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Chapitre 6 : Parfum sibyllin

2487 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 01/08/2020 17:36

Parfum sibyllin

 

 

Les premières lueurs du jour éclairent mon visage alors que je marche dans les rues de Bégold. Mon train ne part que dans deux heures, mais j’aime particulièrement me promener dans la ville en éveil. Les lampadaires s’éteignent tour à tour le long de l’avenue principale, laissant place à la lumière naturelle, tandis que quelques silhouettes commencent à déambuler. C’est un étrange spectacle qui se déroule chaque matin, le passage du monde de la nuit à celui du jour. Les roues de ma valise perturbent la tranquillité habituelle du petit matin, et je me sens presque désolée de gâcher un si beau silence. Je continue de remonter l’avenue, en haut de laquelle se dessine le parvis de la gare. C’est un édifice imposant, dont le hall principal est décoré de statues, des représentations d’anciens dirigeants ou de héros de guerre. Une immense horloge trône au-dessus de l’entrée, au milieu de vitraux et d’arches en pierre calcaire. La gare est l’une des fiertés de la ville, et j’admets qu’elle a de quoi impressionner. 

Après une dizaine de minutes de marche, me voilà arrivée sous les aiguilles de l’horloge. Je m’installe sur un banc avec mes affaires, dos à la gare, et finis d’observer le soleil s’élever dans le ciel. Bégold s’anime de plus en plus, et ressemble désormais à une vraie fourmilière. Je n’aurais rien contre un petit-déjeuner, maintenant. J’entre dans le hall et regarde autour de moi : un café, parfait. Je rêvais d’une brioche perdue à la cannelle, pour me réconforter, et celles de la gare sont délicieuses. Aucun regret, je suis rassasiée. Quand j’y pense, j’aime beaucoup trop manger, mais rien de tel qu’un bon plat pour repartir de meilleure humeur. Et il n’y a pas d’épice plus chaleureuse que la cannelle, même si c’est une drôle d’idée en plein été. Heureusement, les murs épais de l’édifice protègent de la chaleur, et il fait assez frais à l’intérieur pour profiter de quelques gourmandises. Achevez-moi avant que l’envie me prenne de lécher la sauce caramélisée à même l’assiette. Ayez pitié.

 

Je suis venue très tôt, mais après avoir autant flâné, je vais pouvoir aller réserver ma place et attendre mon train sur le quai. C’est la première fois que j’achète un billet, et je n’ai pas besoin de sortir une seule pièce de monnaie. La Triade m’a fait parvenir une carte provisoire de transports, propre aux Guardians, qui permet de voyager sans aucun frais. L’homme derrière le guichet ne semble pas encore bien réveillé. Ou peut-être n’a-t-il pas encore dormi ? J’ai cru comprendre que ces gens-là avaient des horaires tordus. Allez monsieur, moi non plus je n’ai pas envie d’être là, mais il semblerait que nous n’ayons pas vraiment le choix, vous et moi. J’ai peur de ne pas pouvoir vous communiquer un quelconque souffle d’énergie ni d’enthousiasme. Quelle barbe, cette journée. 

Après quelques minutes à attendre sur le quai, un sifflement résonne au loin. La locomotive est une véritable antiquité, elle grince et crisse alors que le convoi s’arrête. Elle a d’ailleurs une apparence assez comique, on dirait presque un visage, avec un nez haut et retroussé, et des yeux tombants. Elle est peinte d’une couleur charbon, décorée de bandes d’un orange franc, et porte un grand feu circulaire sur le bout de son nez. Cette machine m’est plutôt sympathique, elle a réussi à me faire sourire. 

Je monte à bord et me trouve une place côté fenêtre, dans la dernière voiture. J’observe toutes les autres voies, vides, à l’ombre de la grande structure faite de verre et d’acier qui nous recouvre. Avoir pu convaincre mes grands-parents de ne pas m’accompagner est particulièrement satisfaisant. Je leur ai fait un grand discours sur l’indépendance et la maturité, un monologue éloquent et bien ficelé, et j’ai obtenu gain de cause. Je n’étais déjà pas transportée par l’idée de me rendre à La Triade, alors devoir supporter leurs faciès hypocrites jusqu’au moment du départ… 

La locomotive démarre après que quelques personnes s’y soient installées, et s’éloigne lentement du quai. J’appuie ma tête contre la fenêtre et regarde les immeubles qui défilent sous mes yeux tandis que nous quittons progressivement la métropole. Après un certain temps, les voies sont entourées de hauts murs, assez hauts pour qu’on ne puisse pas voir au-delà. Tout ce cinéma parce que l’on traverse les quartiers défavorisés. Je suis trop gentille. Personne ne les appelle de cette façon. Le « Sopor », le gâchis, les déchets, voilà le nom qu’on donne à ces quartiers. J’ai préféré sortir la carte qu’Abby m’a envoyée, plutôt que d’essayer d’imaginer ce qui se cache derrière ces stupides remparts. Je l’ai déjà lue, je n’ai pas réussi à patienter plus de quelques heures après l’avoir reçue. Pour le moment, elle a simplement visité Veredia avec sa mère et a pris ses marques dans leur appartement. Ce dernier se trouve au dernier étage d’un bel immeuble du centre, et a été décoré avec goût, d’après ses dires. Abby trouve la ville plus vivante et plus exotique que Bégold. Sur ses clichés, on voit des palmiers qui ornent les allées, de multiples fontaines décorées de mosaïques, et des bâtiments aux modelés arrondis et doux. Sa nouvelle ville a fait forte impression sur Abby, je suis ravie pour elle.

Lorsque je relève la tête, nous arrivons dans les plaines qui entourent Bégold. Des champs de céréales dorées s’étendent à perte de vue, et ondulent avec le vent. J’ai sorti mon baladeur et ait fermé les yeux, en écoutant la playlist que j’avais préparée avec mon amie. Toutes mes musiques ne sont pas adaptées à un petit interlude reposant, mais cela ne m’a pas empêchée de m’assoupir au cours du voyage. Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, le paysage a complètement changé. L’herbe rase se mélange à des pierres sombres, et je distingue à peine un lac, caché dans un enfoncement, plongé dans le brouillard. On voit bien que cette vieille locomotive roule vers le Nord depuis plusieurs heures. « Don’t you know that I’ll be around to guide you, through your weakest moments to let them behind you”.Cette chanson, “Crosses” de José Gonzalez, c’est comme si c’était Abby qui me parlait. Je te fais confiance ma guenon, je laisse ce train m’emmener plus loin dans le cœur des terres brumeuses. 

La lumière est différente ici, la palette de couleur est plus froide mais aussi très apaisante, en un sens. 

J’ai ouvert la fenêtre pour sentir ce nouvel air, légèrement plus humide et froid. Un parfum de sel et d’iode me chatouille les narines, et j’entends les vocalises d’un goéland au loin. Je n’avais encore jamais entendu d’oiseaux marins, mais mon père m’en a beaucoup parlé lorsque j’étais enfant. Il était passionné par la faune et la flore, et m’a appris pas mal de choses.

 La mer laisse des indices de sa présence sans se laisser découvrir. J’adorerais voir les vagues s’écraser sur les rochers, et l’écume se former sur les crêtes, fugace. 

Je n’ai vu la mer que sur quelques vieux clichés cachés dans une boîte au grenier. Ce sont d’ailleurs les quelques rares polaroids sur lesquels on peut voir le visage de ma mère. C’est d’elle que je tiens mes cheveux ondulés et probablement la couleur de mes yeux. Sur l’une des photos, elle me porte dans ses bras, les pieds dans l’eau, vêtue d’une robe vaporeuse et d’un chapeau de paille. J’aurais bien aimée la revoir, me promener sur le littoral à ses côtés. Ce n’est qu’à la suite d’une soirée bien arrosée que mon père m’a avoué qu’Aleyna, c’était son nom, lui avait laissé le souvenir d’une femme aussi passionnée que sublime. Mais ce furent les seuls mots qu’il prononça à son sujet. Lorsque les autres membres de la famille la calomniaient, il se murait dans le silence ou s’éloignait. Jamais il ne niait, mais il n’acquiesçait pas, non plus. Lorsque l’un des Meredis lui demandait de se ranger à leur avis, il esquivait en rétorquant qu’ils étaient ridicules à constamment remuer le passé. Je n’ai jamais réussi à soutirer des informations la concernant à qui que ce soit. Même Madame Silber est restée muette. Elle n’aurait eu que de très brefs échanges avec elle, c’est ce qu’elle m’a assuré. Aleyna « travaillait et s’absentait beaucoup » semble-t-il. En fin de compte, la seule chose qui me relie à elle est la sensation de l’eau salée sur ma peau, sensation que je ne connais pas encore. 

 

Le train arrive finalement à Sainte Merrane. Sa configuration est bien différente de celle de Bégold ; ici la gare est isolée, à l’extérieur de la ville. Cela pourrait paraitre surprenant pour une cité aussi ancienne, dont certains édifices datent du Moyen-Age. En fait, la gare historique a été détruite lors d’une précédente guerre, et n’a jamais été reconstruite, mais je n’en connais pas la raison. Comme il s’agit de notre capitale spirituelle, je suppose qu’ils ont pris la décision d’éloigner le brouhaha des voitures et des locomotives, de sorte de ne pas troubler le mutisme des temples.

Un léger voile dissimule encore les rayons de l’astre de midi lorsque je quitte le hall. Ce dernier comporte moins de fioritures qu’à Bégold. Il n’y a pas toutes ces boutiques, ces cafés et ces kiosques. Le parvis est également doté d’arches cependant, et devant l’entrée se tient une colonne surmontée d’une sculpture, celle d’un rapace au regard perçant et fier. La structure est d’une teinte grise, charbonneuse, comme si elle avait été taillée dans les parois d’un volcan. Je n’avais jamais vu de pierre volcanique de mes propres yeux. C’est mystérieux, et morose, aussi. 

Une lande de bruyères s’étend derrière la station, et face à moi débute une immense allée qui mène à la ville, gardée de bouleaux aux troncs marbrés. Voitures, calèches et vélo s’y croisent dans un étrange balai. Je dois repérer un véhicule portant le triceps de La Triade, qui doit nous emmener, moi et d’autres élèves originaires de Bégold. J’aperçois enfin une automobile marquée de ce symbole, contre laquelle s’est adossée une jeune femme qui fume. Elle a une carnation peu commune, rappelant la terre de sienne, un physique élancé et des cheveux coupés à raz, ce qui n’enlève rien à sa splendeur, bien au contraire. Ses lèvres charnues sont maquillées de pourpre, et elle porte un chemisier blanc assorti d’un pantalon à pinces marines et de mocassins vernis. En m’approchant, je remarque également ses yeux fins en amande, aux iris d’onyx. Quelle femme mystifiante.

« Bonjour, excusez-moi, est-ce bien vous que l’on a chargé de réceptionner les nouveaux étudiants ? je demande hésitante.

-       En effet. Je suis Faune, enchantée. Monte tes bagages à bord la novice, et installe-toi en attendant tes petits camarades. » Me répond la jeune femme après avoir laissé s’échapper la fumée de ses lèvres entre-ouvertes.  

Pendant que je prends place, je la vois fouiller dans ses affaires et en sortir une sorte de bandage sur lequel est brodé le triceps, puis se l’attacher autour de la cuisse. Un garçon blond se présente à elle peu de temps après, accompagné d’une autre étudiante, leurs lettres officielles à la main. Elle leur fait signe de monter avant de prendre le volant. Le blond m’a à peine salué, et ne m’a pas adressé la parole de tout le trajet. Il m’a semblé antipathique, alors de mon côté, je n’ai pas fait l’effort d’entamer la conversation. Il me donne par ailleurs l’impression de juger avec mépris notre chauffeur, et ne cesse de jeter des coups d’œil mauvais au symbole sur sa cuisse. La seconde ne prononce pas un mot, elle non plus, mais il est évident qu’elle de nature réservée. Sa chevelure auburn est attachée en un chignon bas assez strict, maintenu par un peigne paré de perles. Tous deux proviennent sûrement de familles étroitement liées. Je présume qu’ils étaient inscrits à l’autre lycée du centre de Bégold, avec lequel le nôtre entretenait une rivalité grotesque. 

Avec la promiscuité et cette ambiance pesante, qui est uniquement du fait de l’avorton assis derrière moi, je me suis mise à me mordiller le bout du pouce de nervosité. 

« C’est la rentrée qui t’angoisse comme ça la nouvelle ? Quel est ton nom ? Me lance Faune.

-       Je ne sais pas encore. Je suis plus réticente qu’angoissée je dirais. Kaylee mademoiselle, Kaylee Meredis. » L’espace d’une seconde, elle affiche un rictus, un sourire inexplicable. Je suis incapable d’interpréter la micro expression qui vient de lui échapper. 

-       Très bien Meredis, je conçois tout à fait. Mais ne te tourmente pas trop » 

Je me suis sentie désarmée. Je n’ai retenu que vaguement les explications qu’elle nous a livré sur Sainte Merrane, car pour être honnête, je n’ai su effacer ce sourire sibyllin de mon esprit.



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