LE FLÉAU DES DRAGONS - Tome 1 : Mémoria Zéro (Nouvelle version)

Chapitre 1 : Là où tout a commencé

2554 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/05/2024 13:44

Empire d’Aïdolara, fin de l’automne 2600

 

 

La sombre forêt de sapins ployait sous les bourrasques d’un vent glacial tandis que l’hiver s’installait peu à peu. Bientôt, il figerait ce monde dans son manteau immaculé imprégné de solitude. Pourtant, la vie continuait son petit bonhomme de chemin, ignorant les caprices de ce climat impétueux. Sous les nuages, un aigle crevait le silence de ses piaillements plaintifs et tournoyait pendant que cinq silhouettes humaines progressaient sur un sentier recouvert d’un épais tapis de feuilles mordorées.

L’homme qui menait le groupe se démarquait par une plus grande carrure. Ses épaules ne pliaient pas sous le poids des années, pas plus que sous son imposant lance-grenades. À sa droite, un épéiste à la forte corpulence et à la crinière grisonnante scrutait les alentours d’un regard acéré. Derrière lui, une jeune femme aux cheveux de jais et aux pommettes hautes le talonnait. Ses doigts resserrés autour d’un bel arc en métal noir à poulies, la demoiselle se retournait de temps en temps pour vérifier l’avancée de leurs deux autres compagnons en contrebas. Moins bien équipé, le premier portait seulement un plastron d’acier et le second, un bouclier à l’envergure si grande qu’il le traînait avec toutes les peines du monde. Il allait sans dire que le sol détrempé au fort dénivelé n’arrangeait rien.

Lorsqu’ils débouchèrent dans une petite prairie, le meneur leva une main et le groupe s’arrêta. Au même moment, le vent souleva une vague fétide et les visages se crispèrent de dégoût. Aussitôt, l’épéiste referma ses doigts sur la garde d’une imposante claymore fixée dans son dos, prêt à la brandir.

— Restez sur vos gardes, conseilla-t-il.

La petite troupe opina, puis reprit sa marche avec prudence avant de se figer quelques mètres plus loin.

Face à eux, l’étendue herbeuse au cadre autrefois idyllique ressemblait aujourd’hui à un tableau macabre. Au milieu des graminées desséchées, d’innombrables morceaux de chair et un liquide poisseux parsemaient le sol. Il était impossible de savoir qui de la substance ou des corps dégageait l’odeur la plus infecte. D’après l’avancement de la décomposition, les chasseurs en conclurent que le massacre remontait à la semaine précédente. Une triste banalité. Ils en avaient vu des carnages au cours de leurs diverses missions, mais celui-ci se classait dans un tout autre niveau. Même les corbeaux s’étaient abstenus de venir festoyer.

L’archère porta une main à sa bouche, hoqueta, et courut vers les fourrés pour y rendre son dernier repas.

— Sofia ! Est-ce que ça va ? s’enquit aussitôt l’épéiste.

Voyant l’inquiétude marquer le visage de son vieil acolyte, le chef s’adressa à ses deux plus jeunes recrues :

— Ery et Jérod, restez avec elle. Pendant ce temps, Brett et moi allons quadriller la zone.

Les concernés acquiescèrent, puis rejoignirent leur partenaire sans broncher tandis que Brett gardait un œil sur sa progéniture afin de s’assurer que son mal-être se dissipait.

Un silence pesant régnait autour d’eux. Alaric Montallac leva brièvement les yeux vers le ciel. Le rapace qui tournoyait auparavant sous le brouillard avait fini par déserter les lieux.

Mauvais présage ? Peut-être...

Chaque fois qu’il s’aventurait dans une situation nouvelle, ce chasseur expérimenté faisait preuve d’une extrême prudence, car le moindre faux pas pouvait devenir fatal. La région d’Aerendal était connue pour son environnement hostile et, conscient de la présence des potentiels prédateurs rôdant dans ces zones reculées, l’homme redoublait de vigilance.

Chef d’une guilde réputée pour son efficacité, les autorités l’avaient engagé afin de rechercher un autre groupe de traqueurs qui avait mystérieusement disparu une semaine plus tôt. Toutefois, plus habitué à réguler les monstres locaux qu’à examiner une scène de crime, Alaric s’était bien vite retrouvé pris au dépourvu par la macabre découverte.

Tandis qu’il scrutait les alentours, Brett contourna les cadavres avec un soupir dégoûté :

— Eh bien, eh bien... si on m’avait dit que j’allais me retrouver face à ça la veille de mon départ en retraite, je ne l’aurais pas cru... Je comprends pourquoi Sofia s’est sentie mal...

— Avec une puanteur pareille, ce n’est pas surprenant... se renfrogna le meneur. Tu penses que ça pourrait être les gars qu’on recherche ?

Vétéran aguerri d’une quinzaine d’années de plus qu’Alaric, Brett connaissait beaucoup de monde dans le domaine de la chasse et avait vu passer de nombreux traqueurs de sa trempe pendant toute sa carrière. Sa bonne mémoire visuelle lui permettait de se rappeler le moindre visage qu’il croisait. Hélas, les dépouilles mutilées étaient dans un état de décomposition tellement avancé que leur identification se retrouva fort mal aisée.

Le vieil épéiste marqua un court silence, puis hocha doucement la tête en grimaçant :

— C’est difficile de les compter à cause de tous les morceaux éparpillés, mais si on prend en compte la dégradation des corps et l’alerte de la disparition diffusée il y a huit jours, ça pourrait correspondre.

Alaric continua son observation non sans réprimer un haut-le-cœur face aux viscères répandus sur le sol et examina un fusil d’assaut encore chargé gisant au milieu des herbes noircies.

— Ils étaient pourtant loin d’être sans défense, nota-t-il, ils ont dû être pris dans une embuscade...

— Peut-être des vouivres-tigres, mais en général, ces saloperies ne laissent jamais traîner un seul morceau de leur proie, souligna son acolyte avant de s’exclamer : oh ! C’est quoi ces taches noires ?

Intrigué, Alaric s’approcha du cadavre sur lequel Brett venait de se pencher. Contrairement aux autres, il était moins détérioré et des plaques sombres parsemaient sa peau tuméfiée.

— Il se décompose, c’est normal, non ?

— Non, regarde bien ces espèces de cloques huileuses en surface, tu ne trouves pas ça bizarre ?

Une main plaquée sur son nez pour se protéger des horribles émanations, le traqueur s’agenouilla pour examiner les curieuses dégradations cutanées de la dépouille. Elles formaient des amas d’abcès suppurants d’où s’échappait un liquide noir et visqueux, différent de celui, plus fluide, du processus habituel de putréfaction. De la bile lui brûla la gorge lorsque ses yeux s’attardèrent sur les orifices grouillants de vers.

D’un mouvement brusque, Alaric se redressa pour se détourner de cette vision cauchemardesque et ne put réprimer la nausée qui l’assaillit. Les jambes tremblantes et l’estomac douloureux, il resta un instant penché au-dessus de l’herbe pour reprendre son souffle et dissiper son malaise.

— Contacte Gérémy et dis-lui que la mission est un échec, réussit-il enfin à marmonner d’une voix rauque et pâteuse à son binôme. Je pense qu’on a affaire à quelque chose d’anormal et je ne veux pas qu’on traîne plus longtemps ici. Ça ne me dit rien qui vaille...

Brett opina tout en sortant de sa poche un petit objet en forme d’octaèdre et appuya sur son bouton central. Le téléprisme, artefact de télécommunication à distance, scintilla d’une lueur verte, puis lévita au-dessus de sa paume. Le vétéran se concentra pour établir une connexion et bientôt, la voix du dénommé Gérémy retentit dans un grésillement.

— Ah, salut, Brett ! Alors ? Du nouveau ?

— Euh... oui, déglutit-il en jetant un énième coup d’œil sur les dépouilles, on les a retrouvés...

— Ah ! C’est une bonne nouvelle ! Ils sont sains et saufs, j’espère ?

Les deux traqueurs s’échangèrent une grimace avant de répondre de manière catégorique :

— Non.

— Ah ?

— Ils sont tous morts, expliqua Alaric. Quelque chose les a tués, mais je ne saurais pas te dire quoi. C’est un vrai carnage.

Le duo n’entendit plus aucun son et l’inquiétude commença à les gagner. De longues secondes s’écoulèrent avant que Brett ne relance leur interlocuteur.

— Gérémy ?

Un couinement de surprise plus tard, l’intéressé sortit de son mutisme :

— Euh... oui ? Euh... je... je... bégaya-t-il avant de recouvrer son sang-froid, je... vais informer monsieur Bolkiah de la situation. Transmettez-moi les coordonnées de votre position, j’enverrai une équipe agréée pour récupérer les corps. Quant à vous, ne tardez pas à rentrer, on va avoir besoin de vous. À plus...

La communication s’interrompit, puis la lueur du téléprisme s’estompa. Brett soupira tout en appuyant une nouvelle fois sur le bouton de l’artefact et se tourna vers son chef d’un air soucieux. Le cœur au bord des lèvres, Alaric haussa un sourcil.

— Quoi ?

— On aurait peut-être dû emmener Kyeran.

— Pour quoi faire ? Il n’est pas encore habilité au terrain.

— Ce gamin a des capacités de dingue et je suis sûr qu’avec son flair, il aurait pu savoir ce qu’il s’est passé ici. Après tout, c’est bien un fichu monstre, lui aussi...

— Brett, s’il te plaît… Kyo n’est pas un monstre, c’est un...

Le vent tourna, interrompant leur conversation, et un effluve aussi insupportable que celui des cadavres envahit l’atmosphère. Les deux hommes se raidirent tandis qu’un silence oppressant s’installait, comme si la nature retenait son souffle.

Un rugissement glaçant résonna dans les montagnes environnantes. Alaric et Brett se figèrent, le dos voûté. Aussitôt, la voix de Jérod suivit l’écho de cet avertissement sinistre :

— Dégagez de là !

Les deux traqueurs coururent aussi vite qu’ils purent pour rejoindre les autres et évitèrent de peu une salve enflammée. Grâce à son bouclier magique, leur équipier avait matérialisé juste à temps un immense dôme lumineux au-dessus d’eux et bloqué l’attaque. Le groupe se reforma autour de lui, prêt à riposter, et Alaric releva la tête, pâle comme un linge.

— Bordel ! C’est quoi, ça ?

Encore essoufflé par sa récente course, Brett suivit le regard des autres et blêmit à son tour, mais ignorant l’état de fatigue dû à son vieil âge, il se plaça instinctivement devant l’archère.

— Sofia, reste près de moi.

La jeune femme opina alors que ses yeux s’écarquillaient d’effroi.

Au-dessus d’eux, la grande faucheuse venait de surgir sous la silhouette d’un dragon plus proche de la mort que de la vie. Chaque battement de ses ailes en lambeaux soulevait une puanteur abominable.

Alaric parcourut d’un regard effaré le hideux reptile dont l’apparence lui rappelait celle d’un monstre réanimé grâce à de la nécromancie. Certaines parties de son corps à la livrée obscure laissaient place à de la chair pourrie d’où dépassaient parfois des os saillants. Malgré sa stature modeste, la créature restait suffisamment imposante pour causer d’importants dégâts, comme en témoignaient ses pattes avant aux griffes acérées juste à la bonne taille pour faucher un homme. Noyées au sein de ses cavités orbitaires creuses, ses deux prunelles d’un rouge intense les fixaient et dégageaient une aura malsaine.

Pour la première fois de sa vie, Alaric faisait face à une découverte qu’il jugea tout à fait inédite. Jusqu’à aujourd’hui, aucun adversaire ne l’avait tétanisé à ce point. Ses jambes tremblaient, son corps était comme paralysé et ses compagnons semblaient ressentir le même phénomène.

Les mâchoires du monstre se rouvrirent et une lueur menaçante émana du fond de sa gorge. Dans un sursaut, Alaric réussit à sortir de son état de stupeur :

— Attention ! Il va attaquer !

 Ses acolytes réagirent à leur tour et se mirent aussitôt en mouvement. Les muscles crispés par l’effort, Jérod puisa dans ses ressources pour maintenir son bouclier en place et bloquer la nouvelle salve de flammes noires dévastatrices. Celle-ci frappa la barrière invisible dans un souffle crépitant. Le chef de la petite troupe déglutit face à la puissance de l’offensive, mais garda son sang-froid. Ses compagnons comptaient sur lui pour mener le combat et désormais, ils ne pouvaient plus reculer. La créature ne leur laisserait aucune échappatoire.

— On aurait dû emmener Yuri ! clama Sofia tout en encochant une flèche à son arc sur lequel se matérialisait un cercle de visée holographique écarlate. Ery ne maîtrise pas de magie de soin, si jamais on est blessés, on est mal !

— On n’a pas besoin du clebs dans notre équipe ! vociféra Brett sur un ton condescendant. On peut s’en sortir sans lui !

Pour toute réplique, la jeune femme lui jeta un regard noir pendant qu’Alaric avisait le contenu de son sac d’une main fébrile. Ne s’y trouvaient que quelques potions de guérison et des boissons énergisantes préparées par leur collègue. Sofia avait raison : en cas de blessure grave, la bataille virerait au cauchemar. Malheureusement, l’urgence de la situation ne leur laissait pas d’autre alternative. Le dragon s’acharnait à faire ployer la défense de Jérod. En sueur, le jeune homme résistait... mais pour combien de temps ?

— On n’a pas le choix, on doit combattre ! gronda Alaric. Cette crevure nous a pris en chasse et elle ne nous lâchera pas la grappe !

Comme un seul homme, ses équipiers acquiescèrent d’un hochement de tête déterminé, puis se mirent en position d’attaque. Jérod renforça son dôme d’éther grâce à son bouclier et Brett empoigna à deux mains sa claymore auréolée d’une lueur verte. Ery invoqua aussitôt des sortilèges de soutien sur le groupe tandis que la flèche de Sofia se teintait d’un éclat rougeoyant, prête à transpercer sa cible.

Les mains tremblantes et le front fiévreux, Alaric arma son lance-grenades, puis ferma brièvement les paupières. Ils affrontaient une menace qui dépassait tout ce qu’ils avaient pu rencontrer jusqu’à maintenant, mais le traqueur se rappela que ses compagnons avaient toujours été présents, peu importait la situation. Ce combat, ils le mèneraient ensemble, unis à jamais, comme tous les précédents.

Tout en priant pour que celui-ci ne devienne pas leur dernier, il visa leur ennemi et appuya sur la détente...


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