LE FLÉAU DES DRAGONS - Tome 1 : Mémoria Zéro (Nouvelle version)

Chapitre 2 : Fléau

3426 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/06/2024 17:54

Kyeran, six ans plus tard...


Je fis tournoyer mon pistolame pour dissiper le souffle ardent de mon adversaire. Face à moi, l’énorme monstre difforme et noir aux ailes atrophiées – à mi-chemin entre l’homme et le dragon – adopta une posture intimidante avant de repasser à l’attaque.  

Un déviant au stade terminal. Un de plus.

Le responsable de cette apparence ? Le Fléau. Un mal étrange qui transformait les humains en reptiles mutants, brouillait leurs sens et les dotait d’une agressivité extrême au point d’éradiquer leurs propres congénères ainsi que des villages entiers.

Cette calamité sévissait depuis plusieurs années à travers le monde et nous poussait, nous les Jäegers, à exterminer tout être vivant infecté par cette menace. Bien que je n’éprouve aucun plaisir à donner la mort, le contexte actuel ne me laissait guère le choix. Tuer ou être tué. Cette devise était devenue mon quotidien et je continuais de me persuader qu’elle m’apporterait un jour la rédemption à laquelle j’aspirais, même si au fond, cela paraissait hors d’atteinte.

Ce combat était cependant inégal. Malgré son incroyable force, ce déviant ne possédait pas l’once d’une chance face à un descendant direct des dragons originels. Parmi toutes les créatures de cette planète, les Extaliens étaient réputés pour être les plus redoutables et j’appartenais à cette caste.

Le mutant siffla et abattit sa queue bardée d’épines au sol. Sous la puissance de l’impact, des éclats de roche, de terre et des débris de végétation volèrent en tous sens. Dans un réflexe instinctif, j’invoquai mon éther. Un bouclier de glace se matérialisa autour de ma main gauche et me protégea des projectiles puis, profitant du nuage de poussière soulevé par le choc, je bondis pour contre-attaquer.

Vif comme l’éclair, j’atterris sur le dos de ma cible et lui assénai plusieurs coups d’épée. La lame luminescente trancha les épaisses écailles d’où jaillirent des flots de sang obscur. Un rugissement strident retentit et le reptile se tortilla de douleur.

Déséquilibré par ses ruades, un de mes pieds se déroba et je glissai pile au moment où un souffle froid frôlait ma peau. Mon cœur tambourina dans ma poitrine alors que l’adrénaline envahissait tout mon être.

Qu’Yldrarth soit louée !

Cette chute salvatrice venait de m’éviter l’assaut d’un fouet épineux qui aurait pu m’être fort dommageable ! Toutefois, je ne m’arrêtai pas là. Avec la souplesse d’un félin, je me réceptionnai au sol puis, les genoux fléchis et les doigts resserrés sur le manche de mon arme, je repassai immédiatement à l’offensive.

D’énormes griffes manquèrent de me faucher, mais d’un nouveau bond, je me retrouvai au-dessus de ma proie. Mon pistolame rabattu en arrière, j’y concentrai mon énergie magique. L’épée chatoya d’une aura bleutée tandis que j’enchaînais mon attaque.

La lame fendit l’air à plusieurs reprises et une onde de choc terrassa le monstre en lui tranchant profondément les chairs. Il lutta quelques instants pour se redresser, mais ses forces ne tardèrent pas à l’abandonner et il s’effondra avec un gémissement plaintif. J’atterris sur sa tête et y plantai mon arme avant d’appuyer sur la détente. Une importante concentration d’éther s’en libéra et lui transperça le crâne dans une détonation incroyable. Le déviant émit un horrible gargouillis et, un long râle d’agonie plus tard, son corps animé de soubresauts s’immobilisa.

À peine éprouvé par la bataille, je soupirai et le halo bleu qui m’auréolait pendant mon attaque s’évanouit. Je retirai ma lame d’un coup sec et après en avoir chassé le sang, je la rengainai dans le fourreau à ma ceinture, puis reculai de trois pas pour m’asseoir sur ma victime. Les paupières fermées, j’expirais doucement et profitais de ce court entracte de calme pour adresser une prière en hommage à la vie que je venais de prendre lorsqu’une voix me complimenta :

— Bravo, Kyo ! Toujours aussi efficace !

Je rouvris les yeux et penchai la tête vers le jeune homme qui sortait du couvert des arbres. Le regard pétillant d’admiration, Sköll s’approcha de la dépouille et lui donna plusieurs petits coups de pied.

— Au moins, il n’est pas près de se relever après ça et ne causera plus de dégâts.

Un léger sourire courba mes lèvres. Mon ami vantait toujours mes exploits, même si je ne les considérais jamais comme tels.

J’avais fait la connaissance de Sköll Hellan lors de mon arrivée dans la région, dix ans auparavant. À l’époque, ce blondinet au joli minois menait un petit clan de voyous qui prenaient un malin plaisir à détrousser les personnes âgées et les enfants plus jeunes qu’eux. Aujourd’hui, il avait hérité de l’affaire de son père, une entreprise de livraison et de messagerie. Il était devenu un homme bien.

Chaque jour, il empruntait régulièrement la route pour son travail, mais depuis l’arrivée du Fléau, son métier s’était mué en un parcours du combattant. En effet, de plus en plus d’humains infectés mutaient et menaçaient la vie des habitants locaux. Alors, pour pallier cette difficulté, la plupart des itinérants payaient des Jäegers pour les accompagner durant leur trajet. Ainsi, grâce à moi, Sköll effectuait ses livraisons en toute sécurité.

Cependant, les mercenaires de ma catégorie ne représentaient pas toujours une bénédiction aux yeux de tous. Si mon ami me comparait à une sorte d’ange gardien ou de protecteur, d’autres me considéraient comme un oiseau de mauvais augure ou, pire encore, un monstre à cause de ma nature draconique.

Un homme de la cinquantaine d’années, à la corpulence malingre et à l’épaisse moustache noire, s’approcha de nous, un sac bien rempli pendu à sa main droite. Le maire du village de Mebalm venait me payer pour l’avoir débarrassé du mutant. Quand il croisa mon regard, ses yeux me fuirent et je sentis la peur émaner des pores de sa peau. Les humains dégageaient une fragrance caractéristique lorsqu’ils se retrouvaient en situation de stress, un mélange acide et musqué, et cela n’échappait pas à mon odorat aiguisé.

À vrai dire, je comprenais sa réaction à mon égard, car les Jäegers n’avaient jamais vraiment cherché à se forger une bonne image. Dans des régions reculées, des rumeurs couraient : certains d’entre eux, appâtés par le gain et dominés par le vice, s’adonnaient à piller les villages qu’ils sauvaient ou encore... violaient des femmes. Cette minorité ternissait notre réputation à cause de leurs actes abjects et cela suffisait à la population pour nous craindre ou nous mépriser. D’autant que le gouvernement aïdolarien ainsi que l’empereur ne se manifestaient jamais pour punir ces écarts de conduite. Autrement dit, du moment que le travail était exécuté, les dirigeants fermaient les yeux sur ce genre de comportement.

L’espèce humaine ne changerait jamais... tout ceci avait le don de me donner la nausée...

— Voici votre prime, agent Nexus, déclara l’homme qui était resté pesamment silencieux jusqu’à maintenant. Je vous remercie pour votre aide. Grâce à vous, nous avons évité le pire.

Sa voix légèrement tremblante se teintait d’un soupçon d’appréhension. Il se méfiait de moi, mais cela ne me perturbait pas le moins du monde. J’étais habitué à la crainte qu’éprouvaient les humains à mon égard.

Je me redressai en m’étirant, puis me laissai glisser le long du flanc du dragon mutant pour venir à sa rencontre. Avec un sourire amical et rassurant, je lui répondis le plus naturellement possible :

— Merci. Il est de mon devoir de protéger le peuple alors il est tout à fait normal que je vienne vous aider.

L’homme me dévisagea d’un air à la fois surpris et décontenancé tandis qu’il me tendait la bourse remplie d’argent. Peut-être s’attendait-il à ce que j’exige de lui un supplément ou pire encore, que j’abuse d’une de ses citoyennes comme le faisaient sans doute mes odieux collègues ? Loin de moi cette idée. Je n’appartenais pas à cette catégorie d’individu.

Tandis que nous échangions les dernières formalités, un fourmillement au niveau des tempes me rappela à l’ordre. La fatigue me rattrapait. Ces précédentes journées sur le terrain s’étaient révélées intenses et le sommeil, relégué au second plan. Même de nuit, j’avais dû assurer la sécurité de Sköll lorsque nous dormions à la belle étoile et à présent, je n’avais qu’une hâte, rentrer chez moi pour profiter de mon congé bien mérité.

Avant de quitter les lieux, je jetai un regard à la dépouille de ce qui était autrefois un humain, puis me retournai vers mon client.

— Pensez à brûler le cadavre pour éviter toute propagation.

L’homme à la moustache tressaillit et bégaya :

— O-oui, oui, bien sûr ! Nous le ferons !

Après un au revoir cordial, nous rejoignîmes la fourgonnette de Sköll stationnée à une trentaine de mètres, à proximité des premières maisons du village.

Le véhicule à l’aspect plutôt sommaire se composait d’une simple caisse en métal dépourvue de vitres et ne servait que pour le transport des colis et du courrier. Porté par quatre roues faites dans un alliage résistant et équipées de pneumatiques crantés, ce bolide pouvait parcourir tout type de terrain. Malgré son apparence succincte, il se dotait du minimum syndical et restait confortable : trois assises en cuir rembourré au-dessus desquelles une capote pouvait être rabattue afin de nous protéger des intempéries.

Attelés à l’engin, deux volatiles aux plumes multicolores claquèrent du bec et leurs griffes acérées piétinèrent le sol à notre approche. Au vu de leur comportement agité, les gastérios s’impatientaient de reprendre la route.

Ces grands oiseaux terrestres aux ailes atrophiées demeuraient parmi les créatures les plus rapides du continent et servaient très souvent pour le transport de marchandises légères. Hélas, en raison de leur tempérament carnassier – comme en témoignait leur énorme bec très affuté – les professionnels avaient fini par les délaisser suite à de multiples incidents. Certaines entreprises les avaient alors peu à peu remplacés par des véhicules de nouvelle génération fonctionnant grâce à l’éther. Aujourd’hui, Sköll était l’un des seuls itinérants de sa ville à encore en posséder.

Pendant que je m’installais sur le siège passager, mon acolyte ajusta ses lunettes de conduite, puis d’un claquement de langue, il ordonna à ses gastérios de se mettre en route. Ceux-ci ne se firent pas prier : leur crête de plumes aux couleurs vives se redressa sur leur crâne et ils poussèrent un cri strident avant de s’élancer sur leurs puissantes pattes.

La chaleur environnante acheva de me plonger progressivement dans une douce torpeur, mes paupières papillonnaient et je luttais pour ne pas sombrer. Les hautes températures ne me gênaient guère en raison de ma nature draconique qui me permettait de réguler celle de mon corps, mais ce n’était pas le cas de Sköll. Malgré la vitesse de déplacement de la fourgonnette, l’air peinait à se rafraîchir et il devait sans cesse s’éponger le front d’un mouchoir.

— Franchement... ils abusent... lâcha-t-il soudainement sur un ton exaspéré.

Je me tournai vers lui et haussai un sourcil.

— De quoi tu parles ?

Sköll me jeta un bref regard, les mâchoires serrées.

— Les gens ! Comment peuvent-ils continuer de se méfier de toi après tout ce que tu fais pour eux ? Je ne comprends pas... si on les avait pas débarrassés de ce monstre, ils seraient presque tous morts à l’heure qu’il est.

Je clignai des yeux, étonné de le voir contrarié à ce sujet, puis j’observai le ciel au-dessus de nos têtes.

— Je comprends ta réaction, mais c’est comme ça... on ne peut rien y faire. Les Jäegers inspirent la crainte et mon physique draconique n’arrange pas les choses.

— Peut-être, mais... ils pourraient quand même avoir un peu plus de considération à ton égard.

— Il ne faut pas oublier que ces monstres que l’on exécute étaient des humains avant leur métamorphose, lui rappelai-je, il est donc difficile de concevoir que les gens puissent nous acclamer.

Mon ami me dévisagea avec une moue boudeuse avant d’acquiescer d’un soupir :

— Mouais... c’est vrai, tu n’as pas tort... j’avais oublié ce détail.

Je comprenais sa vision des choses. À cause de mes blessures du passé, j’aurais pu abandonner tous ces humains à leur sort. C’était sans doute ce que le « moi » d’il y a quelques années aurait fait. Cependant, certains d’entre eux m’avaient tendu la main lorsque j’étais au plus mal et m’avaient transmis leur amour afin de me redonner le goût de vivre. Je ne pouvais l’ignorer et grâce à ce petit cercle bienveillant que formaient ma nouvelle famille et ma guilde, j’avais fini par comprendre que l’humanité n’était pas entièrement pourrie de l’intérieur.

Voyant que je ne relançai pas le débat, Sköll me dévisagea en biais et changea cette fois de sujet.

— Aux dernières infos, il paraît que le Fléau a contaminé presque les deux tiers de la population humaine du pays voisin et son président a ordonné l’extermination des animaux de type reptilien. Ils ont peur qu’ils contractent eux aussi la maladie ou la transmettent. Je me demande si c’en est vraiment une... Tu en penses quoi, toi ?

Pensif, je laissai mon regard se perdre vers le paysage tout en plongeant dans mes souvenirs.

Dix ans plus tôt, cet étrange mal s’était d’abord attaqué à mon peuple avant de se propager doucement au continent. Persuadé d’être le seul survivant de cette tragédie, je cherchais encore à comprendre ce qu’il s’était passé, mais aucune explication ne daignait se présenter.

— Je n’en sais trop rien, à vrai dire... Peut-être qu’un jour les scientifiques en trouveront la cause et nous saurons à ce moment ce qu’il en est.

Sköll émit un grognement frustré.

— Tu parles... ça fait trois ans qu’ils nous font poireauter sur l’origine de cette merde, mais les recherches n’avancent pas d’un poil !

Je haussai les épaules face à son désarroi que je partageais. À ce jour, la médecine n’avait pas progressé d’un iota et depuis quelques mois, nous demeurions dans une totale ignorance faute de communication de la part du gouvernement. Où en étaient les recherches sur le Fléau ? Mystère...

— Au fait, je ne sais plus si je t’en avais parlé, mais... je compte demander Angel en mariage.

Cette révélation inopinée me déclencha un sursaut et je lui jetai un regard médusé.

— Quoi ? Comment ça ? Si tôt ?

Sköll leva les yeux au ciel.

— Je te rappelle qu’elle et moi on sort ensemble depuis plus de deux ans. Il serait peut-être temps de te réveiller, mais tu es tellement accaparé par ton boulot que tu ne fais plus attention à rien.

La culpabilité me fit rougir les joues. Sköll n’avait pas tort. À cause de ma profession, j’étais déconnecté de la réalité et en étais venu à négliger le quotidien de mes proches. De ce fait, il m’arrivait d’oublier certains événements.

Toutefois, j’avais beau côtoyer les humains depuis une dizaine d’années, leurs étranges coutumes me laissaient toujours aussi dubitatif. Ces créatures s’unissaient à l’aide d’un concept nommé mariage alors qu’elles étaient pour la plupart déjà accouplées. Quelle en était l’utilité quand, chez nous, les Extaliens, une union charnelle suffisait pour se lier ?

Sköll se racla la gorge face à mon long silence et bredouilla :

— Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer...

Je secouai la tête avec un léger sourire.

— Non, c’est toi qui as raison. Je devrais partager un peu plus de temps avec vous en dehors du travail. Je vais essayer de me rattraper. Quand comptes-tu lui faire ta demande ?

— Le mois prochain, m’avoua-t-il avec un regard brillant, qui se ternit aussitôt. Mais... je n’ai toujours pas acheté de bague et j’espère que le Fléau n’empirera pas d’ici là...

J’approuvai d’un hochement de menton. À cause de cette menace, se projeter vers l’avenir devenait de plus en plus difficile, car personne ne savait comment la situation évoluerait.

En l’espace de trois années, le Fléau avait considérablement diminué les interactions sociales. Les gens sortaient moins et donc ne se rencontraient plus. Pourtant, cela n’avait pas freiné les ardeurs de Sköll pour séduire ma petite sœur.

Malgré son passé mouvementé, ce joyeux luron était le portrait typique du garçon gentil, attentionné et mignon. N’importe quelle fille se pâmait devant ses yeux d’un vert profond et ses cheveux blonds en bataille, mais aucune de ses prétendantes n’avait réussi à s’emparer de son cœur puisque ce dernier était déjà conquis. Angélina n’aurait pu mieux trouver comme âme sœur et j’espérais sincèrement que la situation actuelle leur permettrait de vivre quelques instants de bonheur. Sköll était l’un de mes amis en qui je plaçais la plus grande confiance et l’idée de le voir devenir l’époux de ma cadette m’emplissait d’une immense fierté.

L’image d’une personne vint néanmoins s’afficher dans mon esprit, me faisant ricaner.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? me demanda Sköll, un sourcil haussé.

— Et bien... commençai-je sur un ton amusé, en parlant de mariage, j’espère que tu es conscient que ce n’est pas à moi que tu vas devoir demander ta bénédiction.

Son visage changea de couleur et il se renfrogna.

— Ouais, je sais... ton père...

— Tu es un homme bien, maintenant, plaisantai-je en bâillant, ça ne sera peut-être pas facile de le convaincre, mais si tu réussis à passer cette épreuve, alors tu auras tout mon respect.

— Et... c’est censé me rassurer ?

Sa grimace ne fit qu’accentuer mon hilarité. Borys Estieral pouvait se montrer terrifiant lorsqu’il s’agissait de sa fille, surtout quand il ne portait pas certaines personnes dans son cœur à cause de leur passé un peu... chaotique ! Mais, ce brave homme avait su reconnaître l’évolution positive de mon ami et avait fini par l’apprécier. Peut-être accepterait-il de lui donner la main d’Angélina ?

— Au fait, dans deux mois, c’est la Fête des Illuminations, reprit Sköll. Tu seras là ? Je compte emmener Angel au feu d’artifice. Tu pourrais venir avec nous, ce serait l’occasion de se faire enfin une soirée ensemble et...

Bercé par les vibrations du véhicule, je ne l’écoutais plus. Les paupières fermées, ma tête se balançait au rythme des imperfections de la route, puis, une obscurité douillette me submergea peu à peu. La fatigue avait fini par avoir eu raison de moi.


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