MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 26 : LES ALLIÉS DE LA NUIT

Ce chapitre est en prélecture...

8950 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/11/2020 21:31

Ce chapitre est en prélecture...

Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On va où ?

Kyeran dévisagea Hayato d’un air hésitant. Il ne savait plus s’il devait éprouver de la joie à l’idée de pouvoir enfin revendiquer Lyria ou du dépit face à la situation alarmante dans laquelle il se trouvait. En effet, d’après les dires du professeur Mazen, sa seule solution pour se retransformer en dragon était de s’accoupler à sa compagne, mais...

Oui, parce qu’il y a toujours un « mais » dans certaines histoires et celle-ci ne ressemble en rien à un conte de fées. Ça ne sera pas aussi simple.

Il n’était pas sûr que cela fonctionne du premier coup. Chaque jour qui passait, la bête en lui devenait de plus en plus instable, irritable et déchaînée. La crainte de perdre de nouveau le contrôle comme cette fois-là, dans les laboratoires souterrains, le faisait frissonner. Si avant l’imprégnation, le dragon était une partie de lui-même et qu’il arrivait parfaitement à maîtriser ce fragment d’âme, cela était de moins en moins le cas. À cause de cela, il allait devoir précipiter les choses alors qu’il aurait souhaité courtiser Lyria tout en prenant le temps de la découvrir un peu plus.

Il posa une main sur son torse, là où une douleur sourde et persistante enserrait sa poitrine. Une centaine de pensées se bousculaient dans sa tête et l’étourdissaient presque. Si le Fléau n’avait pas existé, si Lamyria ainsi que ses fichues expériences ne l’avaient pas brisé, peut-être aurait-il pu rencontrer Lyria dans des circonstances différentes ? Alors, leur relation se serait déroulée dans une atmosphère bien plus saine, qui sait.

Ou peut-être te serais-tu imprégné de quelqu’un d’autre... ce n’était pas les dragyannes de noble naissance qui manquaient à Extalia.

Quelle importance ?

Il balaya cette pensée de sa tête. Il n’avait que faire de son statut royal, il ne lui était désormais plus d’aucune utilité dans ce monde où son peuple n’existait plus. Seule une personne comptait, à présent. Cependant, il ignorait comment la séduire et ne se voyait pas se comporter comme certains humains malintentionnés qu’il avait déjà pu observer autour de lui.

Salut, ma poule ! Ça te dit de baiser un coup avec moi ? Si tu acceptes, c’est transformation en dragon garantie... ou pas !

Kyeran secoua la tête. Jamais il ne se rabaisserait à parler ainsi et n’entacherait pas son honneur. Il avait reçu une certaine éducation sur le respect de la gent féminine et il s’y conformerait. Comme les enfants, les femelles étaient précieuses. Il prendrait donc le temps nécessaire pour faire la cour à sa belle, quitte à demander des conseils à Angélina ou à se servir de ses talents culinaires. Tant pis pour les conséquences sur sa propre entité, il ne forcerait pas les choses.

Voyant qu’Hayato le fixait depuis un long moment, il se frotta les joues quand il les sentit s’empourprer.

— On ne fait rien pour l’instant, répondit-il enfin d’un ton monotone. On ne sait pas où chercher donc ça ne sert à rien de se lancer à l’aveugle.

Hayato opina et observa le ciel brumeux.

— Dans quelques semaines, la neige fera son retour, soupira-t-il, ce sera compliqué de se déplacer et Karen n’attendra pas la fin de l’année pour traquer Zéro, tu le sais aussi bien que moi. Quand elle a une idée en tête, elle ne l’a pas ailleurs.

Kyeran remua l’extrémité de ses phalanges dépassant de son plâtre et grommela.

— Je sais, mais dans cet état, je ne peux pas faire grand-chose. Même si je ne ressens presque plus aucune douleur, je ne veux pas prendre de risques.

— Et tu as bien raison, observa le vulpian, les sourcils froncés. Tu es censé être en convalescence et tu devrais peut-être rentrer chez toi te reposer. Moi, je vais retourner à la guilde.

L’homme-dragon grogna à l’idée de se voir de nouveau coincé dans sa chambre. Il avait dormi pendant trois jours consécutifs et c’était déjà de trop. Il ne pouvait pas non plus se lancer à la recherche de Lyria ni arrêter Zéro pour l’instant, mais il refusait de rester enfermé à ne rien faire.

— Non, je vais venir avec toi, s’obstina-t-il. Je n’ai aucune envie de me faire dorloter, ça attendra plus tard.

— Comme tu voudras, soupira Hayato en haussant les épaules d’un air résigné.

Le brouillard s’épaissit quand ils arrivèrent à la guilde. La météo était devenue capricieuse ces derniers temps, mais c’était habituel dans cette région, le climat variait d’un jour à l’autre, sans prévenir. Un vent frais mordait les joues de Kyeran et il frissonna, regrettant que l’été se soit retiré aussi rapidement.

Au pied du bâtiment, Joan, le jeune peintre aux cheveux cuivrés, s’affairait à réajuster la porte d’entrée. Quand l’homme-dragon arriva le premier en haut de l’escalier, il se retourna et ses lèvres s’étirèrent en un large sourire.

— Ah, Kyeran ! Tu tombes bien, il y a ta copine qui t’attend à l’intérieur !

— Ma... copine ? répéta l’intéressé en haussant un sourcil.

— Ben oui, la petite brune aux yeux rouges toute mimi, là, qui porte des capuches noires et qui venait tout le temps t’espionner !

Kyeran se figea et un battement de cœur plus prononcé que les précédents résonna dans son torse. Il échangea un regard ahuri avec Hayato, puis franchit le perron d’un bond.

De l’agitation régnait dans la pièce. Diverses odeurs de tabac, d’alcool, de parfum ou encore de sueur se mélangeaient aux brouhahas d’une conversation mouvementée. Près de l’accueil, la moitié des membres de la guilde s’était rassemblée et au centre de cet attroupement, Kyeran reconnut aussitôt Karen et ses deux interlocuteurs. Elle faisait face à une femme encapuchonnée accompagnée d’un semi-humain au teint hâlé et à la crinière d’un noir d’encre.

Par Yldrarth ! Ce sont Lyria et Hayden ! Que font-ils ici ?

Suivi d’Hayato, il rejoignit rapidement le groupe d’où en sortit un homme à la forte carrure, aux cheveux blond vénitien et aux yeux marrons espiègles.

— Hé ! Mais c’est mon frangin ! s’extasia-t-il d’un grand sourire.

Kyeran grimaça face à Emeryk, son frère aîné adoptif. Avec ce bout en train, il passait difficilement incognito. Quand le trentenaire arriva à sa hauteur, il le gratifia aussitôt d’une poigne énergique posée sur l’épaule.

— Si tu savais comme je suis heureux de te voir en pleine forme. Ça m’a fichu une de ces trouilles quand j’ai su que tu avais été blessé.

— C’est juste un bras cassé... rien de bien dramatique, soupira Kyeran d’un ton blasé. Je m’en remettrai assez vite...

Évidemment, l’humeur débordante d’Emeryk ne passa pas inaperçue et tout le monde se retourna vers eux. Un silence s’abattit pendant lequel l’homme-dragon dut affronter des regards chargés de curiosité. En le remarquant, Lyria tressaillit et joua aussitôt des coudes parmi les autres membres de la guilde pour se frayer un chemin jusqu’à lui. Elle bondit et l’enlaça de toutes ses forces non sans lui arracher un gémissement de douleur.

— Je suis tellement contente de te revoir, renifla-t-elle, bouleversée. Quand j’ai lu le journal, je me suis attendue au pire.

D’un instinct protecteur, il l’étreignit de son bras valide, ignorant l’élancement au niveau de ses côtes, et ferma les paupières. Pendant un court instant, il savoura l’effluve qui se dégageait de sa peau et laissa son corps s’en enivrer. Aussitôt, l’étau qui enserrait son torse s’estompa et une douce vibration le remplaça. Rien ne pouvait apaiser Kyeran plus que la présence de Lyria et il en ronronna de plaisir. Cependant, il dut interrompre cette chaleureuse étreinte quand il se souvint qu’ils n’étaient pas seuls et plusieurs questions le tenaillèrent.

— Comme tu peux le voir, je vais bien, la rassura-t-il avec un sourire. Mais, et toi ? Que fais-tu là ? Tu as réussi à t’enfuir ? Comment ?

Lyria s’éloigna d’un pas et releva vers lui des yeux humides. Kyeran se pinça les lèvres. Il détestait la voir ainsi bouleversée, son dragon y compris. La voix de ce dernier résonna au plus profond de son esprit et lui ordonna de la réconforter. Une larme menaça de rouler sur la joue de la jeune dragyanne, mais il l’essuya doucement de son pouce. Il s’étonna de ce geste si tendre et audacieux envers elle. Un mois en arrière, il n’aurait jamais osé la toucher de cette façon.

Tu as fait de sacrés progrès, Kyo ! se congratula-t-il.

Toutefois, son acte n’avait pas échappé aux regards de certaines personnes. Hayden s’était raidi tandis que Karen le fixait d’un air sombre, mais il se désintéressa de leur réaction. Seule Lyria comptait et il reporta son attention sur elle.

Les lèvres de celle-ci tressaillirent avant de lui annoncer sans ménagement :

— Comment j’ai réussi à fuir n’a pas d’importance. J’suis venue te retrouver, car t’es en danger.

— En danger ? Comment ça ?

Il fronça les sourcils et chercha une réponse dans les yeux d’Emeryk, mais son aîné secoua la tête, aussi ignorant que lui.

— Je n’ai pas bien suivi le débat, grimaça-t-il, ça ne fait que cinq minutes que je suis là. Il y aurait une histoire avec les Red Skulls.

Les Red Skulls... Une sensation désagréable s’empara de Kyeran, un mauvais pressentiment. Quand il croisa de nouveau le regard de Karen, elle semblait partager son ressenti. D’un mouvement du menton, elle lui indiqua de se rendre à son bureau. Hayden et Hayato allaient leur emboîter le pas, mais elle leur barra la route.

— Pour l’instant, j’aimerais parler uniquement à Kyeran et à la fille. Vous deux, attendez ici.

Si Hayato avait l’habitude d’être écarté par sa supérieure lors de certaines réunions, Hayden se renfrogna et voulut protester, mais le vulpian le tira par l’épaule avant de secouer la tête. S’opposer aux décisions de Karen était aussi futile qu’inutile. L’homme-félin le dévisagea, la mine rembrunie, mais dut se résigner à obtempérer.

Suivi de Lyria, Kyeran quitta l’ambiance bruyante de la salle principale pour s’engouffrer dans un petit couloir avant de pénétrer sur leur gauche dans une pièce plus exiguë. Karen jeta un dernier coup d’œil en direction du hall, puis verrouilla la porte pour s’assurer que personne ne vienne les déranger. Après avoir débarrassé son fauteuil d’une pile de dossiers, elle s’y enfonça et un silence pesant s’installa. La cheffe de guilde n’avait jamais été très maniaque et l’homme-dragon leva les yeux au ciel face au désordre monumental qui s’entassait sur son bureau ainsi que sur les autres meubles.

Quand je pense qu’elle ose me dire que je suis quelqu’un de désorganisé... de qui se moque-t-on, franchement ?

Karen croisa ses mains et observa les deux dragyans, l’expression soucieuse.

— Bon, de toute évidence, il semblerait qu’on ait un nouveau problème, annonça-t-elle avant de se tourner vers Lyria. Si tu veux bien lui expliquer la situation ?

La femme-dragon joua avec ses doigts d’un geste nerveux, puis acquiesça avant de reporter son attention sur Kyeran.

— Les Red Skulls veulent s’emparer de ton pendentif et ils m’ont ordonné de te le reprendre, avoua-t-elle en se mordant la lèvre, quitte à te tuer si tu résistes.

Kyeran frémit face au regard torturé de Lyria. Il pouvait y lire un profond conflit. Ces voyous l’avaient contrainte à agir contre son gré, certainement en échange d’un quelconque chantage. Rien qu’à se l’imaginer, une brume rougeâtre brouilla sa vue et une rage meurtrière l’envahit. Ses poings se crispèrent et une chaleur torride submergea chaque parcelle de son corps. Pendant une brève minute, le désir de survoler toute la ville ainsi que les forêts alentour pour trouver leur repaire et le détruire lui traversa l’esprit.

Tu ne peux plus te transformer, tu t’en souviens, au moins ? lui rappela une voix monocorde.

Un grognement de dépit s’échappa malgré lui de sa gorge et... une odeur de coton brûlé lui arriva aux narines.

Un instant ! Une odeur de brûlé ? C’est bizarre ça...

 

— Putain, Kyeran ! hurla soudain Karen, l’extirpant de ses songes. Tu prends feu !

Quoi ?

À ses côtés, Lyria sursauta et recula aussitôt d’un pas, une expression horrifiée au visage. Kyeran reporta alors son attention sur lui-même et poussa un cri d’effroi. Des flammes bleutées dansaient sur ses bras et dévoraient le tissu de sa veste. Sa propre stupéfaction suffit toutefois à arrêter l’étrange phénomène. L’air scintilla autour de lui et le feu s’estompa.

— Que... qu’est-ce qui s’est passé ? bredouilla-t-il.

— C’est plutôt à nous de te demander ça ! brailla Karen d’une voix éraillée par la peur.

La mine contrite, il tapota les zones encore fumantes du vêtement. Cette veste était sa préférée et il se souvenait l’avoir payée très cher dans une boutique de prêt-à-porter pour homme. Elle était désormais bonne à mettre aux ordures. Comment ne s’était-il pas rendu compte qu’il brûlait ? Il n’avait absolument rien ressenti hormis une chaleur diffuse dans tout son corps. Était-ce à cause de sa récente colère ? Cela ne lui était jamais arrivé jusqu’à aujourd’hui et ce phénomène ne tarda pas à l’interpeller lorsque les paroles du professeur Mazen lui rafraîchirent la mémoire.

Quand deux partenaires imprégnés restent éloignés l’un de l’autre trop longtemps, leur dragon a tendance à s’agiter et devenir instable. Fais attention à ce que la bête ne prenne pas le dessus sur ton humanité.

Il blêmit et un sentiment de honte l’ébranla quand il commença à comprendre l’inquiétante situation. Pendant un très court instant, quelques secondes seulement, il avait perdu le contrôle. Heureusement, la peur soudaine de Lyria avait agi comme un seau d’eau froide. Enfin sorti de son hébétude, il se concentra sur elle et la dévisagea d’un regard rassurant avant de revenir à leur sujet de conversation.

— Pourquoi en ont-ils après ce bijou ? Pour la même raison que la première fois où tu me l’avais volé ?

Lyria hocha la tête.

— À l’époque, je n’savais pas pourquoi j’devais te le prendre, mais j’ai enfin compris lorsque j’ai vu Séréna et Sven me montrer deux pendentifs identiques au tien. En réalité, ce sont des clés et ils veulent les utiliser pour lever les scellés qui retiennent prisonnier un démon enfermé je ne sais où.

Karen hoqueta face à cet aveu et Kyeran sentit un frisson lui parcourir l’échine. Le Fléau posait déjà un problème à lui seul. Ensuite, s’ajoutait le cas de Zéro, et voilà qu’à présent, ce n’était pas deux ennemis qu’ils allaient devoir combattre, mais trois. Néanmoins, il refoula ces craintes et garda son sang-froid. Lyria était à ses côtés, il l’avait retrouvée sans avoir à la rechercher et c’est ce qui comptait le plus à ses yeux. Aujourd’hui, un semblant d’espoir renaissait en lui, car en unissant leurs forces, ils seraient capables de tout.

— Réveiller un démon ? aboya Karen, choquée. Mais dans quel but ? Ils sont complètement fous !

Lyria grimaça et tortilla de plus en plus ses doigts. Kyeran l’observait d’un air peiné. Il aurait aimé la prendre dans ses bras pour la réconforter, lui dire que tout irait bien et qu’il trouverait une solution. Il voyait bien que cette situation était difficile pour elle et la mettait dans un grand embarras. En tant que Red Skulls, elle venait se livrer à une guilde ennemie susceptible de la faire emprisonner si elle le souhaitait. Toutefois, Karen avait toujours fait preuve d’indulgence et elle n’avait jamais refusé de rester à l’écoute avant de juger qui que ce soit.

— Je pense qu’ils veulent l’utiliser et le contrôler pour s’attaquer à la citadelle de Beslan, reprit Lyria d’une voix tremblante. Ils comptent s’y rendre le jour où le maire de Zapornia fera son discours.

Kyeran comprit leur machination. Comme il travaillait parfois avec le pénitencier, il ne tarda pas à deviner le véritable objectif de ces malfrats. En s’attaquant à cet endroit, ils escomptaient porter un coup fatal à Tibérius Bolkiah et ainsi, ruiner sa future campagne électorale. La crédibilité de son autorité sur la ville se retrouverait alors bafouée et les citoyens, en plus de vivre dans la peur, ne lui accorderaient plus autant de confiance.

— Il y a des membres de leur guilde qui sont emprisonnés là-bas, précisa-t-il, et je sais que Bolkiah a refusé à plusieurs reprises de leur rendre leur liberté.

Karen fronça les sourcils.

— S’ils sont incarcérés, c’est qu’il y a une bonne raison. On ne peut pas les laisser faire. Il va falloir l’en informer ainsi que les forces de l’ordre.

Pendant un instant, Kyeran trouva l’idée tentante, mais la repoussa aussitôt lorsqu’il réalisa les risques auxquels s’exposait Lyria si cette sombre histoire venait à être dévoilée au grand jour. Les Red Skulls découvriraient sa trahison et la traqueraient. Ils n’auraient aucun scrupule à l’éliminer et ce ne serait pas sa nature draconique qui la protégerait de ces scélérats. La dragyanne avait beau savoir se défendre, elle ne ferait pas le poids face à une trentaine d’hommes, surtout si des mages puissants occupent leurs rangs.

— Non, c’est une mauvaise idée, objecta-t-il alors, en faisant cela, ils pourchasseront Lyria et tu sais ce qu’il se passera. Cette guilde a déjà commis des meurtres pour moins que ça, elle ne se privera pas de supprimer l’un de leur membre.

Lyria frémit à cette éventualité et Kyeran s’en mordit la lèvre. Il mourait d’envie de l’emmener loin d’ici pour la protéger, mais… il était coincé dans ce bureau, face à Karen, avec un bras en moins.

— Théoriquement, elle les a déjà trahis puisqu’elle est ici à tout nous avouer, alors qu’est-ce que ça change ?

Il grogna à cet état de fait et échangea un regard soucieux avec Lyria avant d’avoir un flash. Une idée venait de germer dans sa tête. Quelque chose que les Red Skulls ne pourraient pas refuser, mais qui ne plairait sans doute pas à sa supérieure. C’était la seule solution qui se présentait à lui, mais d’abord, il devait la peaufiner.

— Le discours du maire est dans deux semaines, ça me laisse largement le temps de me rétablir et... j’ai peut-être un plan.

Karen haussa un sourcil.

— Que comptes-tu faire ?

— Je ne peux pas te le dévoiler pour l’instant, il faut que j’y réfléchisse. Dès que je serai sûr de moi, je t’en ferai part.

— Très bien... dans ce cas, je te laisse faire, marmonna Karen avant de s’adresser une nouvelle fois à Lyria. As-tu d’autres choses à nous révéler ? Comme l’emplacement de leur repaire, par exemple ?

Lyria blêmit et ses lèvres tressaillirent. La peur émanait par tous les pores de sa peau, mais pour Kyeran, c’était une information capitale qu’il rêvait depuis plusieurs jours de découvrir. Trouver le quartier général des Red Skulls pour l’anéantir, le détruire, le réduire en cendre était l’un de ses désirs les plus fous.

Les mains tremblantes, elle balbutia :

— C’est un bâtiment situé à deux ou trois kilomètres au nord-ouest de la ville, isolé dans un coin de forêt.

Elle marqua une pause avant de poursuivre d’un ton monocorde.

— C’est une maison de plaisirs.

Un frisson désagréable descendit le long de l’échine de Kyeran pendant que Karen haussait les sourcils, bouche bée. Si le premier ne préférait pas s’imaginer les actes dégradants auxquels sa pauvre amie avait dû se conformer en étant recluse dans un endroit aussi sordide et malsain, la seconde retomba sur son siège, atterrée.

— Attends... ne me dis pas que leur repaire est... le Lys Écarlate ?

Lyria lui confirma ses tristes doutes d’un hochement du menton. Son regard, bien que teinté de crainte, laissait transparaître une profonde sincérité.

Karen se prit la tête entre ses mains avant de dévisager Kyeran d’un air consterné.

— C’est la maison close où va de temps en temps mon père... comment se fait-il que personne ne s’en soit rendu compte ?

— Bonne question...

Kyeran serra les crocs et dut se faire violence pour contenir une nouvelle vague de colère. Il demeura tout autant choqué que Karen. Par le passé, Alaric l’avait emmené dans cet établissement glauque lorsqu’il avait à peine fêté ses dix-huit printemps. Là-bas, le vétéran fréquentait une prostituée qu’il voyait depuis pas mal d’années et il pensait que son jeune protégé aurait su lui aussi apprécier la compagnie des femmes. C’était bien mal connaître l’homme-dragon. En effet, il ne s’était aucunement intéressé à ces dernières ni à cette ambiance malsaine et répugnante. Pire encore, très ancré à ses traditions dragyannes, Kyeran avait trouvé le comportement de toutes ces femmes immoral et scandaleux. Au sein de son peuple, une femelle n’offrait pas son corps à un mâle sans s’être unie à lui. Néanmoins, au fil des années, il avait fini par s’habituer à ces étranges coutumes humaines.

Après un long instant de stupéfaction, Karen retrouva sa contenance et s’adressa de nouveau à Lyria.

— Bon... eh bien, je pense que tu nous as tout dit ?

— Oui.

— Dans ce cas, tu peux disposer et rejoindre ton ami dans le hall.

Kyeran déverrouilla la porte pour quitter le bureau avec Lyria, mais au moment de la suivre, sa supérieure l’arrêta.

— Reste là, Kyeran. J’ai deux mots à te dire.

Il frémit et sa main se crispa sur la poignée. Au souvenir de son air suspicieux plus tôt dans la salle de réception, il ne faisait aucun doute qu’elle allait lui réclamer des explications. Cependant, il ne se laisserait pas dominer sur un sujet que Karen ne comprendrait pas.

Derrière lui, Lyria attendait silencieusement et fronça les sourcils, l’expression inquiète. Il la rassura aussitôt d’un regard bienveillant.

— Je n’en aurais pas pour longtemps.

Elle hocha la tête et tourna les talons pour rejoindre les autres, puis il referma la porte avant de se retourner et affronter les prunelles accusatrices de sa supérieure.

— Bien, maintenant que nous sommes seuls, tu peux me dire à quoi tu joues ? Qui est cette fille ? Ne me dis pas qu’il n’y a rien entre vous deux, j’ai vu des gestes et des regards qui ne trompent pas.

Kyeran ferma les paupières et soupira. Il était inutile de mentir. Karen était très observatrice et perspicace, mais pas assez compréhensive quant aux traditions et coutumes des peuples différents du sien. Toutefois, en lui avouant la vérité, peut-être pourrait-il tirer son épingle du jeu. Après tout, elle avait besoin de lui et de sa capacité à se transformer en dragon ; or, Lyria était la solution à son problème. Normalement. Elle ne pourrait donc que se soumettre à ses propos.

Il se redressa de toute sa hauteur, digne et fier, puis releva le menton.

— C’est ma compagne, avoua-t-il.

Elle grimaça, perplexe.

— Ta... compagne ? Es-tu au courant que ton serment d’exterminateur t’interdit de prendre une épouse ?

— Tout à fait. Je le savais et le respectais, mais depuis que je me suis imprégné, je ne me sens plus visé par cette règle. Les coutumes dragyannes n’ont absolument rien en commun avec celles des humains.

Karen cligna des paupières, abasourdie.

— Imprégné ? répéta-t-elle. Ça veut dire quoi ton truc, là ?

Kyeran soupira, agacé.

— Tu ne comprendrais pas. C’est un truc typiquement dragon.

Elle le dévisagea d’un air exaspéré et se massa les tempes.

— Donc... tu es en train de me dire que tu te fiches complètement du serment ? Es-tu conscient du risque que tu encours ?

— Parfaitement, et s’il le faut, je donnerai ma démission avant que cela n’arrive.

Elle pâlit et ses yeux s’écarquillèrent.

Bien sûr, il prêchait le faux pour analyser à quel point Karen avait besoin de lui. S’il quittait la guilde, elle se retrouverait fortement désavantagée. Il n’était pas dupe. Cette femme avait toujours fait en sorte de l’amadouer uniquement pour son intérêt personnel, mais aujourd’hui, il avait une carte à jouer.

Il afficha un sourire en coin, jubilant d’une satisfaction sadique de la voir se décomposer face à lui.

— Si tu ne veux pas que j’en arrive là, j’ai une condition à te proposer.

— Laquelle ? murmura-t-elle, les lèvres sèches.

Il prit une grande inspiration.

— Recruter Lyria et la mettre sous ma protection.

— D’abord, je te rappelle qu’elle appartient aux Red Skulls et ensuite, pourquoi accepterais-je ?

— Parce que c’est dans ton propre intérêt, sourit-il.

Karen haussa un sourcil.

— Tu veux que je récupère ma faculté de me transformer en dragon, n’est-ce pas ? Tu as besoin de moi pour traquer Zéro ?

— Oui, en effet, opina-t-elle, toujours aussi intriguée, mais viens-en aux faits.

— Alors tu as tout intérêt à accepter Lyria parmi nous, car elle est la clé qui résoudra mon problème de transformation.

 

***

 

— Alors ? Comment ça s’est passé ? chuchota Hayato.

Kyeran ne lui répondit pas tout de suite. Il restait concentré sur l’annonce que Karen s’apprêtait à faire et ne pouvait s’empêcher d’appréhender la suite des événements. Même s’il avait réussi à la persuader d’accepter Lyria au sein de leur guilde, sa gorge se serra lorsqu’elle se posta devant le tableau d’affichage et invita la dragyanne à la rejoindre. La pauvre Lyria était blême et son regard inquiet oscillait d’une personne à l’autre dans un silence pétrifié.

— Je t’expliquerai après son discours, déglutit-il.

Hayato fronça les sourcils, mais n’insista pas. Il reporta lui aussi son attention sur leur supérieure.

La grande majorité des membres des Alliés de la Nuit se montrait plutôt tolérante à l’idée d’accueillir des nouveaux, mais qu’en serait-il pour l’ancien sbire d’un clan à la mauvaise réputation ? Kyeran soupira pour évacuer son angoisse tandis qu’un bras rassurant se posait sur ses épaules.

— T’en fais pas, va... je suis sûre qu’ils vont l’accepter, murmura Emeryk dans son dos. Elle est toute mimi, y a pas de raison qu’elle soit rejetée.

— C’est une Red Skulls... il n’y a rien de sûr...

— Votre attention s’il vous plaît ! J’ai une annonce importante à vous faire !

La voix forte et pleine d’assurance de Karen retentit et mit fin aux conversations d’une vingtaine de personnes. Chacun scruta sa supérieure avec curiosité et dans un silence le plus total. Si la jeune femme se tenait droite et restait fière, à ses côtés, le visage de Lyria avait pris la teinte d’une pivoine.

— Je voudrais vous présenter notre nouvelle recrue, Lyria. Comme vous le savez déjà, elle appartient aux Red Skulls, mais elle a fait preuve aujourd’hui de bravoure en venant jusqu’à nous pour prévenir un de nos membres d’un danger imminent. Et pour ça, elle a toute ma gratitude. Ce n’est pas donné à tout le monde de faire preuve d’honnêteté, surtout pas à ces bandits, mais elle en a eu le courage. Quand elle aura quitté officiellement son ancienne guilde, elle sera sous la responsabilité de notre exterminateur, Nexus et... fera équipe avec lui. Je vous demande de bien vouloir l’accueillir comme il se doit et de faire preuve d’indulgence à son égard.

Aussitôt, des murmures s’élevèrent de l’assemblée. Certains adhérents paraissaient enthousiastes et curieux de connaître leur nouvelle coéquipière malgré son passif tandis que d’autres restaient plutôt indifférents. Les yeux de Lyria parcouraient le petit attroupement et ses lèvres se pinçaient sous l’angoisse. Les muscles tendus, Kyeran observait l’ambiance fébrile autour de lui. Il redoutait la réaction de certains de ses collègues, car si la majorité des personnes présentes semblait approuver l’arrivée de la jeune dragyanne, ce ne fut effectivement pas le cas de tout le monde.

Un homme affublé d’un cache-œil et aux cheveux grisonnants se leva de sa chaise pour se poster face à Karen.

— Une petite minute. Tu es en train de leur demander d’accepter cette... catin dans votre guilde ?

Un silence pesant plomba l’ambiance, puis des chuchotements incrédules et indignés résonnèrent dans la grande salle. Trop concentré par les événements, Kyeran n’avait pas remarqué la présence de l’ex-équipier d’Alaric. Cet homme venait parfois rendre visite à ses anciens partenaires, mais Karen avait dû l’éconduire à plusieurs reprises en raison de son mauvais comportement à l’égard de la guilde. En effet, il était toujours aussi désagréable dans sa manière de s’exprimer et aimait prendre un malin plaisir de rabaisser la jeune femme ou de contester son autorité. Pourtant, ça ne l’empêchait nullement de revenir diffuser son venin.

Le visage de Karen se durcit.

— Brett ? Que fais-tu encore ici ?

Il haussa les épaules avec nonchalance.

— Ne me regarde pas comme ça. Si tu avais des flingues à la place des yeux, je serais déjà mort ! Je suis venu rendre visite à d’anciens collègues, je pense que j’ai le droit, non ?

— Oui, mais sous certaines conditions, gronda-t-elle en grinçant des dents. Je t’ai déjà fait comprendre que tu n’avais plus ton mot à dire vu que tu ne fais plus partie de la guilde, mais je vois que tu insistes.

—Tu feras bien ce que tu veux de mon avis, mais comment peux-tu imposer cette gamine à tes subordonnés en sachant à qui elle a prêté allégeance ?

L’assemblée commença à s’agiter et certains chuchotis se muèrent en protestations. Aux côtés de Karen, Lyria pâlissait à vue d’œil et Kyeran décela la panique dans son regard. Brett n’avait jamais fait preuve de tact envers qui que ce soit, pire encore avec les citoyens semi-humains tels que lui ou Hayato. Lyria ne dérogeait pas à la règle.

À propos du vulpian, celui-ci dévisageait le vieil homme avec une expression mauvaise. Le ciel azur de ses yeux s’était voilé. Derrière lui, sa queue légèrement ébouriffée fouettait l’air d’un mouvement saccadé tandis que ses oreilles pointues s’étaient aplaties sur son crâne en signe d’irritation. Kyeran pouvait presque s’imaginer un épais nuage d’orage se zébrer d’éclairs au-dessus de sa tête.

— Toujours aussi imbuvable et méprisant, celui-là, grogna-t-il discrètement d’un ton acerbe. Ce n’est pas mon genre de souhaiter du mal à quelqu’un, mais c’est lui qui aurait dû mourir ce jour-là. Sofia et Jérod n’auraient jamais tenu ce genre de discours et ne se seraient jamais mêlés de ce qui ne les concernait pas.

Hayato n’avait jamais porté Brett dans son cœur et Kyeran en comprenait très bien la raison. Il partageait tout à fait son ressenti et voir cet homme s’en prendre à présent à Lyria commençait à l’agacer au plus haut point. Il s’apprêtait à intervenir, mais Karen retrouva son aplomb et répondit à l’ex-traqueur avec flegme :

— C’est vrai, elle fait encore partie des Red Skulls, mais aujourd’hui, elle est venue nous voir afin de sauver la mise à l’un de mes subordonnés. Pour moi, ce n’est pas quelqu’un de malintentionné. Elle a juste fait un mauvais choix au mauvais moment. Tout le monde fait des erreurs dans la vie et tu devrais le savoir mieux que quiconque, non ? Il me semble que tu n’étais pas tout blanc lorsque tu as intégré notre guilde.

Le sang afflua dans les joues du retraité et il recula d’un pas en fronçant les sourcils, piqué au vif.

— Je n’ai jamais dit le contraire, marmonna-t-il de mauvaise grâce, mais qu’est-ce qui prouve qu’elle ne retournera pas sa veste pour vous trahir ? Elle est venue prévenir Kyeran qu’il est en danger, mais qui vous dit que ce n’est pas un piège ? Tu es trop sûre de toi, Karen. Si Alaric était encore à la tête de cette guilde, il n’aurait jamais fait confiance à cette traînée et ne l’aurait certainement pas acceptée dans vos rangs.

Karen ferma les yeux et pinça les lèvres. Kyeran vit à son expression qu’elle se contenait pour ne pas s’emporter devant ces propos infâmes. Quant à lui, des pulsions de rage s’amplifiaient chaque seconde dans tout son être. Son sang battait à ses tempes et son poing se crispa si fort, qu’il s’enfonça les ongles dans la peau. Il dut se faire violence pour réfréner la fureur qui enflait en lui et la voix éraillée de son dragon n’arrangeait pas son état fébrile.

Il insulte ta compagne, gronda-t-elle, cet être abject mérite qu’on le lui arrache la langue.

Il devait absolument garder son sang-froid et rester maître de ses émotions. S’il commettait la moindre erreur, il le payerait cher et Brett ne serait pas du genre à lui pardonner son geste.

— J’en prends la responsabilité, répliqua Karen d’un ton cinglant tandis qu’elle se tournait vers Lyria. Si jamais elle nous trahit, je prendrai les mesures qu’il faut. Pour l’instant, je lui laisse le bénéfice du doute.

Brett haussa les épaules en secouant la tête, puis s’éloigna en direction de la sortie.

— Très bien… fais comme tu veux, mais tu ne viendras pas te plaindre quand elle vous aura tous détroussés et dupés.

Il marqua une pause quand il s’arrêta à hauteur d’une table et se tourna vers un homme maigrelet aux cheveux hirsutes blond cendré.

— Ery, si j’étais toi, je partirais d’ici avant de te retrouver avec la bourse plus plate que la semelle de tes bottes !

Le dénommé Ery observa son ancien équipier d’un air hésitant, puis baissa le regard sur sa bière tandis que la prothèse mécanique qui remplaçait sa jambe gauche s’agitait en un mouvement saccadé.

— Désolé, Brett… balbutia-t-il avec une mine penaude, je sais qu’on a traversé un dur moment toi, moi, Alaric et tes enfants, mais... ma place est ici. Tu peux me traiter de lâche ou de ce que tu veux, mais je n’ai pas assez de volonté pour quitter cette guilde. Je m’y sens bien ici et je ne pense pas que cette fille nous causera le moindre problème.

Un rictus à demi écœuré déforma la mâchoire du vieil homme. Ery était encore jeune, à peine la vingtaine, lorsqu’ils avaient affronté le premier infecté du Fléau. C’était un ami d’enfance de Sofia et Jérod, mais malgré le drame survenu dix ans auparavant, il avait décidé de poursuivre son quotidien avec les Alliés de la Nuit. Contrairement à Brett, il s’était accroché, en dépit de son incapacité physique à retourner sur le terrain.

Avant de quitter les lieux, le vétéran lui tapota l’épaule tandis que ses yeux d’un bleu acier haineux se tournaient vers Lyria.

— Fais quand même bien gaffe à toi, mon grand. Quand tous les gars de la guilde lui seront passés dessus, tu seras le prochain qu’elle prendra dans ses filets…

Cette fois, ce fut la goutte d’eau de trop. Le vase déborda. Irrité par les insultes profanées à l’encontre de sa compagne ainsi que l’irrespect envers Karen, Kyeran inspira vivement et esquissa un pas en avant. Hayato le retint immédiatement par le bras.

— Kyeran, laisse tomber ! Tu ne vois pas qu’il ne fait que nous provoquer ?

— Lâche-moi ! Je ne vais pas le laisser insulter Lyria et manquer de respect à Karen sans réagir !

Hayato n’eut d’autre choix que de lâcher prise lorsqu’un grognement bestial et menaçant s’échappa de la gorge de son ami, puis recula, apeuré. D’une démarche appesantie par la colère, l’homme-dragon bouscula quelques-uns de ses collègues pour se frayer un chemin et rejoindre Brett. Quand il lui fit face, une rage sourde irradiait dans tout son corps et raidissait ses muscles. Il dut lutter contre lui-même pour ne pas céder à l’envie de lui envoyer son poing en pleine figure. Ou pire encore...

Ils se fixèrent droit dans les yeux avec un mépris réciproque, puis Brett pencha la tête sur le côté avec un rictus en coin.

— Tu vas faire quoi ? Me tuer ? Avoue que ça te démange, l’exterminateur... Tu aimerais bien qu’un jour j’attrape le Fléau rien que pour éprouver du plaisir à me décapiter, n’est-ce pas ? Après tout, la mort est ton quotidien, donc une vie de plus ou de moins, ça ne te ferait aucun effet.

— Ce n’est pas l’envie qui me manque, mais contrairement à l’image que tu te fais de moi, je ne suis pas un meurtrier et je ne tue pas pour le plaisir, cracha Kyeran. Insulte encore une fois Lyria ou Karen et je te garantis que tu auras affaire à moi.

Le borgne le dévisagea sans la moindre émotion, puis reporta son attention sur la cheffe de guilde.

— Tu penseras à museler ton dragon, Karen, il pourrait mordre. Ces bêtes-là devraient rester enchaînées et non côtoyer les humains, mais quand tu le comprendras, il sera trop tard.

La jeune femme secoua la tête, exaspérée, avant de reprendre d’un ton plus expéditif.

— Ça suffit, maintenant. À chaque fois que tu mets les pieds ici c’est pour chercher les ennuis ou contester mon autorité, alors à partir d’aujourd’hui, ne t’avise plus de revenir. Je te l’interdis. Si tu veux revoir tes anciens collègues, tu le feras à l’extérieur.

Brett opina sans pour autant se départir de son petit sourire arrogant. Il survola une dernière fois d’un regard amer les autres membres qui l’observaient toujours en silence, puis se dirigea vers la sortie non sans adresser un doigt d’honneur à sa rivale.

— Très bien, puisque tu le prends comme ça... bonne continuation à ta misérable confrérie.

Lorsqu’il passa la porte, l’ambiance lourde mit du temps à retrouver un semblant de convivialité. Kyeran soupira et ferma les yeux tandis que ses muscles se détendaient progressivement. Le brouillard de la colère s’estompa, malgré les quelques tremblements qui agitaient encore son corps. Quand il rouvrit les paupières, une confusion totale régnait derrière lui. Un brouhaha assourdissant résonnait dans la grande salle, abrutissant ses oreilles.

Toujours postée aux côtés de Karen, Lyria subissait les assauts interrogateurs de la part de membres un peu trop curieux. En apercevant la détresse dans ses yeux, Kyeran se crispa et son ventre se noua. Il s’empressa alors de la rejoindre. Sur son chemin, il sentit le regard suspicieux d’Hayden s’appuyer sur lui, mais l’ignora. Il n’avait que faire des états d’âme de l’homme-félin. Après tout, il n’était plus le compagnon de la dragyanne depuis qu’il avait rompu avec celle-ci.

Lorsqu’il arriva enfin à proximité de Lyria, celle-ci se détendit en le voyant et Karen décida aussitôt de mettre un terme à la réunion face aux débordements.

— S’il vous plaît ! Cette entrevue est terminée et vous pouvez disposer. Si quelqu’un a une objection, qu’il m’en fasse part maintenant sinon venez me voir à mon bureau.

Chacun se dévisagea d’un air perplexe, mais aucune protestation ne s’éleva. Les vingt personnes se contentèrent de hocher la tête, puis retournèrent vaquer à leurs précédentes occupations. Les arguments de Karen avaient été convaincants, du moins pour l’instant, et Kyeran soupira pour relâcher la pression. Il sentit derrière lui les présences d’Hayato et d’Hayden.

Karen se tourna vers eux et leva les yeux au ciel.

— Désolée pour cet imprévu, je ne pensais pas que Brett ferait son grand retour à ce moment-là.

— Il n’y est pas allé avec le dos de la cuillère... Toujours là à ramener sa science quand on s’y attend le moins et à prendre les gens de haut, maugréa Hayato avant de changer de sujet. Du coup, Lyria rejoint notre guilde ? Comment va-t-elle faire pour quitter les Red Skulls ?

Kyeran réfléchit tout en dévisageant la principale intéressée. Elle-même ne savait comment faire.

— J’ai essayé à plusieurs reprises de convaincre ma cheffe de me laisser partir, mais ce n’est pas aussi simple, leur expliqua-t-elle avant de croiser le regard d’Hayden. Il y a ce...

Sa voix se mourut et Lyria chancela avant de s’effondrer, prise d’un soudain malaise.

— Merde ! Lyria ! s’affola l’homme-félin en la rattrapant de justesse.

Kyeran sentit son torse se comprimer d’effroi et s’agenouilla aussitôt près d’elle, les sourcils froncés d’angoisse. La jeune femme-dragon était blême, des cernes violets cerclaient le dessous de ses yeux et sa respiration était saccadée. Entre deux souffles, ses paupières se froissaient et sa main posée sur sa poitrine se contractait au point d’y enfoncer les ongles. Quelque chose la faisait souffrir.

— Hé ! Lyria ! l’appela Kyeran d’une voix rendue rauque par l’anxiété. Est-ce que ça va ? Tu m’entends ?

Elle resta hermétique à toute sollicitation. Il échangea un regard inquiet d’abord avec Hayden, puis avec Hayato.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

Un pli d’incertitude barrait le front du vulpian.

— Il va falloir l’ausculter, on ne peut pas le savoir comme ça.

Kyeran opina et derrière eux, Karen n’hésita pas une seconde.

Elle réagit la première en montrant du doigt le couloir.

— Vite ! Emmenez-là à l’infirmerie !

 

***

 

Hayden se chargea de porter Lyria jusqu’à la pièce indiquée par le vulpian. Là, il l’allongea sur une table d’examen et s’éloigna d’un pas, le regard dévasté.

Karen ne les avait pas suivis et avait préféré rester dans le hall pour tenter de rassurer les autres sur cette situation.

En tout bon professionnel de la médecine, Hayato ne tarda pas à revêtir son rôle. Il s’installa près de sa patiente et inspecta d’abord son aspect général avant de dévisager ses deux acolytes d’un air plus que sérieux.

— La douleur semble venir de sa poitrine. Je vais... devoir la déshabiller. Aidez-moi à enlever le haut.

La réticence s’empara aussitôt de Kyeran et il se figea. Il avait auparavant contemplé Lyria dans son plus simple appareil et le souvenir de ses jolis seins fermes et ronds n’avait jamais quitté son esprit. Il craignait de se laisser encore aller à des pensées malsaines alors qu’au contraire, sa conscience primitive jubilait déjà de plaisir à cette idée. Il hasarda un coup d’œil en biais sur Hayden. Lui aussi s’était statufié, mais plus par réserve. Il avait été le compagnon de la jeune femme-dragon et peut-être que voir un autre homme exhiber son corps à sa place le rendait trop nerveux pour agir.

Hayato s’affairait à retirer la cape de Lyria quand il releva de nouveau les yeux vers eux. Il fronça aussitôt les sourcils, exaspéré, puis soupira.

— Vous allez rester plantés là encore longtemps à me regarder ? Filez-moi donc un coup de main au lieu de jouer les vierges effarouchées !

Ils sursautèrent, puis s’exécutèrent sans protester. Pendant que Kyeran soulevait le dos de Lyria, Oz se déroula du cou de cette dernière et émit un couinement plaintif. Le xéobrat sentait lui aussi que quelque chose clochait chez sa maîtresse et l’observait, ses aigrettes abaissées en une expression penaude.

Kyeran lui tapota la tête pour le rassurer.

— Ne t’inquiète pas, ça ne doit pas être bien grave.

Hayato déboutonna enfin la chemise de Lyria et dévoila sa poitrine nue. Kyeran poussa un léger grognement étranglé face aux formes rebondies et pleines et se mordit la lèvre. Toutefois, son regard ainsi que celui du vulpian se figèrent et ce qu’ils découvrirent les stupéfia. Sur la peau de la femme-dragon, juste à la naissance de ses seins, se dessinait un cercle noir hérissé de pointes irrégulières. En son centre, trois autres plus petits s’entrecroisaient.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? croassa Kyeran, abasourdi. On dirait...

— C’est un sortilège d’asservissement, leur annonça Hayden qui avait préféré rester en retrait. D’après Lyria... ce serait l’un des Red Skulls qui lui a infligé ça. Une certaine Séréna.

— Un sceau d’esclave... ça fait bien longtemps que cette magie n’existe plus dans la région, marmonna Hayato, les yeux plissés. Elle a été interdite il y a environ deux cents ans lorsque l’esclavage a été aboli, mais elle est encore utilisée dans certains pays. Quelqu’un a dû leur fournir l’incantation.

Kyeran sentit de nouveau la colère affluer en lui. Un dragon ne se laissait pas asservir, encore moins par un humain. Les Red Skulls n’allaient pas s’en sortir aussi facilement et il comptait bien mettre son plan à exécution pour leur faire regretter leurs actions.

Pour l’instant, il devait trouver une solution pour tirer Lyria de ce mauvais pas.

— Ce serait donc cette marque qui la fait souffrir ? Est-ce que tu crois que tu pourrais annuler ce sort avec ta magie ?

Hayato le regarda en haussant les épaules.

— Aucune idée, mais je peux tenter.

Hayden se rapprocha d’un bond, les yeux brillants d’espoir.

— Vous pouvez vraiment faire ça ? s’exclama-t-il. Vous pouvez la guérir de ce sortilège ?

Le vulpian réfréna aussitôt ses élans de joie.

— Je n’en aurais la certitude que lorsque j’aurai essayé et maintenant, il me faut un peu de silence, j’ai besoin de me concentrer.

Hayden opina, puis s’éloigna pour retourner sur sa chaise. Pendant ce temps, Kyeran s’adossa au mur opposé au lit et observa son équipier s’affairer sur Lyria.

Hayato apposa ses paumes sur sa poitrine et ferma les paupières avant de fredonner en langue vulpianne. Une lueur blanche étincelante émana de ses mains et enveloppa le corps de la jeune femme. Pourtant situé l’autre bout de la pièce, Kyeran ressentait la chaleur bienfaisante de son éther. Il avait toujours admiré son talent de guérisseur et aujourd’hui encore, il était reconnaissant envers Alaric pour lui avoir désigné Hayato comme mentor, puis partenaire. Malgré ses petits démons, le vulpian était l’un des membres le plus fiable et efficace qu’il ait connu dans cette guilde.

L’homme-renard répétait inlassablement les mêmes mots. Les secondes s’égrenaient. Kyeran avait l’impression que l’invocation durait depuis une éternité. Puis, la luminosité s’estompa et Hayato recula d’un pas, les traits durcis d’exaspération.

Hayden se releva d’un bond de son siège, l’expression impatiente.

— Alors ?

— Ça ne fonctionne pas, grogna le vulpian, ma magie n’est pas assez forte pour rompre ce sortilège.

L’homme-félin serra les dents et maugréa.

— P’tain... fais chier...

Kyeran accusa le coup, lui aussi, et s’approcha du corps inconscient de Lyria. Sa respiration était pantelante et son visage ruisselait de sueur. Que pouvait-il faire pour lui venir en aide ? Il devait bien exister une solution pour lui rendre sa liberté et la sortir de cette souffrance, mais il demeurait incapable d’effectuer quoi que ce soit. Se sentant profondément démuni, il prit sa main dans la sienne. Elle le réchauffa au toucher et des picotements lui remontèrent des doigts jusqu’à son échine. Il la contempla un long instant et se remémora le jour où leurs lèvres avaient failli entrer en contact. Si Angélina n’avait pas brisé ce moment... ils se seraient embrassés pour la première fois. Aurait-il l’occasion à l’avenir de pouvoir réitérer cette tentative ?

Qu’Yldrarth soit miséricordieuse, qu’elle me donne la force d’y croire, pria-t-il.

À son tour, Hayden se rapprocha et se posta de l’autre côté du lit, ses yeux vert émeraude rivés sur son ex-compagne.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? se lamenta-t-il.

Hayato grimaça.

— Là tout de suite, je n’ai pas d’idée concrète. À part retrouver celle qui lui a infligé ça, la forcer à annuler le sort ou... la tuer, je ne vois pas d’autres solutions. À moins que...

Le vulpian marqua une pause et soudain, son visage s’illumina, les lèvres étirées en un demi-sourire. Son attention se porta alors sur Kyeran.

— À moins qu’elle ne change de maître possédant une volonté plus forte.

L’homme-dragon haussa un sourcil et échangea un regard perplexe avec Hayden. Il ne comprit pas tout de suite où voulait en venir Hayato, mais l’étrange phénomène qui se produisit sous ses yeux lui donna immédiatement un indice.

Lyria s’agita dans son sommeil et les mêmes fils argentés que cette fois-là dans la grotte, ces chaînes qui les liaient l’un à l’autre, réapparurent. Tandis qu’il continuait de lui tenir la main, plus fermement, la luminosité des filaments d’éther se renforça. La marque noire ne disparut pas, mais la peau de la jeune femme retrouva un aspect rosé. Son visage auparavant crispé se détendit et bientôt, ses paupières papillonnèrent.

Kyeran n’en crut pas ses yeux, mais comprit enfin les sous-entendus d’Hayato.

Une seule magie plus puissante que n’importe quelle autre existait dans ce monde.

Celle des dragons.


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