Yuna faillit tomber tandis que le Hollow sautait sur le toit de la cabane au fond du jardin aussi aisément qu’il aurait enjambé une petite branche. Il serrait Minuit, la peluche, dans sa main griffue, et regarda la fillette reprendre son équilibre, attendant qu’elle soit prête. Malgré l’absence d’émotion sur son masque (admettez qu’un masque, ce n’est pas très pratique pour sourire !), Yuna soupçonnait Sian de s’amuser comme un fou. Elle fronçait les sourcils et posa les poings sur les hanches.
Agacée, Yuna s’assit sur le sol et croisa les bras en se mettant à bouder. Sian poussa un soupir, puis descendit de son perchoir. Les pétales du cerisier en fleur tombèrent en pluie rosée sur sa tête et ses épaules lorsqu’un des pics qui ornaient son crâne effleura une branche particulièrement chargée de bourgeons. Les larmes colorées s’accrochèrent dans les cheveux de Yuna qui les ignora, trop occupée à faire la tête pour les enlever.
Le Vasto Lorde s’accroupit à coté d’elle.
Yuna se tût, se rendant soudain compte de ce que voulait vraiment faire Sian.
Le jour de son anniversaire, Sian était effectivement venu la retrouver sur le toit, le soir, et Yuna avait pu lui parler de sa faculté sur les plantes sans craindre qu’on la prenne pour une folle. Après tout, Sian était un esprit, donc il n’était pas censé exister, si ?
Le Hollow l’avait écouté avec attention, son éternel silence remplacé par ce que la fillette lui racontait. A la fin, il ne dit pas grand-chose, à part que c’était une chance d’avoir ce pouvoir et qu’il fallait l’exploiter, le développer, le faire grandir comme l’on s’occupe d’une simple graine jusqu’à ce qu’elle devienne un arbre. Puis il était parti, encore sans lui dire pourquoi, mais en promettant de l’aider lorsqu’il reviendrait.
Le printemps avait investi la ville, teintant les arbres de rose et faisant éclore des milliards de nouvelles feuilles d’une belle couleur verte tendre. Les oiseaux avaient enfin pointé leur bec hors de leurs nids et abris divers et variés qui les avaient protégés du froid mordant pour commencer leur folle farandole de danse des amours. Leurs chants incessants caressaient les oreilles des passants et des habitants, leur assurant que la chaleur était enfin de retour.
Yuna releva soudain la tête et eut un demi-sourire avant de se jeter sur Sian. Elle tendit les doigts dans l’espoir d’attraper Minuit, mais la Vasto Lorde avait des réflexes effrayants. Il s’évanouit en Sonido et retourna sur le toit de la cabane en secouant de nouveau la tête.
La fillette sentait sa colère monter de plus en plus, mais Sian se contentait de la fixer de ses yeux bleu nuit, aussi interdits que d’habitude. Elle serra les poings de rage. Il profitait de ses pouvoirs de Hollow, et elle, elle n’avait rien contre lui ! Rien du tout ! Il se fichait d’elle !
Toute à sa fureur, elle sentit soudain des vibrations la parcourir de nouveau, puis se fut comme si des fils très légers et invisibles s’étaient accrochés à ses doigts pour plonger dans la terre et se faufiler jusqu’aux racines présentes dans le sol. Sans comprendre comment, elle sut instinctivement ce qu’il fallait faire.
Doigts écartés, paumes tendues en avant, elle leva les bras d’un coup…
Et les doigts de la terre la suivirent dans son mouvement.
Telles des serpents foudroyants, les racines des buissons environnants jaillirent dans une giclée de terre impressionnante pour fondre sur Sian. Elles s’enroulèrent autour de son corps et serrèrent lorsque la fillette, grisée, referma le poing gauche et tourna ses doigts vers le haut.
D’abord stupéfait, le Hollow finit par hocher la tête. Même s’il avait largement assez de force pour déchirer les liens végétaux qui l’enserraient, il ne le ferait pas, car il avait l’intuition que Yuna, connectée à ce qu’elle contrôlait d’une manière jamais vue, en souffrirait beaucoup.
Ses yeux cherchèrent à se connecter à ceux de la fillette, mais ce qu’il y vit ne lui plut pas. L’étincelle de vie jadis si pétillante au fond de ses iris avait baissé d’intensité, pour laisser place à celle, plus sombre, plus noire, plus sauvage et plus incontrôlable de l’ivresse du pouvoir. Ces racines auraient autant d’impact sur sa peau de Hollow renforcée par une solide armure d’os qu’une petite vague sur une montagne, mais d’autres attaques, si la petite développait ce don, seraient autrement plus redoutables. Non, ce qui inquiétait Sian, c’était bien que Yuna risque d’écouter le chant des sirènes. Son pouvoir était beaucoup plus puissant qu’il ne le laissait penser au premier abord.
Il crut pendant un instant qu’elle ne l’écouterait pas, mais elle finit par cligner des yeux, qui retrouvèrent leur lueur d’avant, et elle lâcha un :
Elle décrispa ses doigts fins et son poing se retourna vers le bas. Obéissant à son ordre silencieux, les racines se desserrèrent et revinrent dans leur carcan de terre, qui, chose étrange, se reboucha d’elle-même. L’herbe retournée repoussa à une vitesse folle et quelques instants plus tard, il ne restait plus rien de l’incident.
Yuna tourna son regard argent vers Sian.
Elle avait visiblement retrouvé sa bonne humeur, et le Vasto Lorde sentit le soulagement, sentiment qu’il éprouvait beaucoup depuis sa rencontre avec cette humaine si particulière, lui relâcher l’estomac.
D’un geste vif et précis, il lui lança la peluche que la fillette rattrapa avant de l’examiner sous toutes les coutures (c’est le cas de le dire…). Puis elle soupira et voulut faire demi tour pour aller la ranger, mais ses jambes la trahirent. Elle aurait heurté le sol si Sian ne l’avait pas rattrapé de justesse. Yuna avait le teint pâle et des cernes étaient apparus sous ses yeux, aussi subitement qu’un orage en été.
Sian fut surprit par sa réponse, mais ne dit rien.
Ce n’était pas une question.
C’était une certitude.
Yuna ouvrit la bouche, puis la referma tandis qu’elle cogitait. Il avait raison. Elle avait aimé cette impression de puissance que la terre lui donnait, cette sensation d’avoir des doigts infinis, qui s’étendaient partout, jusque, peut être, dans le cœur des gens. En un instant, elle avait tout vu. Des images, fugaces, mais marquantes, lui revenaient encore à l’esprit. Des guerres, interminables et sanglantes, qui fauchaient les humains par centaines et ne laissaient derrière elles que douleur et désespoir. Des vies, par milliers, fragiles et éphémères, rapidement emportées par la bise du temps comme un vent éparpillerait des braises hors d’un foyer. De la haine, brûlante et apparemment éternelle, qui lui avait brûlé les entrailles comme un feu glacé. De l’amitié, solide comme factice, qui l’avait profondément réchauffé jusqu’au fond du coeur…
De l’amour, aussi.
Doux et chaud, ou bien froid et mortel.
C’est de ça que Yuna avait eu le plus peur dans cette vision.
Parce que c’était celle qui lui avait fait ressentir le plus sa Solitude.
Elle avait peur, oui. Et c’était aussi pour ça qu’elle ne voulait plus utiliser son pouvoir… Elle ne voulait pas ressentir ça, et en même temps, si…
C’était…
Grisant ?
Mortellement effrayant ?
Addictif ?
Elle ne savait pas, elle était encore trop jeune.
« Aucun risque… Je ne veux plus ressentir ça… Voir ces images… », songea Yuna en fermant les yeux, « Je ne veux pas d’un pouvoir qui me fait voir des trucs pareils ! »
Elle se recroquevilla contre la poitrine blanche de Sian, qui entreprenait d’escalader le mur d’une seule main pour aller sur le toit, ses pieds griffus trouvant des prises sans aucun problème.
Quelques instants plus tard, il s’asseyait, dos contre la cheminée, et son regard bleu se perdit vers l’horizon qui ne laissait voir qu’une interminable mer de tuiles et de toitures aux couleurs variantes autour du gris, du brun et du noir. Le soleil avait commencé sa descente pour donner son trône à la lune, astre que le Hollow préférait dans le monde réel. Celle du Hueco Mundo ne changeait jamais, figée à jamais en forme de faux, comme celle de la grande faucheuse.
Dans ses bras, Yuna passa un doigt sur l’épaisse cicatrice qui barrait le sternum de son ami. C’est à cause, où plutôt un peu grâce à elle qu’ils en étaient là, à présent. Mais quand elle y pensait, Sian était un Vasto Lorde. Le Hollow lui avait expliqué le mode de hiérarchie qui régnait au Hueco Mundo, et si elle avait bien comprit, il était parmi les plus puissants, ceux qui sont plus qu’impitoyables et vivent en éternels solitaires en errant dans le désert blanc comme de l’os…
Alors qui avait bien pu lui faire ça ?
Devant son silence, Yuna crût avoir fait une horrible bourde et devint rouge pivoine.
Yuna se tût. Sian avait juste murmuré ce mot, mais elle ressentit en elle un mélange de peur et de respect en entendant ce nom, ce mot semblant sorti du fond des âges.
Les Dieux de la Mort…
Sian eut un ricanement amer.
Il releva la tête, et parut plongé dans des souvenirs lointains.
Il semblait véritablement en colère, et Yuna baissa les yeux, penaude d’avoir réveillée son agacement par ses questions à la curiosité mal placée. Le sujet avait l’air sensible pour lui…
Yuna ne sut que dire devant une telle réponse. Une chose était sure, elle ne choisirait pas de camp.
Sian la regarda d’un air surprit, puis la fillette vit de l’amusement pétiller dans ses yeux sombres aux pupilles verticales.
- Je crois que tu as encore beaucoup à apprendre, Yuna…