanctuaire qui permettait à mon esprit de s’évader. Rien de plus.

Comme si une horloge avait été implantée dans mon corps, une vibration furieuse en provenance de mes entrailles ne tarda pas à répondre aux douze coups de cloche. Mon estomac se réveillait et je décidai d’accélérer le pas pour rentrer.

À proximité de la place principale, j’empruntai une nouvelle rue. La Vouivre d’Argent, le restaurant tenu par mes parents adoptifs ne se trouvait plus qu’à une trentaine de mètres. Quelques rares citadins me saluèrent poliment tandis que d’autres changeaient de trottoir pour m’éviter. Si les premiers me respectaient ou me toléraient, ce n’était pas le cas des seconds : cette deuxième portion de la population me jugeait comme un être dépourvu d’empathie à cause de ma profession ou me craignait en raison de ma nature draconique.

Malgré un accord de paix établi entre les deux races ainsi que la bienveillance des Extaliens à l’égard des autres peuples, les humains continuaient de considérer les dragons comme une menace. Pourtant, je me moquais allègrement de ceux qui me traitaient comme tel. Ces créatures inférieures et insignifiantes ne méritaient pas mon intérêt. Pourquoi éprouvais-je alors autant d’amertume envers ces êtres ? Parce que le simple souvenir de ce que m’avait fait subir une poignée d’entre eux par le passé renforçait mon ressentiment.

Heureusement... il existait des exceptions.

Si certains faisaient preuve d’une barbarie de la pire espèce, d’autres, au contraire, savaient se montrer aimants et bienveillants. La famille qui m’avait recueilli quelques années plus tôt en faisait partie. Les Estieral se fichaient de mes origines et m’avaient accepté parmi eux comme un membre à part entière.

Alors que je m’égarais dans mes pensées, le paysage vacilla brutalement devant moi. Quelque chose venait de me percuter de plein fouet et dans le choc, je perdis l’équilibre avant de me retrouver assis au sol, me coupant presque le souffle.

— Bon sang, mais qu’est-ce que... commençai-je à grommeler.

Mes mots moururent entre mes lèvres quand je levai les yeux. Une jeune femme au corps et au visage dissimulés sous une cape sombre me tendait la main.

— Désolée ! Je n’t’avais pas vu.

J’hésitai un court instant avant d’accepter sa paume pour me relever, puis une sensation étrange se produisit quand je m’en saisis. Des picotements affluèrent sous mes doigts et remontèrent dans mes bras pour se poursuivre le long de mon échine. Mes terminaisons nerveuses s’éveillèrent et une subite fébrilité envahit tout mon être. Le temps parut s’arrêter et l’air se figer autour de nous, puis un grognement sourd résonna dans ma tête.

Perturbé par ce soudain phénomène mental, je retirai vivement ma main avant de m’écarter d’un pas et d’observer la nouvelle venue. Mes yeux s’écarquillèrent aussitôt, sous le choc, et mon cœur manqua un battement.

Je devais rêver...

Face à moi se tenait une Extalienne au regard écarlate. Même si ses vêtements masquaient une bonne partie de ses caractéristiques physiques, le soleil qui se glissait sous sa capuche révélait un discret motif écailleux par transparence sous la peau rosée de son visage. Ce détail ne trompait pas et, tout comme moi, sa longue queue épineuse terminée en fer de lance dépassant de sa cape tremblait et sinuait derrière son dos. Ce comportement était typique de deux Extaliens étrangers qui se rencontraient pour la première fois.

D’après mes connaissances, les individus dotés d’iris rouges résultaient d’une union avec un parent humain. C’était le seul indice visuel qui les différenciait de nous, les Sang-Purs aux yeux dorés, et il ne faisait aucun doute quant à l’aspect de cette belle inconnue : une croisée.

Cependant, quelque chose d’autre me troublait encore plus que ses origines. Son visage ainsi que sa fragrance épicée me rappelaient quelqu’un, une personne qui m’avait été chère, et ce parfum entêtant ne manqua pas de caresser délicieusement mes narines tandis que mon cœur se serrait aux souvenirs du passé.

Tout aussi subjuguée que moi, la femme-dragon aux traits poupins me fixait de ses pupilles reptiliennes sous ses mèches brun rougeâtre et son nez en trompette frémissait pour me humer. Son expression changea alors subitement : son regard s’illumina et ses lèvres se courbèrent en un sourire rayonnant.

— Je l’savais ! Je n’suis pas seule ! s’exclama-t-elle alors.

Déstabilisé par sa soudaine euphorie et trop hébété pour y répondre, je ne réussis qu’à bégayer maladroitement :

— Lé-Léona ? Ce... c’est toi ?

L’inconnue sourcilla et secoua la tête.

— Désolée, mais j’crois qu’tu me confonds avec quelqu’un d’autre.

Confus, je clignai des paupières et me frottai les yeux.

 Espèce d’idiot, bien sûr que ça ne peut pas être elle !

Léona, cette Extalienne que j’avais jadis connue – mon amour d’enfance – était décédée depuis de longues années. Mais, hormis la couleur différente de ses prunelles et de ses cheveux, cette jeune femme lui ressemblait trait pour trait. Pourquoi ? Comment était-ce possible ?

Honteux de l’avoir confondue avec une autre, je voulus m’excuser pour ce malentendu, mais au moment de formuler ma requête, des cris en provenance de la rue voisine retentirent.

Comme deux marionnettes guidées par les mêmes fils, nous nous tournâmes en parfaite synchronisation vers l’origine du bruit. Puis, quand je reportai de nouveau mon attention vers la jolie femme-dragon, celle-ci avait disparu.


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