Darkness my old friend

Chapitre 2 : Le nouvel obs

4468 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/11/2021 21:23

En bonne obsessionnelle du canon, je me fonde sur l'épisode 2 ("The harvest") pour situer l'arrivée de Buffy à Sunnydale au mois de janvier 1997 car Giles précise que la Moisson doit avoir lieu "la nuit du croissant de lune qui suivra le solstice". Impossible qu'il s'agisse du solstice d'été (trop tôt dans la chronologie de la série), c'est forcément celui d'hiver. J'ai consulté le calendrier lunaire pour 1997 : la nouvelle lune était le 10 janvier, je pensais donc que la Moisson a lieu le 11 ou le 12 janvier (croissant ascendant car en anglais "crescent moon" désigne plutôt la lune montante) mais comme ça tombait un week-end, je pencherais plutôt pour le croissant descendant, juste avant la nouvelle lune, le 7 ou le 8 janvier, très peu de temps après la rentrée scolaire. (J'arrête, promis.)


Chapitre 2 : Le nouvel obs


Tout avait commencé par un message qu’il avait trouvé sur son répondeur téléphonique, alors qu’il rentrait du musée avec l’intention de passer chez lui, comme à son habitude, une soirée calme et solitaire. En soi, ledit message n’avait rien d’alarmant : il précisait juste qu’une réunion exceptionnelle se tiendrait le soir même à Londres. La voix de Quentin Travers ne semblait pas altérée, ni inquiète – en rien différente de la voix normale, froide et détachée, de Quentin Travers – mais Giles savait lire entre les lignes. Le Conseil se réunissait selon un protocole en vigueur depuis des décennies, sinon des siècles. Une « réunion exceptionnelle » imprévue signifiait un événement d’une tout aussi exceptionnelle gravité.

Cette déduction fut confirmée par les premiers mots que prononça Travers dès que les sept membres du Conseil susceptibles de rejoindre le quartier général furent installés autour de la table – Giles arriva le dernier, en même temps que Wesley Wyndam-Pryce, et se glissa à sa place sans poser la moindre question.

  – Merci à vous tous d’avoir réagi aussi vite. Sachez que si j’ai pris la liberté de convoquer un Conseil exceptionnel ce soir, c’est en raison des terribles nouvelles que je viens de recevoir.

Giles jeta un coup d’œil à l’assemblée restreinte qui s’était réunie ce soir. Regards inquiets, sourcils froncés, hochements de tête incrédules : personne ne savait ce qui s’était passé. Pour sa part, il avait noté avec étonnement l’emploi du mot « terrible ». Lorsqu’une Tueuse venait à perdre la vie « dans l’exercice de ses fonctions », Travers ou l’observateur chargé de relater les faits préférait les termes « attristant », « douloureux », parfois « tragique ». Des mots que Rupert lui-même avait prononcés, dans un passé pas si lointain, pour évoquer la mort de jeunes filles qu’il n’avait jamais rencontrées mais dont il avait étudié la vie au travers des rapports de ses collègues. Des mots vides de toute émotion, conventionnels, faussement empathiques. « Terrible » lui semblait posséder une connotation plus… personnelle. Son intuition fut confirmée par les mots que prononça le directeur quelques secondes plus tard :

– Merrick est mort. Tué par le vampire que nous connaissons sous le nom de Lothos.

Giles prit sur lui pour retenir l’exclamation horrifiée qui s’apprêtait à sortir de ses lèvres et se contenta d’une inspiration plus marquée que les précédentes. Depuis qu’il faisait partie du Conseil – seize ans déjà –, jamais un observateur n’était mort aux côtés de sa Tueuse. Il savait, bien sûr, en tant qu’archiviste, que de telles choses s’étaient déjà produites, mais pas depuis plusieurs décennies.

– Et l’Elue ? demanda froidement Wesley.

– Eh bien…

Le directeur du Conseil sembla hésiter un instant. Giles se demanda, et pas pour la première fois, ce que Travers leur dissimulait. Il n’avait donné aucun détail sur la mort de Merrick, et pas un des membres de l’assemblée ne l’avait interrogé à ce sujet.

Lui-même non plus, d’ailleurs. Il s’était contenté… d’observer. Du latin observo, as, are, avi, atum : « porter son attention sur ». On n’attendait pas de lui qu’il intervienne, après tout.

– A-t-elle survécu ? insista le jeune homme.

– Oui, répondit Travers. Survécu et vengé Merrick en incendiant le gymnase de son lycée, où elle avait précédemment enfermé cinq vampires. Dont Lothos.

Un silence peu enthousiaste accueillit ces paroles. La Tueuse actuelle n’avait pas seize ans. Même pour une jeune humaine dotée de pouvoirs exceptionnels et entraînée depuis plusieurs mois à la lutte contre les forces du mal, il s’agissait sans conteste d’un incroyable exploit. Giles se demanda s’il était le seul à éprouver ce soir pour Buffy Summers, sans même la connaître, une certaine admiration teintée de respect. S’il interprétait bien le langage non verbal des hommes assis autour de la table, la prouesse semblait plutôt les déranger.

– La question qui se pose donc à présent est la suivante : qu’allons-nous faire de mademoiselle Summers ?

Giles se plongea dans ses pensées afin de réfléchir sérieusement à la question. Il voyait évidemment le problème avec netteté. Le Conseil pouvait choisir de laisser la Tueuse livrée à elle-même ou bien de lui attribuer un nouvel observateur. Dans le premier cas, qui savait ce dont, sans garde-fou, elle serait capable ? Ivre de colère ou de vengeance, sans personne pour la remettre dans le droit chemin, elle risquait de commettre d’irréparables dégâts, de tourner ses pouvoirs vers la destruction aveugle, d’exposer au grand jour certaines réalités qu’il était préférable de continuer à dissimuler au monde. Et, bien sûr, elle pouvait également se faire tuer à force de bravades inopportunes. Ce dernier point, quoique menant nécessairement à une situation « douloureuse », ne soulevait cependant pas de problèmes majeurs : mieux valait une Tueuse morte qu’une Tueuse incontrôlable.

Cela dit, à y bien réfléchir, mieux valait une Tueuse vivante et sous contrôle.

L’alternative qui consistait à lui assigner un nouvel observateur n’allait cependant pas de soi. Giles n’était pas certain que le cas ne se fût pas présenté par le passé. Il lui faudrait aller fureter dans les archives du Conseil pour s’en assurer, mais il croyait se rappeler que les choses s’étaient mal terminées. Comment demander à une adolescente au psychisme instable de faire confiance, pour la seconde fois, à un homme qui ne la guiderait que vers de nouveaux dangers ? Ou bien elle s’attacherait à lui de manière excessive pour compenser la perte de son précédent mentor (et la proximité entre une Tueuse et son observateur était à proscrire), ou bien elle le repousserait d’emblée, plus ou moins violemment, estimant son premier conseiller irremplaçable ou bien s’imaginant n’avoir plus besoin de personne. Plus problématique, elle pouvait également…

– Rupert ? Vous êtes avec nous ?

Il tressaillit et revint à la réalité pour s’apercevoir que sept paires d’yeux le fixaient avec insistance.

– Oui, bien sûr, je… je… je vous demande pardon, je réfléchissais à nos… à nos possibilités d’action.

Travers hocha la tête.

– Vous avez compris, je l’espère, que la situation est loin d’être simple. Il est évident que l’Elue est encore en état de choc. Il n’est pas impossible qu’elle doive passer quelques jours, voire quelques semaines, dans une institution spécialisée en psychiatrie. Lui envoyer un observateur maintenant ne ferait que la braquer et nous risquerions de la perdre définitivement. Toutefois, si jamais elle parvient à survivre, il serait stupide de ne pas mettre à profit ses dons exceptionnels. Nous pourrions laisser passer les vacances d’été et établir un plan d’action pour la rentrée scolaire. Qu’en pensez-vous ?

– Il pourrait également être opportun, intervint Rutherford, qu’elle se rapproche de la localisation présumée de la Bouche de l’Enfer. Après tout, c’est là qu’elle se montrera la plus… utile.

– Excellente idée, approuva le directeur. Il me semble de toute façon exclu que le lycée de Hemery accueille de nouveau une pyromane entre ses murs. Lorsque ses parents chercheront un nouvel établissement, nous pourrons… guider leur choix.

Un murmure d’assentiment parcourut la petite assemblée. Giles lui-même ne trouvait rien à redire à ce plan. Il ignorait le détail des tractations et manipulations nécessaires pour infléchir le cours des événements autour des Tueuses et s’en trouvait très bien ainsi. Il avait toujours préféré les livres.

Pas toujours, corrigea la partie de son esprit qui se voulait objective.

– L’observateur qui se rendra sur place, fit-il remarquer comme l’idée lui venait, pourrait prendre le poste vacant d’un enseignant. Il lui serait ainsi beaucoup plus facile de prendre contact avec l’Elue, de la conseiller de façon… de façon naturelle, au lycée, pendant ou après les cours.

– Bien raisonné, murmura Travers. Si vous êtes d’accord avec cette suggestion, il nous faut à présent déterminer lequel d’entre nous pourra le plus aisément remplir ce rôle.

Avec une spontanéité inquiétante, tous les regards convergèrent à nouveau vers Rupert Giles. Lequel se sentit pâlir.

– Oh, je… je ne pensais pas… je ne pensais pas à moi, bafouilla-t-il. Je veux dire… je… je n’ai jamais enseigné et… et je…

Il se sentait perdre pied. Se trouver au centre de l’attention générale lui déplaisait. Il aurait voulu ajouter que les professeurs bègues constituaient une classe de la population probablement divertissante pour les élèves, mais, précisément pour cette raison, restreinte voire inexistante. Il s’en abstint, certain de ne pas parvenir à articuler cette phrase jusqu’au bout (ce qui, d’une certaine façon, aurait pourtant renforcé son argumentaire).

Travers esquissa un geste apaisant.

– Vous êtes parmi les plus érudits du Conseil, Rupert. Vous savez bien que tout le monde ici présent a immédiatement pensé à vous et que les autres membres de notre corporation vous désigneraient également sans la moindre hésitation.

– Mais… mais ce n’est…

Il se tut face au regard implacable de son supérieur. Après tout, il avait prononcé un serment. En connaissance de cause. Que s’était-il dit alors ? Que personne ne le choisirait jamais comme observateur actif, en raison de son passé pour le moins sulfureux ? Qu’il pourrait louvoyer au dernier moment, contourner l’écueil ? Qu’il serait bien temps d’y penser quand ce moment arriverait ? Eh bien voilà, le moment était arrivé. Plus question de tergiverser.

Il était incapable de déterminer ce qui l’angoissait le plus : prendre la relève de Merrick aux côtés de la Tueuse face aux inévitables dangers qui le menaceraient, ou bien affronter une horde d’adolescents potentiellement rebelles dont les livres ne constituaient sûrement pas le principal centre d’intérêt…


Tout fut organisé très rapidement, avec l’efficacité et la discrétion caractéristiques du Conseil. Fin juin, un poste de bibliothécaire se libérait au lycée de Sunnydale. Le 1er juillet, après avoir envoyé un C.V. impeccable (vrai quant à ce qui remplissait 90% de ses rubriques), Rupert Giles était nommé en remplacement d’un certain Erik Flaherty, qui devait quitter l’établissement à la rentrée prochaine. L’entretien téléphonique avec le proviseur, M. Flutie, un homme dont la voix trahissait dans le même temps un optimisme fébrile et un niveau de nervosité alarmant, fut une simple formalité. Giles fut grandement rassuré d’apprendre que son nouveau poste ressemblerait, somme toute, à celui qu’il occupait au Musée des Archives Archéologiques de Londres : prendre soin des livres, gérer les prêts, organiser le scan de la bibliothèque. Il aurait certes affaire aux élèves, mais n’aurait pas à dispenser de cours devant des classes entières, et disposerait de plages horaires de totale liberté qui lui donneraient toute latitude pour analyser les archives de Sunnydale et, avec un peu de chance, résoudre la question de la localisation exacte de la Bouche de l’Enfer.

Quinze jours plus tard, il s’envolait pour la Californie. Faire ses adieux ne lui avait pris que peu de temps. Depuis la mort de sa mère sept ans auparavant, il n’avait plus aucun contact avec les membres de sa famille. Des amis en dehors du Conseil ? Peu, quelques collègues qu’il appréciait et avait donc invités à boire un verre dans un pub. La soirée avait été plutôt pénible : il ne pouvait bien sûr pas leur dire qu’il aurait préféré rester avec eux au musée plutôt que de s’exiler à l’autre bout du monde pour une mission aussi incertaine que dangereuse. Pour répondre à leurs questions, il s’inventa une sœur qu’il devait rejoindre en Californie suite à un divorce compliqué. Puis il ajouta une nièce, renvoyée de son établissement scolaire, qu’il avait l’intention d’aider du mieux qu’il le pouvait. Ce ne fut qu’en rentrant chez lui, tard dans la soirée, qu’il se rendit compte de la transposition évidente qu’il avait effectuée sans même s’en apercevoir. Les parents de Buffy, il venait de l’apprendre par le dernier rapport, venaient de se séparer. Quant à l’expulsion de la jeune fille, il la savait inévitable compte tenu de ce qui s’était passé un mois auparavant. Cette involontaire confusion entre mensonge et réalité le troubla, puis il n’y pensa plus, l’esprit occupé par son déménagement prochain.

Giles s’installa donc à Sunnydale, dans un appartement confortable où la plupart de ses bagages avaient été acheminés la semaine précédente par le Conseil. Il retrouva sur place les livres et les archives dont il aurait probablement besoin, ainsi que quelques effets personnels qu’il répugnait à laisser en Angleterre. A cela s’ajoutait un impressionnant stock d’armes et de matériel spécifique qu’il espérait ne pas avoir à utiliser avant un bon moment. Il n’était pas mauvais sur le terrain et avait réussi le test clôturant sa formation sans trop de difficultés, mais sa préférence allait à l’étude et à la théorie.

Le lycée n’était pas encore fermé, le personnel administratif ayant encore nombre de dossiers à boucler : Giles put prendre ses marques sur les lieux de son futur travail et rencontrer M. Flutie, petit homme rondouillard bourré de contradictions, qui l’accueillit tout aussi chaleureusement qu’anxieusement et lui fit faire le tour du propriétaire. Les bâtiments s’avérèrent un peu trop modernes au goût du nouveau bibliothécaire, mais l’ensemble n’était pas aussi hideux et déplaisant que ce qu’il avait imaginé. Son prédécesseur lui remit de mauvaise grâce les clefs de la bibliothèque – confortable et bien fournie – et des archives du lycée, dont Rupert s’empressa de ramener une bonne partie chez lui, en toute illégalité.

Il avait donc passé donc les trois quarts des vacances à faire des recherches au sujet de la Bouche de l’Enfer, puisque la Tueuse, ainsi que le ressassaient à l’envi les rapports du Conseil, ne quitterait pas Los Angeles de sitôt. L’enquête concernant l’incendie du gymnase de Hemery traînait en longueur durant les mois d’été ; les parents de Buffy, en plein divorce, n’envisageaient pas de déménagement immédiat ; et la jeune fille elle-même, après un bref séjour en hôpital psychiatrique, se faisait discrète. Les semaines s’écoulèrent sous le soleil de plomb de la Californie, sans changement notable.

Puis la rentrée scolaire arriva et le nouveau bibliothécaire de Sunnydale vit avec appréhension les lieux qu’il parcourait en solitaire depuis la réouverture administrative du lycée, une semaine auparavant, se remplir d’élèves. Prenant son courage à deux mains, puisque Buffy était restée à Hemery et qu’il n’avait rien d’autre à faire que de l’attendre, il s’apprêta, en Romain stoïque, à affronter les hordes barbares.

Le choc s’avéra beaucoup moins rude que prévu. Une fois dissipée l’effervescence adolescente de la rentrée, passée la distribution des manuels, essuyés les premiers commentaires surpris, parfois moqueurs, sur ses éternels costumes de tweed, Giles se rendit compte, non sans un certain effarement, qu’il trouvait le métier plutôt agréable. Rares étaient les lycéens qui venaient de leur plein gré à la bibliothèque, mais il y en avait. Et parmi ceux-là, beaucoup profitaient du temps passé parmi les rayonnages pour lui parler, lui demander conseil, parfois lui confier certaines choses qui n’avaient rien à voir avec les livres, ni même avec les cours. Etonnamment, il se prêta au jeu, écouta, répondit, encouragea, questionna, se tut parfois.

Lorsqu’il rentrait chez lui le soir, il consignait certaines de ses réflexions dans une sorte de journal professionnel, bien différent des rapports hebdomadaires qu’il envoyait au Conseil. Partant du principe qu’il devait avant tout comprendre l’Elue s’il voulait établir avec elle une relation saine et équilibrée, il considérait toutes ces interactions avec les lycéens de Sunnydale comme un entraînement. Comprendre Buffy signifiait avant tout comprendre la mentalité des adolescents de son âge. Les livres qu’il avait lus sur le sujet lui avaient apporté une connaissance théorique, que la pratique venait bien souvent contredire. Du haut de ses quarante-deux ans, il observait – encore ce mot – avec étonnement et curiosité le microcosme que forme tout établissement scolaire, ses agitations, ses remous, ses instants de grâce. Sa propre enfance se faisait de plus en plus lointaine, mais il retrouvait, non sans plaisir, au détour de certaines conversations, le souvenir de ses quinze ans.

Les mois passèrent. Il s’en aperçut à peine.

Et lorsqu’elle arriva enfin à Sunnydale, il fit preuve d’une stupidité frisant le ridicule.

Il avait pourtant anticipé ce moment. Il l’avait tant attendu, il s’y était préparé, il avait même répété. Le Conseil l’avait prévenu juste avant les vacances de Noël : la police avait fini par tirer certaines conclusions logiques concernant l’incendie de Hemery. Buffy exclue, le choix de sa mère s’était porté sur Sunnydale, où elle avait trouvé du travail ainsi qu’un bon établissement scolaire pour sa fille. Dans quelle mesure le Conseil était-il responsable de ces changements, quelles ficelles mystérieuses certains observateurs avaient-ils tirées, quelles relations avaient-ils fait jouer pour en arriver à de tels résultats ? N’étaient-ils eux-mêmes que les jouets du destin, qui cherchait à pousser la jeune fille vers la Bouche de l’Enfer, pour des raisons surnaturelles inconnues des humains ? Giles l’ignorait et, d’ailleurs, s’en souciait assez peu. La Tueuse avait emménagé à Sunnydale : voilà tout ce qui comptait pour lui.

Le dernier jour des vacances de Noël, alors qu’il se retournait dans son lit, incapable de trouver le sommeil, il ne put s’empêcher de comparer son état d’esprit à celui d’un adolescent à la veille d’un premier rendez-vous. Ce qui était parfaitement stupide. Il n’était plus un adolescent depuis bien longtemps, et la première entrevue entre un observateur et sa Tueuse n’avait rien d’un « rendez-vous ». Se raisonner de la sorte ne l’empêchait cependant pas de se sentir intimidé. Après tout, elle était l’Elue. Lui-même n’était qu’un homme parmi tant d’autres…

Le lendemain, c’est avec la boule au ventre qu’il franchit le portail du lycée. Il était probable qu’elle vienne le jour même chercher ses manuels scolaires. Un tout petit sort de rien du tout suffit à rendre la bibliothèque encore moins attirante pour les étudiants qu’elle ne l’était habituellement. Ainsi, si elle poussait la porte, ils pourraient discuter seul à seule, sans que personne ne surprenne une conversation qui risquait de devenir… étrange. La discrétion devait rester le maître mot d’un observateur.

De fait, la conversation qui s’ensuivit fut tellement rapide que nul ne risquait de s’en inquiéter : il lui avait suffi de cinq phrases pour la faire fuir. Même un adolescent n’aurait pu réussir l’exploit de devenir aussi rapidement et aussi méthodiquement l’artisan consciencieux de sa propre défaite. Tout ce qu’il avait dit et fait avait été grotesque.

Lorsqu’elle était partie, tout aussi rapidement qu’elle était venue, il était resté là, stupide, à se traiter mentalement de tous les noms. Non content d’avoir totalement échoué à gagner sa confiance par son approche aussi peu subtile qu’une charge d’éléphants, il se sentait floué. Comme si l’attention, l’intérêt, le respect de la Tueuse lui étaient nécessairement acquis pour la seule et unique raison qu’il était son observateur. Ridicule. Rien n’était jamais acquis et il n’avait récolté que ce qu’il méritait. Quelle idée de l’accueillir aussi grossièrement, en lui fourrant sous le nez le plus gros des livres qu’il possédait sur le sujet des vampires ! Qu’espérait-il ? L’impressionner ?

Giles ruminait son échec en même temps que la mort de Chris Boal, qu’il venait d’apprendre, tout en s’acquittant machinalement de ses tâches quotidiennes, lorsqu’elle avait déboulé de nouveau dans la bibliothèque, à peine deux heures plus tard.

« Vous étiez au courant pour le cadavre ? »

Il s’était efforcé de paraître sûr de lui. La situation lui était déjà plus familière : des vampires, une victime, un plan d’action à élaborer.

Et il s’était montré tout aussi stupide que deux heures plus tôt. Il lui avait fait la leçon, il avait essayé de lui montrer la voie à suivre. Et elle lui avait renvoyé tous ses arguments avec l’aisance d’un joueur de tennis professionnel. Lui, il avait assez pitoyablement couru après la balle en s’efforçant de ne pas se prendre les pieds dans la raquette. Oui, bien sûr, les créatures démoniaques existaient, et après ? Oui, elle avait déjà tué des vampires, justement, elle savait bien ce que ça faisait et elle n’avait pas besoin de ses conseils. S’il tenait vraiment à débarrasser le monde des forces des ténèbres, il n’avait qu’à s’en occuper lui-même. Non, elle n’avait pas besoin de préparation pour se faire virer et se retrouver seule comme une pestiférée, merci beaucoup. Et des démons qui se précipiteraient à Sunnydale, cette bonne blague, déjà qu’aucun être humain normalement constitué n’avait envie d’y aller ! Au revoir, je repasserai pour de vrais manuels quand vous serez disposé à me les donner.

Rupert Giles, zéro. Buffy Summers, jeu, set et match.

L’idée qu’elle pût dire aussi catégoriquement « non » (et qu’elle revînt, après sa fuite bien compréhensible, pour le lui asséner), qu’elle pût ainsi envoyer promener le destin et son messager comme s’il se fût agi d’un garçon un peu lourd essayant de la draguer maladroitement, ne lui avait même pas effleuré l’esprit tandis qu’il listait, une semaine auparavant, toutes les complications potentielles concernant sa mission.

Il secoua la tête, désemparé. Buffy était l’Elue, certes, mais elle restait une adolescente, avec des préoccupations d’adolescente : sa boutique préférée « à deux heures d’ici », sa popularité au lycée. Giles était presque déçu par cette trivialité, comme s’il s’était attendu à mieux, à plus mature de la part de la Tueuse. Mais, à y bien réfléchir, que s’était-il imaginé ? Qu’elle allait sauter de joie ? Lui demander de la former, le remercier de la renvoyer au combat, de lui rappeler à quel point elle était différente ?

Et pourtant…

Et pourtant, elle était revenue. Pour mieux l’envoyer promener, bien sûr, mais elle était revenue d’elle-même. La mort de Chris Boal et les deux trous sur le côté de son cou avaient réactivé en elle quelque chose de la Tueuse qu’elle s’efforçait d’oublier. Elle l’avait nié, de toutes ses forces, mais une question l’avait déstabilisée – quelques mots anodins qu’il avait prononcés sous le coup de l’énervement, quelque chose du genre « Si tu t’en fiches, qu’est-ce que tu fais là ? ». C’avait été le seul moment où il l’avait sentie vaciller, perdre pied pendant quelques secondes.

Giles caressa machinalement du bout des doigts la couverture d’un livre qu’il venait de ranger. Avoir fréquenté des adolescents au quotidien pendant plus d’un trimestre lui avait enseigné deux ou trois choses à leur sujet. Notamment le fait que faire appel à leur raison ne donnait généralement que peu de résultats, car les élèves étaient par essence des créatures éminemment peu raisonnables. Peu raisonnables, mais intuitifs : Buffy avait immédiatement perçu son hésitation, et s’était engouffrée dans chacune des failles qu’il lui avait imprudemment laissé entrevoir. Il ne devait plus laisser paraître le moindre doute. Il allait devoir utiliser l’arme la plus efficace à sa disposition : la provocation.

Et, peut-être, donner libre cours à ses penchants sarcastiques au lieu de peser chacun de ses mots.

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