MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 23 : UNE PROMESSE

5910 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/12/2020 15:55

Le ciel s’était teinté de fumées noires et de flammes rougeoyantes. Des silhouettes sombres rugissaient et s’entredéchiraient dans des combats aériens féroces.

Sous un déluge de cendres, Kyeran courait pour tenter d’échapper à cette apocalypse. Une masse obscure s’écrasa soudain contre un rempart et provoqua un grand tremblement. Les fines colonnes sculptées de la terrasse volèrent en éclat et le Dragyan trébucha. Par chance, un imposant bloc de pierre échoué plus tôt au sol le protégea de la pluie de débris meurtriers. Poussé par un fort instinct de survie, il se remit aussitôt sur pieds et continua sa progression, mais au croisement de deux coursives, lui apparut un jeune garçon aux cheveux blancs perché en équilibre sur un muret. La main posée contre une colonne de marbre, il observait les combats avec un rictus satisfait au visage, comme s’il se délectait du chaos environnant.

— Qui es-tu ? lui demanda-t-il.

D’abord sans un mot, l’enfant tourna vers lui ses yeux insondables de la couleur du sang, puis pointa un doigt dans sa direction.

— Je suis... l’émissaire du recommencement.

Saisi d’un frisson incontrôlable, Kyeran rebroussa chemin et enjamba le rebord de la coursive. Il se dragomorphosa, puis s’éleva dans les airs pour mettre le plus de distance possible entre lui et ce lieu désormais maudit.

Un jet brûlant et obscur le frôla. Un deuxième. Puis, le troisième l’atteignit de plein fouet. Le corps en feu, il s’obstina à maintenir son vol, mais perdit très vite de l’altitude. Tout contrôle lui échappa. Ses ailes ne battirent plus. Il chuta... et d’immenses mains décharnées couvertes de sang noir et poisseux l’attirèrent de plus en plus vers le sol. Le souffle court, il lutta pour se dégager, mais les griffes ténébreuses se refermèrent sur lui tandis que le rire de Zéro résonnait en un écho lointain.

 

***

 

Kyeran ouvrit les yeux avec un sursaut. Le cœur battant à une cadence folle, il se redressa vivement et parcourut d’un regard affolé la pièce dans laquelle il se trouvait. Quand il reconnut enfin sa chambre, un soupir s’échappa de ses lèvres. Ce n’était qu’un énième cauchemar et pourtant, il paraissait si réel. Il avait encore l’impression de sentir la chaleur des flammes lécher sa peau.

Pendant que sa respiration reprenait peu à peu un rythme régulier, il refit le point. Il ne s’expliquait absolument pas la présence de Zéro dans ce rêve pour le moins déstabilisant, d’autant qu’il n’avait pas le souvenir de l’avoir croisé pendant ce terrible événement.

Un léger ronflement le sortit de ses réflexions. À sa droite, assise dans un fauteuil, Angélina dormait paisiblement. Elle avait dû veiller sur lui comme à chaque fois qu’il rentrait blessé ou tombait malade.

Rassuré de la savoir saine et sauve, un sourire attendri courba ses lèvres et le nœud qui s’était formé dans son estomac se délia. Dès son réveil, il ne manquerait pas de la serrer très fort contre lui.

Alors qu’il se hasardait hors du lit, le souvenir du combat contre Zéro lui revint en mémoire. Aussitôt, il inspecta son corps. Son bras gauche que l’ennemi avait brisé était camouflé sous un bandage. Aucune douleur n’en émanait, preuve que sa capacité de guérison s’était remise à fonctionner. Seul un large pansement à peine bleui entourait encore sa cuisse, là où le Dragyan l’avait tailladé avec sa queue.

Soulagé de voir que ses plaies ne s’étaient ni aggravées ni infectées, un doute persistait toutefois. Combien d’heures s’étaient écoulées depuis cette confrontation ? Sa régénération était instantanée en cas de blessures superficielles, mais pour des fractures, elle nécessitait une période plus longue, parfois quelques jours. Il n’eut pas le loisir de se poser plus de questions. Angélina émergea de son sommeil avec un bâillement et lorsqu’elle l’aperçut, ses yeux s’arrondirent et s’embuèrent de larmes. Sans lui laisser le temps de réagir ou de dire quoi que ce soit, elle bondit de son siège pour venir l’étreindre. Cette brusque accolade manqua presque de l’étouffer, mais il finit par s’apaiser et fermer les paupières à ce contact chaleureux.

— Tu es enfin réveillé, je commençai vraiment à m’inquiéter, lui souffla-t-elle dans un sanglot étouffé tout en resserrant ses bras autour de lui.

— Je vais mieux, ne te fais pas de soucis, ce n’est pas... attends, quoi ?

Interloqué, il se dégagea doucement de son étreinte avant de la fixer d’un air interrogateur et de reprendre d’une voix enrouée :

— Comment ça, « enfin réveillé » ?

Elle s’assit près de lui et essuya ses cils humides du bout des doigts.

— Tu as dormi pendant trois jours.

— Quoi ? s’étrangla-t-il. Mais pourquoi vous ne m’avez pas réveillé plus tôt ?

— On a essayé, figure-toi ! Mais le poison était très puissant, alors Hayato s’est servi de sa magie de drainage. Ta régénération s’est remise en marche dans la foulée, mais les effets de la toxine ont perduré.

Effaré par cette révélation, Kyeran cligna des paupières, la mâchoire prête à se décrocher, mais s’intéressa aussitôt à un sujet plus préoccupant.

— Et toi ? Ça va ? Tu n’as rien ?

— Tout va bien, le rassura-t-elle en baissant le regard vers son ventre. Hayato m’a auscultée et... le bébé va bien.

— Ouf, c’est déjà ça. Au moins, tu...

La porte s’ouvrit et ils se murèrent dans un silence complice. Les traits tirés par l’inquiétude et les bras chargés d’un plateau garni de deux tasses fumantes, Sköll apparut, puis tressaillit. Un grand sourire illumina alors son visage.

— Ah ! Ça y est, tu es réveillé ! Quel soulagement !

— Désolé de vous avoir causé autant de tracas, grimaça le Dragyan.

— Ne le sois pas. Par contre, tu m’excuseras, mais comme je pensais que tu serais encore inconscient, je n’ai apporté que deux tasses de thé.

— Ce n’est pas grave, de l’eau me suffira.

Sköll lui jeta un regard en biais et déposa le tout sur le bureau avant de reprendre :

— Au fait, tu as de la visite.

— Ah ?

Pendant que Kyeran s’emparait d’un verre et de la carafe d’eau posés sur sa table de chevet, trois personnes entrèrent à leur tour après avoir frappé à la porte. Alaric s’adossa contre un mur, suivi d’Hayato qui s’installa près de la fenêtre. Karen, quant à elle, choisit de s’asseoir sur la chaise du bureau.

— On a de la chance, on est venus au bon moment à ce que je vois, sourit le vieux traqueur, comment te sens-tu ?

Il s’examina une nouvelle fois avant de répondre en haussant les épaules :

— Ça peut aller.

Si les mines auparavant anxieuses de ses collègues se détendirent, un détail préoccupant lui revint en tête.

— Que s’est-il passé quand j’ai perdu connaissance ? J’ai entendu des coups de feu et l’autre Dragyan est tombé au sol.

— Je lui ai tiré dessus, grogna Hayato avec un air renfrogné, mais ce fumier a la tête dure ! Il a réussi à s’enfuir et juste avant de partir, il nous a laissé un petit cadeau.

— Il a déclenché une sorte de vague semblable à des ultrasons, compléta Alaric, et dans les cinq minutes qui ont suivi, on s’est retrouvés encerclés par une vingtaine d’infectés du Fléau.

Kyeran écarquilla les yeux.

— Quoi ? Mais alors... ce serait lui qui...

— Nous n’en sommes pas encore sûrs, mais avec ce que j’ai vu ce soir-là, je crois que j’ai enfin compris ce qu’il s’est passé il y a dix ans.

Ce jour funeste où le Fléau était apparu pour la première fois dans la région d’Aerendal était resté encré dans les esprits de chacun. Alaric et son équipe étaient partis à la recherche d’un groupe de traqueurs disparus. Malheureusement, à l’issue de cette mission, Sofia et Jérod, les deux aînés de Brett, y avaient laissé la vie. Quant à ce dernier ainsi qu’Éry, ils étaient revenus saufs, mais cela n’avait pas été sans séquelles. Brett avait donné sa démission dans les jours qui avaient suivi l’enterrement de ses enfants et son acolyte avait été relégué à un poste administratif.

— Les huit chasseurs que l’on a retrouvés ce jour-là ont dû être pris pour cible par le monstre que l’on a tué, rebondit Alaric. Il a sans doute usé de ce pouvoir étrange et alors, plusieurs d’entre eux se seraient transformés et auraient attaqué leurs compagnons.

— Cette hypothèse se tiendrait, approuva Hayato, la mine sombre, et au vu de leur extrême agressivité, ils se seraient ensuite entretués.

À leurs côtés, Karen n’avait pas émis le moindre mot à ce sujet. Elle se contentait de fixer le sol, la poitrine enserrée dans ses bras. Ce sordide événement lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Sofia était son amie d’enfance et sa simple évocation la plongeait dans une profonde mélancolie.

— En parlant de mutants, reprit le Vulpian, j’ai reçu les résultats d’analyses des derniers échantillons.

Tout le monde releva la tête tandis qu’il sortait une feuille de sa poche. Chacun retint son souffle, prêt à entendre le verdict.

— Shionne a comparé les prélèvements faits à Kisava avec ceux que j’ai pris entre temps sur des humains non contaminés, mais exposés au Fléau, ainsi que des animaux de type reptilien. Elle a découvert que les infectés et les reptiles possédaient un gène en commun capable de muter grâce à une stimulation externe alors que les autres humains « sains » en étaient dépourvus.

La petite assemblée se dévisagea dans un silence pétrifié. Face à ce mutisme ahuri, Hayato s’expliqua :

— Les humains sont de lointains descendants des dragons originels, mais au fur et à mesure des siècles, certains d’entre eux ont vu ce gène dans leur ADN disparaître grâce à l’évolution et au brassage génétique. D’autres, au contraire, ont gardé cet ancien patrimoine dans leur sang.

— Ça expliquerait alors pourquoi seule une partie de la population est touchée, conclut Sköll en se frottant le menton.

— Exactement.

Cette découverte eut pour effet de réjouir Kyeran. Grâce à Shionne ainsi qu’à leur persévérance, les mystères du Fléau s’élucidaient peu à peu. En recoupant avec les informations qu’il tenait du professeur Mazen, il pourrait peut-être enfin trouver l’origine de cette menace et l’enrayer.

Alaric se racla la gorge, puis émit une suggestion :

— Dans ce cas, il suffirait au gouvernement de faire tester toute la population et de confiner uniquement les humains qui seraient porteurs de ce gène.

Hayato secoua la tête.

— Ce n’est pas une bonne idée, cela provoquerait un mouvement de panique. Les habitants testés positifs chercheraient immédiatement à fuir de peur d’être exécutés. De plus, nous ne sommes même pas sûrs que les ultrasons ne les atteindraient pas, même si on les enfermait dans des sous-sols.

Le vétéran grimaça, mais ne trouva rien à redire face à cet argument. Il se contenta d’approuver en silence.

— Au moins, on est sûr qu’aucun d’entre nous ne possède ce fichu gène, ce qui est une bonne chose, fit constater Karen en parcourant tout le monde des yeux, mais nous allons devoir agir. Ce psychopathe se promène toujours en liberté, on ne peut pas le laisser. Il y a déjà eu trop de victimes, sans parler du dragon qui a été vu quelques jours plus tôt dans les villes voisines. S’ils sont vraiment la cause de toutes ces mutations, il faut à tout prix les annihiler.

— C’est bien beau tout ça, répliqua Hayato en croisant les bras, mais comment comptes-tu t’y prendre ? Ces créatures sont capables de parcourir des centaines de kilomètres en quelques heures et rien ne nous prouve qu’il n’y en ait que deux. Ils peuvent très bien être plus nombreux.

Karen tenta une autre approche.

— Alors, Kyeran se transformera et ainsi, il pourra survoler la région pour les retrouver. Ainsi, nous pourrons...

Le concerné l’interrompit en levant un doigt.

— Je ne voudrais pas briser tes espoirs, mais... il y a un petit problème.

À ces mots, tous les regards convergèrent vers lui et la jeune femme haussa un sourcil.

— Ah bon ? Quoi donc ?

— Je ne peux plus me transformer.

L’aveu s’abattit tel un couteau lancé en plein vol et un silence consterné tomba dans la pièce. Si Angélina était la seule à rester impassible, ce ne fut pas le cas des autres. Les yeux d’Alaric s’écarquillèrent pendant que Sköll s’étouffait avec une gorgée de son café. Hayato en décroisa ses bras et Karen cligna des paupières, comme prise d’hallucinations.

— Quoi ? Co-comment ça ? bredouilla-t-elle.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? renchérit le Vulpian d’une voix étranglée.

Il ne put que hausser les épaules face à leurs mines déconfites. Rien ne semblait vouloir élucider cette situation inexplicable.

— Je n’en sais rien. Ça m’est arrivé du jour au lendemain et je ne sais pas de quoi ça vient.

Les espoirs de Karen venaient d’être anéantis et désormais, elle allait devoir échafauder un autre plan d’exécution. Kyeran ne s’en soucia guère. Après tout, sa supérieure était une fine stratège et trouvait toujours des solutions. Elle allait reprendre la parole quand on frappa à la porte.

Sköll se leva, puis ouvrit à un homme de la trentaine d’années, au visage rond, mal rasé et aux cheveux bruns en bataille. Telle une apparition salvatrice, le nouvel arrivant rompit l’ambiance tendue qui régnait dans la chambre.

— Oh ! Tiens, Gérémy ! s’étonna Alaric. Qu’est-ce qui t’amène ?

Gérémy avança d’un pas et parcourut tout le monde d’un regard prudent. Intendant à la mairie de Zapornia, il servait de passerelle communicative entre Tibérius Bolkiah et les guildes locales. Pour qu’il en soit venu à se déplacer jusqu’ici, c’était que les circonstances le nécessitaient.

— Désolé de vous interrompre, s’excusa-t-il. J’étais venu transmettre un message à Angélina, mais je vois que Kyeran est réveillé.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit l’intéressé.

— Sire Bolkiah souhaiterait que tu passes le voir une fois que tu seras rétabli. C’est très important.

Le visage d’Angélina se décomposa et avant qu’elle ne s’interpose, Kyeran la devança.

— Donne-moi quelques minutes, le temps de m’habiller et j’arrive.

La jeune femme n’eut d’autre choix que de se résigner à sa décision et observa Gérémy avec une lueur de réticence dans le regard. Ce dernier acquiesça avant de quitter la pièce.

— Je t’attends dehors.

Kyeran sentait que la situation était alarmante. Tibérius ne le convoquait jamais pour des futilités et il ne se voyait pas rester enfermé à se reposer alors qu’un meurtrier courait toujours dans les parages. Trois jours s’étaient déjà écoulés et qui savait ce qui était arrivé à Lyria pendant ce laps de temps ? Il devait à tout prix retrouver le repère des Red Skulls pour la tirer de là.

Karen soupira en réajustant une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Bon et bien, je vais retourner à la guilde. J’ai encore de la paperasse qui m’attend et si je traîne trop longtemps j’en connais un qui va encore bayer aux corneilles.

Alaric grimaça, consterné.

— Dis donc, tu es rude !

— C’est pour ton bien, plaisanta-t-elle avec un clin d’œil avant de se tourner vers Kyeran. Quant à toi, essaie de régler ton problème de transformation, mais ne prends pas de risques inutiles. Si jamais tu recroises le meurtrier, ne te bats pas contre lui et préviens-nous immédiatement.

Ces ordres ne réussirent qu’à lui provoquer un grognement blasé, puis quand le duo Montallac quitta la chambre, il intercepta discrètement le Vulpian.

— Hayato, attends. J’ai des choses à te dire... souffla-t-il avant de se reprendre, à tous les trois.

Son équipier redressa une oreille, puis ferma la porte après s’être assuré que ses deux collègues se soient suffisamment éloignés. Sköll arbora une mine soucieuse tout en posant sa tasse vide sur le plateau et alors qu’Angélina fouillait dans l’armoire pour ressortir des vêtements propres, elle s’interrompit.

— Qu’y a-t-il ?

Kyeran déglutit. Après avoir frôlé la mort, il ne pouvait plus garder éternellement le lourd fardeau qui lui pesait. Il n’avait plus le droit de cacher plus longtemps à ses amis sa véritable identité ni les spectres de son passé qui continuaient de le hanter.

Ils s’échangèrent des regards chargés d’incompréhension, puis acquiescèrent d’un hochement de tête silencieux.

— Tout d’abord, commença-t-il, le Dragyan infecté de l’autre soir, il en a après Lyria.

Les yeux d’Hayato et d’Angélina s’écarquillèrent.

— Lyria est la jeune femme-dragon que tu avais rencontrée, n’est-ce pas ? Pourquoi en a-t-il après elle ? s’étonna sa cadette.

Le Vulpian ne tarda pas à émettre une hypothèse.

— C’est évident, Lyria est une femelle et notre meurtrier est un mâle. Il se cherche peut-être une partenaire.

Kyeran poussa malgré lui un grognement possessif et ses poings se crispèrent. Il ne laisserait pas Zéro s’approcher de Lyria ni lui causer du mal. Pour l’instant, les Red Skulls la retenaient captive, mais ce ne serait qu’une question de temps avant que l’ennemi ne la retrouve. Il avait vu de quoi était capable ce monstre. Malfrats ou pas, armés ou non, Zéro n’hésiterait pas à les massacrer les uns après les autres pour s’approprier ce pour quoi il est venu.

— J’ai loupé un épisode croustillant, on dirait, intervint Sköll, le tirant de ses réflexions. Tu fricotais avec cette Lyria et tu n’en as même pas parlé à ton vieux pote ? Salopard !

— Désolé, s’excusa-t-il avec un sourire gêné, je vous promets de tout vous expliquer le moment venu, mais avant... j’ai autre chose de beaucoup plus important à vous révéler.

Ses camarades se rapprochèrent, cette fois, avec des expressions plus inquiètes. Sköll enlaça Angélina tandis qu’Hayato prenait place sur le fauteuil. Tout en contemplant les tatouages noirs de son avant-bras, Kyeran ravala sa salive. Aurait-il assez de force et de volonté pour tout leur avouer ?

— C’est un sujet délicat que je vais aborder, commença-t-il. Vous êtes les personnes qui ont été les plus présentes à mes côtés depuis que je suis arrivé ici. Vous m’avez tendu la main alors que j’avais une profonde aversion envers l’espèce humaine...

Son pouls s’accéléra, puis il inspira profondément pour tenter de s’apaiser.

— Vous allez penser que je suis stupide de vous dire ça, mais... je vous remercie tous les trois pour vous être occupé de moi et de m’avoir accordé votre confiance, même si je n’étais qu’un dragon récalcitrant et grincheux.

— Je n’aime pas trop ce genre de discours, marmonna lentement Sköll en grimaçant, j’ai l’impression que tu vas nous faire tes adieux.

— Non, c’est juste que... le moment est venu pour moi de vous dire qui je suis vraiment.

Kyeran tremblait et un nœud lui tordit les entrailles. La réaction de ses proches restait sa plus grande appréhension. Des liens profonds s’étaient tissés entre eux alors qu’il ne croyait plus en l’amitié. Se briseraient-ils une fois qu’il leur aurait tout révélé ? La partie la plus malsaine de sa conscience ne s’immisça pas en lui cette fois pour le rabaisser. Son combat contre Zéro et sa proximité avec Lyria l’avaient rendu plus fort. Désormais, il ne reculerait plus. Il irait de l’avant et ne laisserait plus quiconque l’entraver.

Il se leva et les fixa un à un du regard.

— Mon véritable nom est Kyoran Synthesia, deuxième né d’Extalia. Je suis le fils du roi Eldoran de la maison Synthesia et de la reine Hélaéna de la maison Lucidia. Je suis l’héritier du trône de Dragonia, du moins, ce qu’il en reste...

Il s’étonna de s’entendre parler aussi aisément, car en temps normal, lorsqu’il évoquait cette période de sa vie, une profonde mélancolie mêlée de rancune lui déchirait le cœur et un abîme douloureux se creusait dans sa poitrine. Était-ce les regards agréablement surpris de ses trois amis qui atténuaient ce ressentiment ?

Sköll resserra son étreinte autour d’Angélina et cligna des paupières.

— J’ai toujours su que tu étais différent de nous, c’est un fait, mais je ne m’attendais vraiment pas à ça !

— C’est vrai que tu as toujours été très mystérieux à ton sujet, renchérit Angélina avec une expression désolée, mais contrairement à Sköll, j’avais plus ou moins deviné que tu avais des origines nobles. Ta posture, ta façon de parler ou encore de te comporter ne collaient pas avec la personnalité d’un individu de naissance modeste.

Hayato parcourut tout le monde d’un regard ahuri avant de conclure :

— Maintenant qu’Angel le dit, c’est vrai que ta manière de te comporter me déstabilisait un peu parfois, mais avec mes soucis personnels, je n’ai pas été assez observateur pour m’en rendre compte. En tout cas, pour une révélation choc, c’en est une !

Kyeran s’étonna de voir que chacun d’entre eux prenait plutôt bien cet aveu sans le juger ou lui reprocher son manque d’honnêteté. Quelque peu déstabilisé par cette étrange ambiance, il s’assit sur le rebord du lit et entrelaça ses doigts.

— Ma naissance ne s’est malheureusement pas déroulée dans le plus grand des bonheurs. Ma mère est morte après m’avoir mis au monde et mon père s’est retrouvé seul. Je me suis senti longtemps responsable de ce drame et... il était tellement submergé par ses responsabilités de souverain, et sans doute aussi par le chagrin, qu’il n’a pas été en mesure de s’occuper de moi. Alors, il m’a confié à une nourrice et un précepteur personnel s’est chargé de mon éducation tout au long de mon enfance comme il était de coutume dans les familles nobles et princières.

Quelques années plus tard, il s’est retrouvé une compagne : la sœur jumelle de ma défunte mère, et ensemble, ils ont donné naissance à deux merveilleux enfants...

Il sourit tristement au souvenir des visages rieurs de Kézyan et d’Anoria. Une boule se forma dans sa gorge malgré lui tandis qu’il poursuivait d’une voix tremblante :

— À mon onzième anniversaire, ce fut au tour de mon père de quitter ce monde.

Ses trois amis l’observaient avec des regards chargés de compassion, le souffle presque retenu.

— De quoi ton père est mort ? osa demander Angélina. Enfin... si tu as envie de nous en parler, bien sûr. C’est toujours difficile d’évoquer un membre de sa famille qui a disparu alors, je comprendrais que tu ne veuilles pas nous le dire.

— Je n’ai rien à vous cacher, assura-t-il. Les Dragyans possèdent une particularité plutôt bouleversante pour se mettre en couple : l’imprégnation. Quand nous nous trouvons un partenaire, un lien profond se crée comme si nos âmes fusionnaient pour ne faire qu’une seule et même entité. Grâce à... ou plutôt à cause de ce phénomène, nous ressentons tout ce que notre compagnon éprouve et vice-versa. Quand l’un des deux meurt, l’équilibre de ce lien se rompt et le survivant devient incapable de supporter la douleur engendrée par la perte de son ou sa bien-aimée. Il finit par dépérir et le rejoint dans la mort les années qui suivent.

Angélina frissonna et blêmit.

— Alors... ton père est mort à cause de ce lien rompu avec ta mère ? Il n’a pas réussi à s’imprégner de l’autre femme ?

Kyeran secoua doucement la tête, un goût amer dans la bouche.

— Non, chaque Dragyan est destiné à un autre. Le lien est unique. Certains d’entre eux, comme mon père, s’étaient retrouvés un partenaire, mais ce n’était qu’un sursis. Cela retardait l’heure de leur mort, mais elle finissait un jour par les rattraper.

La jeune femme baissa les yeux et les épaules.

— C’est tellement injuste...

— Que s’est-il passé ensuite ? demanda Sköll d’une voix légèrement enrouée.

Kyeran sentit le nœud dans sa gorge enfler. Pourtant, il continua :

— Après les funérailles de mon père, j’aurais dû monter sur le trône, mais j’étais trop jeune et je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait. Lamyria, ma tante et belle-mère, a alors mis à exécution un plan pour me destituer de mes droits. Elle m’a évincé en me vendant à la science et s’est emparée de la couronne. Je n’ai jamais compris la haine qu’elle éprouvait à mon égard. Je n’étais qu’un enfant à l’époque et pourtant, ça ne l’a pas empêchée de me faire du mal et de me rendre responsable de la mort de sa très chère sœur. De toute façon, qu’aurais-je pu faire face à elle alors que le Haut Conseil des chefs Alphas la soutenait ? Rien... absolument rien...

Sa voix mourut entre ses lèvres tremblantes. Tandis que ses amis l’écoutaient toujours avec des visages mortifiés, il inspira profondément.

— Les deux années qui ont suivi ont été les pires de toute ma vie. J’ai été enfermé dans un laboratoire secret et chaque jour, des scientifiques humains me torturaient. Ils observaient mes pouvoirs de guérison en me tailladant les chairs, me prélevaient du sang, de la moelle osseuse ou d’autres parties de mon corps, m’injectaient des produits suspects... Puis un jour, Léona, la seule et unique personne qui m’avait apporté un semblant de lumière durant mon enfance découvrit ce que l’on me faisait subir. Elle a tenté de m’aider et de prévenir la hiérarchie, mais Lamyria l’a réduite au silence et... j’ai perdu le contrôle...

Kyeran serra les poings si fort à ce souvenir, que ses jointures blanchirent et ses ongles s’enfoncèrent dans sa peau moite. Il baissa la tête et ferma les yeux.

— Je... je les ai tous tués. Les scientifiques, les gardes, la reine... J’aurais pu me contenter de les impressionner et de m’enfuir, mais j’étais tellement aveuglé par la haine et mon désir de vengeance que je les ai supprimés jusqu’au dernier.

Les images de ses deux cadets gisant dans une mare bleue revinrent défiler sous ses paupières closes et il réprima un hoquet de dégoût. Il pouvait encore sentir l’odeur métallique du sang, les cris désespérés des scientifiques qui tentaient de s’enfuir, leurs hurlements d’agonie...

— Et comme si tout ça n’avait pas suffi à mon malheur, Kézyan et Anoria avaient fait partie des victimes alors qu’ils étaient à l’aube de leur vie. Juste après ce drame, mon frère aîné, Adryan, m’a retrouvé. Est-ce que Léona avait eu le temps de le prévenir avant de mourir ? Je ne le saurais jamais, mais il m’a aidé à m’enfuir, puis... le Fléau est apparu et a tout emporté.

Ses yeux s’embuèrent de larmes, mais aucune d’entre elles ne voulut couler. Il renifla un coup, puis conclut :

— Ce jour-là, j’ai tout perdu. Ma dignité, ma famille, mon peuple, mes espoirs... Je ne me pardonnerai jamais la mort de mes frères et sœurs.

Un lourd silence envahit la pièce. Quelques secondes plus tard, un léger froissement se fit entendre, puis Kyeran sentit le matelas s’affaisser. Angélina avait quitté les bras de Sköll pour s’asseoir près de lui. Les yeux larmoyants, elle posa sa main sur son épaule et l’attira contre elle avant de l’étreindre.

— Je suis désolée, Kyo, tellement désolée, bredouilla-t-elle en lui caressant les cheveux. Ce que tu as vécu est vraiment... horrible, et aujourd’hui, je comprends mieux pourquoi tu détestes les humains. N’importe qui d’autre dans cette situation serait devenu fou, mais je t’assure que tu n’as pas tué ton frère et ta sœur, c’était juste un regrettable accident. Un malheureux concours de circonstances. Tu n’étais plus toi-même, tu ne savais plus ce que tu faisais. Tu n’as pas à te sentir responsable de ce qui s’est passé ce jour-là. C’est leur faute à eux, pas la tienne.

Kyeran releva la tête et hoqueta.

— Ce fardeau est tellement lourd à porter, coupable ou non...

— Si tu étais vraiment coupable, tu ne souffrirais pas autant. Un vrai meurtrier ne se soucie pas des vies qu’il a ôtées.

Dans un geste doux, mais obstiné, elle saisit son visage entre ses mains et le força à lui faire face. Ses prunelles noisette brillaient d’une lueur intense et tandis que son pouce frottait délicatement sa joue, Kyeran réalisa qu’il pleurait.

— Il te faudra du temps pour accepter, mais s’il te plaît, arrête de te rendre responsable de tout, murmura-t-elle en collant son front contre le sien. Tu n’y es pour rien.

À cet apaisant contact, la pression qui pesait sur ses épaules se relâcha et il éclata en sanglots. Les pieds d’une chaise raclèrent le parquet, puis une paume réconfortante se posa sur son dos. Hayato les avait rejoints.

— Lorsque j’étais soldat pendant la guerre de Surdie, j’ai vu beaucoup de mes compagnons mourir, mais contrairement à toi, je tuais mes ennemis de sang-froid parce qu’on m’obligeait à le faire. Tout ça pour servir ma patrie et sauver ce pour quoi nous nous battions. Je sais que ce n’est pas comparable à ce que tu as vécu, mais je comprends ce que tu ressens. Tu n’es pas une mauvaise personne et encore moins un meurtrier.

— Hayato a raison, affirma Sköll qui s’était approché à son tour, à chaque fois que tu exécutes une bête ou un humain infecté, tu pries après leur avoir ôté la vie. Quel criminel ferait ça pour ses victimes ? Ta tante et sa horde de scientifiques débiles t’ont poussé à bout. Ils t’ont brisé et humilié. À ta place, je crois que j’aurais aussi massacré tout le monde.

Le jeune homme marqua une pause, puis soupira.

— Je ne suis pas très doué pour donner des conseils, mais... je peux te promettre une chose, c’est qu’aucun de nous ici présent ne te rejettera ou ne te jugera pour de tels actes. Tu n’es pas un assassin, Kyo, tu es notre ami, notre famille, et ça restera comme ça, même si tu es un dragon grincheux et récalcitrant.

Ces paroles le soulagèrent quelque peu et une force nouvelle d’espoir commença à briller dans tout son être. Un mince sourire recourba ses lèvres. Ses amis étaient là, près de lui, à le soutenir et l’étreindre pour lui redonner confiance en lui. La peur et le poids de la culpabilité qui l’envahissaient semblaient s’éloigner temporairement. Elles ne seraient plus ses implacables ennemies.

Jusqu’à ce que tu retrouves Lyria et que tu lui avoues tout à elle aussi... lui murmura son dragon.

Il en serait capable, cela ne faisait plus aucun doute. Une étape venait d’être franchie, il ne lui restait plus que l’épreuve finale.

— Merci... merci à vous trois... souffla-t-il dans le cou d’Angélina.

Libéré d’un poids, Kyeran savoura ainsi pendant de longues minutes cette tendre étreinte et ferma les yeux. Il savait au fond de lui que les blessures du passé ne s’effaceraient pas totalement et que du temps lui serait nécessaire pour être en paix avec lui-même.

Sa rédemption ne viendrait peut-être jamais. Il ne pourrait sans doute pas s’amender de ses actes, mais les visages qui le fixaient à cet instant rayonnaient de bonheur et l’emplissaient d’un sentiment naissant de sérénité. Chacune des personnes chères à son cœur réapparut sous ses paupières closes. Le roi Eldoran, Léona, Adryan, Kézyan et Anoria. Ils étaient tous là, debout au milieu d’un magnifique champ de fleurs bleues, baignés par la douce lueur orangée du coucher de soleil tandis que l’eau des cascades ruisselant depuis les îles flottantes de Dragonia scintillait de mille feux autour d’eux.

Son chemin ne s’annoncerait pas sans obstacle, mais une détermination profonde enfla au fond de son cœur. Il se battrait pour préserver la vie de ceux qu’il aimait.


Laisser un commentaire ?