BioShock Beyond – Tome 3 : Un océan de rêves

Chapitre 5 : La Liberté ou la Mort

8148 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 28/09/2021 11:39

Chapitre 5 : La liberté ou la mort


« Je me souviens du jour où je vous ai mis dans ce sous-marin, avec la Boche. Vous aviez à peine deux ans, oui. Vous étiez mon atout majeur, mais aussi ce qui se rapprochait le plus d’un fils pour moi. C’est ce qui fait le plus mal : la trahison. La vie ne se résume pas qu’aux affaires. »

Frank Fontaine


****


Un frémissement secoua mon corps, comme un éclair déchirant mes tripes. Une sensation de froid intense et ineffable se répandit en moi, avant de disparaître pour laisser place à une désorientation indescriptible. La seconde d’après, j’atterrissais dans un endroit humide, à peine éclairé. Une sorte de cagibi rempli de balais à brosse et de serpillères. Outre la pression de tous mes os, de mes muscles et de mes organes qui accusaient le choc et hurlaient sous ma peau, je ressentis rapidement une autre sensation très désagréable : mes oreilles se bouchèrent d’un coup, comme si on avait fait sauter le bouchon d’une bouteille de champagne dans ma tête.

Je venais de débarquer dans le refuge de Tenenbaum. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la première impression était désastreuse. Encore sonnée par ce voyage mouvementé, j’attrapai la poignée de porte, en tentant de faire abstraction de cette sensation étrange. La douleur dans mes oreilles était vive, comme si une fée coincée en moi toquait derrière mes tympans, en me suppliant de la laisser partir. Fort heureusement, mes pauvres oreilles meurtries s’habituèrent doucement à la haute altitude. Surtout lorsque je vis ce qui m’attendait de l’autre côté.

Un panorama à couper le souffle. Derrière la baie vitrée de la salle commune, les pics enneigés et les collines arborées s’étendaient à perte de vue. Au creux de la vallée, un fleuve s’écoulait jusqu’à atteindre la ligne d’horizon. L’émerveillement transporta mon âme dans le lointain, si bien que je ne me rendis pas immédiatement compte que j’étais observée. Paralysée, je tournai lentement la tête et découvris avec étonnement le comité d’accueil. Quatre hommes étaient en train de jouer aux cartes autour d’une table craquelée. Emmitouflés dans des chandails, ils n’avaient pas l’air dérangés par ma présence. Deux d’entre eux, les plus costauds, portaient une barbe poivre et sel bien fournie. L’autre, celui du milieu, arborait une petite moustache grisonnante à peine visible. Quant au dernier, à droite, il avait le visage aussi clair que la pleine lune un soir sans nuage, mais des rides aussi nombreuses que l’eau d’un lac après des ricochets.

« Heu… Bonjour ? » dis-je en français, avec un accent américain des plus méprisables. 

Ils m’examinèrent un instant, me saluèrent d’un signe de la main avant de reprendre leur jeu, sans manifester le moindre étonnement. Derrière eux, une cuisine bien aménagée s’étendait contre le mur et des étagères remplies d’épices et de conserves étaient accrochées juste au-dessus. De quoi tenir un bout de temps sans ravitaillement. Je m’apprêtais à passer mon chemin lorsque je fus surprise par Tenenbaum qui débarqua derrière moi. Elle me demanda de l’attendre dehors et partit saluer ces hommes, qui l’accueillirent à coups d’accolades et de bises sur la joue, en poursuivant la discussion avec elle en français.

A l’extérieur, je retrouvai Eleanor et Mandy, assises sur deux rochers au bord du plateau, lorgnant à l’horizon. Lorsque j’ouvris la porte, elles se tournèrent vers moi. Je pris une grande inspiration, laissant l’air pur des montagnes pénétrer mes poumons avant de les rejoindre.

« Alors, tu as fait connaissance avec ses amis ? remarqua Eleanor avec malice, en voyant mon expression.

— Oui et je dois avouer que ça m’a un peu surpris, répondis-je, en plaquant mes poings sur mes hanches. Je pensais que tous ses refuges étaient vides.

— Parfois, il est préférable d’en garder l’entrée. Il vaut mieux que personne ne tombe sur ces plateformes par hasard, tu sais. »

J’acquiesçai d’un signe de tête et me mis à observer l’horizon, laissant le soleil caresser mon visage. A cet instant, je réalisai enfin l’ampleur de l’invention de Charles et Brigid. Quelques minutes auparavant, j’étais encore dans le sous-sol d’une vieille maison espagnole abandonnée, tout droit sortie d’un film d’horreur. Et l’instant d’après, je me retrouvais à plusieurs mètres d’altitude, contemplant le ciel et les montagnes qui se détachaient de l’horizon. C’est ce qui m’amenait à penser que Tenenbaum devait vraiment commercialiser cette invention. Ou qu’elle devait véritablement considérer la question, en tout cas.

La scientifique allemande revint nous voir quelques minutes plus tard, un grand sourire dessiné sur ses lèvres.

« Pardonnez ce petit interlude. Je n’avais pas vu ces gens depuis des années.

— D’où les connaissez-vous ?

— Oh, ce sont de vieux amis qui ont juré de me protéger il y a des années de cela. Après mon retour de Rapture, j’ai parcouru l’Europe et le monde afin d’acquérir des abris pour être parée à toute éventualité. J’ai rencontré beaucoup de gens sur mon chemin. Une fois leur confiance acquise, je leur ai expliqué d’où je venais et ce qui m’amenait ici. Et chacun d’entre eux a accepté de cacher les entrées de mes refuges, sans rien attendre en retour. »

Tenenbaum n’avait pas fini son histoire que Mandy était déjà debout.

« Désolée de vous interrompre, Doc, mais moi, je veux simplement savoir ce qu’ils vous ont dit. »

Brigid soupira.

« Ils m’ont dit qu’ils n’avaient rien remarqué d’inhabituel dans les environs depuis un bon moment maintenant.

— Parfait ! Ça signifie qu’on pourra s’incruster à la fête les doigts dans le nez !

— Ça veut surtout dire que la machine n’est plus ici, déduisis-je en grimaçant.

— Il doit forcément y avoir des indices de leur passage, rétorqua Eleanor. Quelque chose qui nous mènera à leur nouveau repaire.

— Sans doute, concéda Tenenbaum.

— Bon ! s’exclama Mandy en tapant dans ses mains, le seul moyen de le savoir, c’est de s’y rendre. »

 

*

*            *

Et c’est ce que nous fîmes : par les sentiers en terre qui serpentaient à travers les montagnes, nous traversâmes des terres inhabitées, peuplées uniquement par la nature qui régnait en maître. A chaque pas, l’oxygène se faisait plus rare, mais chaque inspiration était un soulagement encore plus grand.

Sur le chemin, je remarquai que Mandy avait l’air inquiète et sur les nerfs. Sans doute ruminait-elle sa vengeance envers Elaine. Une vengeance douce-amère, si l’on considérait son véritable objectif. Tout ce qu’elle voulait, c’était revoir sa bien-aimée.

En observant la femme qui marchait à mes côtés, je me mis à reconsidérer nos intentions concernant la machine. Devions-nous vraiment être aussi désintéressées et ne penser qu’à la survie de tous nos univers ? Ou devions-nous laisser Mandy et les autres membres de l’Ordre goûter au bonheur qu’ils cherchaient depuis tant d’années ? Et pourtant, malgré toutes les pertes que j’avais subies, malgré tous les proches que j’avais perdu, jamais je n’aurais seulement songé à utiliser cette machine pour mon profit. Avec l’aide de Derek et de tous ceux qui m’avaient entouré et supporté durant toutes ces années à la surface, j’avais réussi à me reconstruire. Alors que des personnes comme Elaine et Mandy n’arrivaient pas à faire leur deuil et cherchaient sans cesse un moyen de ramener les morts à la vie. Un syndrome de Frankenstein, sans doute – il y avait sûrement un mot pour le dire, mais rien ne me venait à l’esprit. Et par expérience, les gens qui étaient obsédés par la mort ne pouvait que laisser la mort dans leur sillage. Je ne pouvais pas dire que la chance m’avait souri, mais je savais que je préférais laisser la mort là où elle était. A la suite de mon enfance compliquée, j’avais réussi à trouver dans mes années d’études une période de bonheur, où même la mort n’avait pas pu trouver son chemin. Auprès de Sam et Helena, j’avais appris le sens du mot normal. Puis, j’avais rencontré Derek, au lycée. Un garçon sans histoire. Ma parfaite antithèse, en somme.

Au tout début, nos conversations se résumaient à quelques échanges sur le temps qu’il faisait, les cours et nos professeurs. Difficile de parler de soi à quelqu’un lorsqu’on a oublié sa propre enfance. Mais au fur et à mesure, à force d’assister aux mêmes sorties, de voir les mêmes amis, nous avions développé des liens plus forts. Jusqu’à notre premier baiser, lors d’une froide soirée de décembre 1971, dont le souvenir ne pouvait s’égarer hors de ma mémoire. Du cinéma, il m’avait raccompagné jusqu’à chez moi après une séance que j’avais trouvée assez barbante. Le film s’appelait THX 1138. En sortant, j’avais même dit à Derek que le réalisateur n’avait aucun avenir. Le futur m’avait bien détrompé à ce sujet. [*]

Depuis ce temps béni, notre situation avait bien changé, pour le meilleur et pour le pire. Nous avions fini nos études, nous avions trouvé nos jobs, et nous avions désormais des factures à payer – en bref, le rêve américain à portée de main. Mais en dépit de tous ces petits soucis du quotidien, j’avais réussi à sortir Rapture de ma tête. Jusqu’à ce que je découvre ce fichu reportage, du moins.

Et tandis que je vivais sans me soucier du lendemain, certains restaient bloqués à la ligne de départ, sans pouvoir décoller. Mandy et Elaine n’avaient pas connu Rapture comme je l’avais connu, et encore moins comme Brigid et Sam l’avaient expérimenté. Leurs liens avec cette ville de folie étaient minces, mais bougrement résistants, comme les toiles d’une araignée attirant ses proies. Chacun d’entre eux voyait dans Rapture le proche qu’il avait perdu, sans voir au-delà, sans réfléchir un instant aux conséquences de leurs actions. C’est en songeant à leur détermination que je compris que les malheurs que causeraient cette machine ne seraient pas simplement dus à la machine elle-même, mais plutôt à ceux qui, comme Mandy et Elaine, ne pouvaient se résoudre à tourner la page.

Mais bientôt, avec la machine en notre possession, nous aurions alors le moyen de stopper cette infamie pour de bon. Malgré le pessimisme qui s’était emparé de moi, j’avais toujours espoir de trouver la machine à l’endroit que nous avait indiqué Mandy lorsque nous aperçûmes le lieu en question depuis le sommet d’une montagne, à plusieurs centaines de mètres de notre objectif. Le temps magnifique qui nous souriait plus tôt au refuge avait disparu derrière les épais nuages qui s’amoncelaient partout au-dessus de nous. La fortification baignait dans ce brouillard ; inquiétante, menaçante. Avec ses ouvertures ressemblant à la visière d’un heaume, elle semblait nous observer, patiente créature en béton armé esseulée, qui n’attendait que des âmes à dévorer pour se réveiller.

« Elle a l’air vide, lançai-je au groupe, tandis que nous ne tenions là, à l’observer.

— C’est sûrement un piège, devina Eleanor.

— Et on va tomber en plein dedans.

— Nous avons vu pire, nous rappela Tenenbaum. Nous serons prêts à les accueillir. »

En entendant ces mots, j’enfonçai ma main au fond de la poche de ma veste en cuir, et serrai la seringue d’EVE que Tenenbaum m’avait donné, au cas où les choses tourneraient mal, pour voir si je ne l’avais pas perdu par inadvertance. Je n’avais pas l’intention de l’utiliser, car Eleanor était bien plus puissante que moi de toute façon, mais cette seringue constituait ma bouée de sauvetage, ce à quoi je devais me raccrocher en cas de danger.

Nous poursuivîmes notre chemin en sautant par-dessus les rochers, alors que le tonnerre commençait à gronder. Pas de pluie à l’horizon, seulement un air humide et électrique. Nous étions si exténuées par cette randonnée que je me demandai comment nous comptions combattre dans cet état. Doucement, mais sûrement, je me positionnai derrière un rocher avec Eleanor, afin d’observer les environs, pendant que Mandy et Brigid se placèrent derrière le sapin juste à côté. Cette casemate à moitié enterrée sous la roche et équipée de créneaux et de cloches était l’endroit parfait pour repérer de possibles envahisseurs venus d’Italie. Elle surplombait toute la vallée, dominant le monde par sa hauteur, paraissant défier le temps lui-même.

« Très bien, chuchota Brigid. Je ne vois qu’une seule entrée possible. Il faut qu’on la sécurise et que l’on voit ce qui se cache dans les entrailles de cette bête. »

Nous opinâmes sans mot dire, dans l’expectative la plus totale.

Eleanor fut la première à se lancer. Elle montra qu’elle n’avait pas perdu la main en disparaissant dans un nuage de cendres violet et en réapparaissant juste devant l’énorme porte rouillée en métal blindé qui barrait le passage, ce qui ne manqua pas de ficher la frousse à Mandy. Eleanor jeta un coup d’œil à travers les créneaux, puis nous fit signe qu’elle ne voyait rien. Toute cette mascarade ressemblait de plus en plus à un guet-apens, à mon avis. Ou à une erreur.

Eleanor tenta d’ouvrir la porte, sans succès. Alors, elle opta pour la manière forte, et, grâce à une série de lancers de boules de feu, fut capable de percer le blindage et de fendre la porte en deux.

Note pour plus tard, pensai-je. Ne sous-estime jamais cette fille.

Eleanor s’enfonça dans les ténèbres qui avait envahi cet endroit et disparut pendant deux secondes, avant de reparaître dans l’encadrement de la porte. Au fond de ses yeux bleus, une ire profondément ancrée brûlait.

« Il n’y a personne, ici !»

Brigid et moi échangeâmes un regard qui semblait vouloir dire : « C’était sûr ». Evidemment, tout cela était trop beau pour être vrai. Nous nous approchâmes à notre tour afin de mieux discerner l’intérieur, en enjambant les restes d’un obstacle de fil de fer barbelé. Je suivis Brigid dans la casemate à peine éclairée. A l’instar d’Eleanor, je dus baisser la tête afin de pouvoir entrer, tout en prenant soin de ne pas toucher les débris encore brûlants de la porte.

L’endroit était froid et humide. Une horrible odeur de mazout prenait au nez. Un vieux wagonnet gisait-là, au centre de cette salle circulaire, légèrement entoilé et abîmé. Il était toujours sur les rails étroits qui menaient au cœur du fort par le biais d’un grand tunnel. Partout sur les murs, d’anciens tuyaux se croisaient de toute part, mais se dirigeaient tous vers la même direction, le tunnel creusé dans la roche. Malgré le manque d’éclairage dû à la faible lumière du soleil qui peinait à percer les nuages, on distinguait pourtant que le fort avait été utilisé assez récemment, car il y avait des traces de pas en direction du tunnel au milieu de la poussière et de la saleté.

« Regardez ! lançai-je au groupe, en désignant du doigt les empreintes au sol. Je crois qu’on va devoir inspecter ça 

— On dirait bien, avoua Eleanor.

— Il faudrait que quelqu’un reste ici pour faire le guet, proposa Tenenbaum.

— Allez-y sans moi, répondit Mandy, l’air soulagée, en se reposant contre le mur du fort et en croisant les bras. J’ai horreur des endroits sombres et humides. Ça a le don de faire revenir mes allergies. Je vous préviens s’il y a le moindre problème. »

Nous acceptâmes sans remords de laisser Mandy à l’entrée. La curiosité était bien trop forte pour refuser de s’engouffrer dans les profondeurs d’un tel endroit.

 

*

*            *

Comme je l’avais deviné, le grand tunnel au centre du fort permettait d’accéder à un enchevêtrement complexe de salles, aux fonctions multiples et variées. Eleanor fut notre guide lors de cette visite : elle forma une boule de feu au creux de ses mains et nous invita à la suivre dans ce dédale.

Nous passâmes devant une salle de réunion, remplie de tables, avec une machine à écrire renversée juste à côté, de vieilles cartes moisies, et des équipements radiophoniques d’avant-guerre éparpillés aux quatre coins de la pièce. En suivant le rail, nous continuâmes à chercher les traces. Dans une autre pièce, nous croisâmes les anciens dortoirs. Les lits avaient été démontés, mais laissés sur place, condamnés à s’oxyder jusqu’à leur totale disparition. Les petites tables placées juste en face, qui permettaient autrefois aux officiers de casser la croûte, étaient en morceaux, rongées par les rats et l’humidité. Plus loin, il y avait une autre salle assez imposante qui abritaient plusieurs types de machineries dont j’ignorais complètement l’utilité. Sans doute des chaudières. Ou des générateurs.

« Eh ! Venez voir ! »

Eleanor et Brigid rentrèrent dans la pièce dans laquelle je les attendais. Grâce à l’éclat des flammes qui dansait sur le visage d’Eleanor, je pus voir à quel point elle semblait ravie.

« Pile ce qu’il nous fallait ! » s’exclama-t-elle.

Tout à coup, la flamme dans sa main vira de couleur, passant de l’orange à un bleu intense. Lentement, le feu se consuma pour laisser place à des arcs électriques qui crépitaient au creux de ses paumes, jusqu’à atteindre l’extrémité de ses doigts. En un geste à peine perceptible, elle balança plusieurs volts dans le générateur, qui crachota avant de se mettre en marche dans un bruit tellement insupportable qu’il nous obligea à sortir dans le couloir, maintenant illuminé.

« Je ne savais pas que les Grandes Sœur savaient utiliser l’Arc électrique, lançai-je à Eleanor, d’un ton faussement irrité.

— J’ai appris à le faire avec le temps, c’est tout. Et avec un peu d’aide de Brigid, bien-sûr.

— Je lui ai montré que son état n’était pas un fardeau, mais plutôt une bénédiction. »

J’imagine que tous les fardeaux peuvent devenir des bénédictions, si on adopte un point de vue différent, pensai-je.

Nous entamâmes l’exploration de la dernière pièce, les quartiers de l’officier le plus haut-gradé de la casemate. C’est là, dans cette partie reculée du fort, que nous fîmes une découverte très intéressante : au centre de cette salle, équipée du summum du confort de l’époque, une marque circulaire noire était tatouée sur le sol. Comme une brûlure au fer rouge.

« Elle était là, constata Eleanor, en faisant le tour de la marque. La machine. Ils ont dû s’en servir ici.

— C’est sûrement comme ça qu’Elaine a ramené les chrosômes qui ont essayé de nous faire la peau, hier, au bar, compris-je.

— Et qu’elle a sans doute ramené Frank à la vie, conclut Tenenbaum, avec une pointe de regret au creux de la voix. Sans même avoir les plans de la machine pour s’en servir.

— Il faut que l’on trouve quelque chose qui nous amène à leur prochaine planque. N’importe quoi.

— Que veux-tu trouver ici ? me demanda Eleanor, en balayant la salle du regard. Il n’y a rien, que de vieux documents qui datent d’il y a plus de 30 ans. »

Je lâchai un long soupir, pleinement consciente que trouver ne serait-ce qu’un seul indice était peine perdue. Même Tenenbaum ne pouvait pas apporter les réponses à nos interrogations. Si elle savait une seule chose sur sa fille, c’était qu’elle admirait son père depuis l’instant où elle s’était retrouvée livrée à elle-même. Elaine était une femme qui avait, à notre plus grand regret, hérité de l’intelligence de sa mère et de la ruse de son père. Peut-être avions nous négligé certains détails. Peut-être le refuge que nous cherchions était là, sous nos yeux. Peut-être même qu’Elaine avait décidé de quitter ce fort pour l’un des pied-à-terre que lui avait légué son père et que Tenenbaum et Eleanor avaient déjà visité.

Par acquis de conscience, nous décidâmes, malgré notre moral en berne, de fouiller les quelques dossiers encore présents dans l’enceinte de la fortification. Comme on pouvait s’y attendre, rien de bien folichon : quelques commandes d’armement, des positions ennemies, des missives envoyées entre officiers. Rien de concluant. Et surtout, rien qui n’ait quelque chose avoir avec Elaine ou la machine.

La lassitude et le désespoir s’emparèrent de nous après une bonne demi-heure de recherche passée parmi les papiers imprégnés de l’odeur de renfermé, avant qu’Eleanor n’abandonne pour de bon. Elle demanda à Brigid une dernière fois si elle se souvenait de quelque chose qui pouvait nous aider à penser comme Elaine. Tenenbaum se mit à réfléchir avec gravité, assise sur l’une des chaises encore debout, jusqu’à ce qu’une illumination ne traverse son esprit. Elle venait de se souvenir d’un élément, un simple petit souvenir qui pouvait tout changer.

« Quand Elaine était plus jeune, je me souviens qu’elle avait l’habitude de cacher ses affaires personnelles un peu partout dans la maison. Sous les lattes du plancher, dans le mur derrière un poster et même derrière la porte du tableau électrique.

— Le tableau électrique ? m’exclamai-je. Ce n’est pas un peu dangereux ?

— Oh que si ! Sa nourrice m’a répété qu’elle retrouvait des sacs de billes et des journaux derrière son tableau électrique, à chaque fois qu’elle s’y rendait pour remettre les plombs. Mais je n’ai jamais pu lui enlever cette habitude. Elaine était une jeune fille très secrète, elle partageait très peu de choses avec moi, si ce n’est l’amour idolâtre que nous avions pour la science. »

En parfaite synchronisation, nos trois regards furent attirés par le panneau qui recouvrait le tableau électrique accroché au mur et relié au réseau électrique. C’était bien le dernier endroit dans lequel on aurait pensé à chercher un indice, et c’était sûrement ce qu’Elaine pensait aussi. A moins qu’elle n’ait fait ça uniquement pour que sa mère le trouve. Cela paraissait improbable, mais il fallait s’attendre à tout.

Eleanor agrippa la porte en fer rouillée et l’arracha d’un coup de main. A l’intérieur, il n’y avait rien à part le tableau électrique et les vieux fusibles encore en état de marche.

« Super ! grognai-je. Au moins, on aura essayé. »

Penaudes, nous décidâmes de quitter le bâtiment, la mort dans l’âme, mais bien décidées à trouver un autre moyen d’atteindre Elaine. Nous retraversâmes le tunnel, au bout duquel nous vîmes Mandy, accoudée au chambranle de la porte de la fortification. Il faisait sombre ; les nuages avaient laissé place à un crépuscule faible et brumeux, qui dessinait la silhouette de la navigatrice. Nous arrivâmes à l’entrée et passâmes devant le wagonnet, qui patientait encore et toujours, se languissant sûrement du temps où il servait encore à quelque chose. En me dirigeant vers la sortie où nous attendait Mandy, je sentis que quelque chose n’allait pas lorsque je remarquai le signe de main qu’elle venait de faire derrière son dos. De prime abord, je crus qu’il s’agissait d’un simple mouvement de poignet, pour se détendre après ces trois quarts d’heure d’attente. Puis, je compris trop tard que ce signe n’était pas destiné à elle ou à nous, il était adressé à quelqu’un d’autre.

Tout à coup, comme pour confirmer mes soupçons, d’énigmatiques piliers métalliques sortirent de terre à l’extérieur du fort et nous encerclèrent. J’étais paralysée, incapable de réagir. Je venais de saisir ce qui nous arrivait, sans pouvoir faire le moindre mouvement. Nous étions tombées dans un piège. Pas comme nous l’imaginions, mais le résultat demeurait le même. Les piliers produisirent un bruit de ligne à haute tension, avant que des arcs électriques intenses et transparents ne se transmettent d’un pilier à l’autre, pour finalement ne former que des murs bleus tout autour de nous. Bien qu’il fût trop tard pour réagir, Eleanor, dans un effort vain, lança une boule de feu sur le dernier mur à se mettre en place. Mais le projectile ne fit qu’exploser à l’impact, sans produire le moindre défaut sur cette étrange cuirasse faite d’énergie.

« Qu’as-tu fait, Mandy ? lui lançai-je, animée d’une immense désillusion, tandis qu’elle nous observait d’un air impassible.

— Ce que je devais faire. Comme nous tous. Comme vous trois d’ailleurs, n’est-ce pas ? »

Elle nous adressa un regard furieux, empli de reproches, avec les bras croisés.

« Vous ne comptiez pas ramener nos Disparus à la vie, pas vrai ? Vous comptiez détruire la machine !

— Nous aurions pu en discuter, se défendit Brigid.

— Mais vous n’en aviez pas l’intention. »

Une pause affreusement poignante suivit cette vérité qui nous frappa au cœur, tant elle était dure à entendre.

« Pourquoi nous enfermer là ? demandai-je, perplexe. Tu as toujours besoin de notre aide pour retrouver la machine. Tu te rappelles ?

— Malheureusement, c’est là que tu te trompes. »

Elle fit un pas de côté pour laisser place à un nouvel arrivant, qui avait attendu le moment propice pour faire son entrée. L’homme s’avança dans la lumière bleue de la barrière d’énergie, pour se révéler à nous. Un homme chauve, avec une grande moustache et un corps d’athlète.

« Éric André ? m’écriai-je. C’est vous qui êtes derrière tout ça ?

— Pas vraiment. Disons que je suis là où les gens ont besoin de moi.

— C’est moi qui l’ait recruté, continua Mandy.

— Mais je croyais qu’Éric n’était qu’un mercenaire à tes yeux, qu’un soldat attiré par l’argent d’Elaine ?

— C’est le cas. Mais vois-tu, comme je te l’ai dit lors de notre petite discussion au bar, la loyauté, c’est comme tout, ça s’achète. Or, il se trouve qu’après la mort de Lee, j’ai hérité d’une belle fortune, dont je cherchais désespérément à profiter. J’ai commencé par financer l’expédition d’Elaine, mais la chance n’a pas joué en ma faveur sur ce coup-là. Alors, j’ai cherché un autre moyen de parvenir à mes fins. Et c’est là que j’ai pris contact avec Éric, qui a immédiatement accepté la petite promotion que je lui proposais pour me rejoindre. Et aujourd’hui, la roue a enfin tourné. Vous voilà enfermées dans une cage. Et pendant que vous morfondrez sur votre sort, regrettant de m’avoir fait confiance et de vous être fait avoir une fois de plus, je récupérerai tranquillement la machine, en sachant qu’Éric et moi sommes désormais les seuls à connaître son véritable emplacement. »

Dans un accès de rage, Eleanor tenta une fois de plus de percer le champ d’énergie en hurlant. Elle utilisa l’arc électrique le plus puissant qu’il m’ait été donné de voir, mais le plasmide ne fit que rebondir dans tous les sens.

« Te fatigue pas, ma grande, lui conseilla Éric, en dévoilant des dents parfaites. Ce champ de force a été créé spécialement pour toi.

— Vous… vous me connaissez ? l’interrogea Eleanor, dans un état de panique tellement puissant qu’il se répandait même en moi, comme si un barrage avait fait dévier le fleuve de sa peur.

— Pas toi. Mais je connais les femmes de ton espèce. Les « Grandes Sœurs », comme on vous appelle. Il s’avère qu’il y a une vingtaine d’années, l’un de ces monstres est arrivé sur les côtes américaines pour voler un autre enfant. Manque de bol pour lui, l’armée a réussi à le capturer, non sans perdre quelques hommes au passage. Les Américains ont étouffé l’affaire et ont étudié cette abomination sous toutes les coutures. Ils ont fini par réussir à comprendre ses pouvoirs et à les maîtriser grâce à la technologie de ta ville qui s’étaient échouée sur les plages au fil des ans. Et même si les Ricains ont souhaité garder leurs secrets pour eux, l’armée française a quand même réussi à obtenir quelques renseignements très utiles. Notamment ceci… » De la main, il désigna les piliers. « Un générateur de champ de force, basé sur notre technologie, mélangé à celle de Rapture. Le meilleur des deux mondes. Un mur infranchissable qui résiste même à vos attaques.

— Qu’est-il advenu de cette… Grande Sœur ? m’enquis-je, après avoir dégluti une troisième fois tant ma gorge était sèche.

— Eh bien, quand ils ont eu fini de s’en servir comme cobaye, ils l’ont supprimé, en lui arrachant la limace qu’elle portait au fond de son estomac. Puis ils ont commencé à étudier la limace et...

— Vous êtes des monstres ! vociféra Eleanor.

— Ta ta ta ! Ce n’est pas moi le monstre ici, c’est toi. Les Américains, quant à eux, sont un peu rustres. Pas autant que les Russes, c’est vrai. Mais ils ont surtout beaucoup plus de moyens… et beaucoup de temps pour pratiquer leurs petites expériences. Vous aussi, vous allez en avoir beaucoup, ici.

— Vous ne réussirez jamais à prendre cette machine sans notre aide. Et surtout pas sans l’aide d’Eleanor. »

Je croyais plaider en sa faveur, mais il se trouve que je me trompais.

« Ah oui ? Alors je ferais bien d’ôter la limace qui se trouve dans son ventre moi-même et de partager l’ADAM avec mes hommes. Je suis sûr qu’un autre petit remontant ne leur fera pas de mal. »

Un autre petit remontant ? répétai-je dans ma tête. Alors, ça doit vouloir dire qu’ils ont déjà de l’ADAM à disposition.

« Bien, je crois qu’on a terminé, conclut Mandy. Ce n’est pas tout ça, mais nous avons une longue route à faire. J’ai une femme à éliminer et… » Elle marqua une pause, en détournant le regard vers le lointain, comme pour rattraper un vieux souvenir oublié. « … et une autre femme à sauver.

— Et moi, j’ai une paye bien méritée qui m’attend au bout de cette foutue mission. Ah, je me vois déjà en Polynésie, les pieds en éventail sur une plage de sable blanc, en train de siroter un bon cocktail avec ma femme et nos deux rejetons. Le bonheur, quoi ! ».

Et ainsi, les deux traîtres disparurent dans la nuit qui venait d’envahir l’horizon. Nous ne pouvions désormais que les entendre donner des ordres à leurs hommes, en leur disant de surveiller la fortification. Le fracas de leurs pas sur le sol se faisait de plus en plus fort à mesure que leur nombre grandissait. En plus d’être coincées dans une horrible cage, nous étions cernées de toute part. Éric avait confiance en ses petits gadgets, mais il ne souhaitait certainement pas prendre de risques. Après tout, sa très chère paye en dépendait.

 

*

*            *

« Quel fumier ! Quelle ordure ! »

Eleanor n’arrêtait pas de répéter les mêmes insultes qui résonnaient en boucle depuis des heures, tandis qu’elle ne pouvait s’empêcher de faire les cent pas dans la pièce froide et vide qui nous servait de geôle.

« Je crois qu’on a compris, Eleanor », lâchai-je, assise au sol, le dos contre le béton armé.

En vérité, je ne savais pas vraiment pourquoi elle était en colère : pour la mort de la Grande Sœur, pour la trahison qu’Éric nous avait fait subir aux côtés de Mandy, ou pour la perte soudaine d’une quelconque utilité à ses pouvoirs. C’était sûrement un mélange de tout cela à la fois, en y réfléchissant bien.

« Ce qui est arrivé est arrivé, ajouta Brigid. On ne peut rien y faire.

— Comment pouvez-vous rester là, sans bouger ? demanda Eleanor.

— Nous nous sommes trop accoutumées à la trahison, voilà tout, répondit Tenenbaum en soupirant.

— J’ai connu la trahison, moi aussi ! Et je sais que je ne suis pas restée impassible. Il faut absolument que l’on trouve quelque chose pour sortir d’ici. »

C’est moi qui devrait être morte d’inquiétude, pensai-je à ce moment précis.

J’avais laissé un fils et un mari à la maison depuis des jours, et il m’était impossible de les oublier. Pourtant, alors que je me trouvais dans ce que je pensais être le fond du gouffre, je n’avais plus la volonté de faire quoique ce soit pour eux. C’était une sensation horrible rien que d’y penser, mais je crois que j’avais perdu tout espoir. Mandy allait atteindre son objectif, et c’était sans doute mieux comme cela. J’avais réussi à m’en persuader, ce qui n’était pas étonnant étant donné ma situation. Avec la machine, elle tiendrait parole et ramènerait les proches de dizaines de personnes à la vie, dans un monde qui n’attendait qu’eux pour continuer à tourner. Puis, elle laisserait pourrir la machine. Peut-être même qu’elle la détruirait.

Ou bien…

Ou bien ses tentations prendraient le dessus et elle finirait par devenir un énième tyran, avide de pouvoir. Un autre prophète, qui mènerait tout un peuple derrière lui, en quête d’un idéal qu’il n’atteindrait que par le sang et la souffrance. Le pouvoir que procurait cette machine n’avait qu’à souffler pour corrompre même le plus incorruptible des hommes. Mandy était une femme meurtrie, ce qui faisait d’elle un être encore plus faillible que les autres. Et j’en arrivai encore une fois à la conclusion qu’il n’y avait pas d’autres solutions que celle que nous nous étions fixée au tout début de notre aventure. Mais cette mission avait pris un tournant plus qu’inattendu. Et nous étions toutes les trois aussi impuissantes les unes que les autres.

Mes mains tremblantes à cause du froid se glissèrent lentement au fond de mon manteau, en quête d’un peu de chaleur. Je sentis à nouveau la présence de cette fichue seringue, dont Mandy et Éric ignoraient l’existence. Un sourire se profila sur mon visage lorsque je songeai au fait que je n’avais pas eu à me l’injecter, en définitive.

Alors que je relevai la tête, mon regard se porta sur l’imposant wagonnet qui trônait au milieu de la pièce. Depuis le moment où le champ de force s’était refermé autour de nous, nous n’y avions pas prêté attention. Le centre du problème semblait se trouver bien ailleurs. Néanmoins, tandis que je penchai la tête pour l’observer avec plus de minutie, il m’apparut alors que cet objet lourd et encombrant pouvait constituer un très bon bélier. Le problème, c’est que les rails n’allaient pas jusqu’à la sortie. Il fallait trouver une façon de le faire bouger.

Je me redressai d’un bond, surprenant mes compagnons de cellule du même coup.

« Quoi ? s’étonna Eleanor. Tu as vu quelque chose ?

— Il était juste là, sous nos yeux, et on n’a même pas pensé à s’en servir.

— Tu parles du wagon ? » Elle désigna du pouce le vieil engin, comme si elle voulait le tourner en dérision. « Il est bien trop lourd pour moi, j’en ai bien peur. J’ai l’impression que tu me surestimes.

— Et moi, j’ai bien l’impression que tu NOUS sous-estimes. »

Avec un sourire espiègle, je dévoilai la seringue que m’avait fournie Brigid avant notre départ. Eleanor fut soudain frappée d’un hoquet de surprise.

« Tu… Tu crois que… ? Tu es sûre de vouloir t’injecter ce truc-là dans les veines ?

— C’est notre seule chance. A nous deux, on peut le faire.

— Mais si on échoue, les gardes vont venir, et ce ne sera pas pour prendre le thé avec nous.

— Alors, on doit faire ça rapidement. Une fois sorties d’ici, on pourra utiliser nos pouvoirs et nous frayer un chemin jusqu’à l’abri. »

Eleanor inspira profondément.

« OK. Je te fais confiance. »

Mon cœur battait à un rythme effréné. Je tremblais encore, mais plus à cause du froid, à cause de la peur. D’un geste sec, je relevai la manche de mon bras gauche et procédai à ce que je devais faire. Une douleur insignifiante comparée à celle que nous infligerions à nos opposants. Une sensation que je n’avais pas ressentie depuis très longtemps prit mon corps en otage ; le pouvoir coulait à nouveau dans mes veines.

Une pensée suffit pour lever le wagonnet, qui geignit lorsque ses roues se détachèrent du sol. Nous comptâmes jusqu’à trois, avant de lancer l’énorme machine sur les murs en béton armé. Evidemment, cela ne fonctionna pas du premier coup. Nous réessayâmes, encore et encore, envoyant l’énorme bélier improvisé frapper le mur dans un fracas monstrueux, jusqu’à l’anéantir avant de finalement atteindre l’un des piliers, que nous achevâmes d’un dernier coup. Soudain, tous les piliers se mirent en arrêt et les murs d’énergie disparurent devant nos yeux. Haletantes, nous réussîmes tant bien que mal à reprendre notre souffle. Pas pour longtemps, cependant, car une alarme se déclencha dès l’instant où le dernier champ de force s’écroula.

« Vite ! Sortons d’ici ! » criai-je, pour couvrir le son de l’alarme.

Armées d’une énergie débordante, nous sautâmes de débris en débris, en prenant soin de ne pas nous fouler une cheville ou de ne pas nous empaler sur une barre d’acier, pour réussir à sortir de cette cage. Malheureusement, nous n’étions plus les seules dans le coin. Deux gardes armés de mitraillettes arrivant par notre gauche, trois autres cachés un peu plus loin derrière des rochers. Nous ne perdîmes pas de temps à discuter.

Eleanor s’occupa des gardes plus loin en arrachant les rochers du sol par la pensée. Les soldats n’en croyaient pas leurs yeux. Ils tentèrent de viser Eleanor, mais elle écrasa les rochers contre le canon de leurs armes. Ils étaient désarmés et avaient désormais les mains coincées sous des rochers de plusieurs kilos.

 Quant à moi, il me fallut une seconde de plus avant de me remettre dans le bain. Les deux gardes près de moi s’apprêtèrent à tirer, mais je disparus devant leurs yeux juste avant le coup de feu pour réapparaître derrière eux. J’attrapai le premier par le cou et tentai de l’étouffer. Mais le deuxième homme se tourna vers moi. Comme une danseuse, je dirigeai mon partenaire. Avant que le deuxième homme ne tire, je lui assénai un coup de pied qui le projeta en arrière. Le garde que je tentais d’assommer n’était pas en reste. En se débattant, il se rapprocha du mur de la fortification, posa les deux pieds dessus et se poussa en arrière, m’entraînant avec lui dans sa chute. Sans lui laisser le temps de réagir, je m’emparai d’une pierre et l’envoyai dans les bras de Morphée d’un coup sur le crâne. Lorsque le deuxième se releva et se tourna vers moi, je lui envoyai la pierre au visage. Il l’esquiva de justesse, mais la diversion occasionnée me permit cependant de m’emparer de son arme par la pensée. Il fut témoin de l’évènement, sans pouvoir réagir. Il fixa son arme voler devant lui, incrédule ; la peur se lisait au fond de son regard. Dans un geste désespéré, il tenta de s’enfuir, mais en vain : je retournai l’arme vers moi et la lui envoya, avec la crosse en plein dans la nuque. Il s’effondra, inanimé, mais toujours conscient.

« C’était plus simple que je ne l’imaginais », constata Eleanor, en posant ses mains sur ses hanches.

Comme pour la contredire, un autre groupe de soldats se présenta au loin derrière des arbres. Ils avaient entendu tout le raffut que nous avions causé.

« Tu devrais prendre le temps de réfléchir avant de parler, la prochaine fois », lui fis-je remarquer.

Sans attendre, nous nous mîmes à courir dans la direction inverse. L’EVE que je m’étais injecté m’accordait une vitalité que je ne connaissais plus.

Pas étonnant que ce truc-là soit aussi addictif, pensai-je.

Mais Tenenbaum avait bien du mal à tenir la distance. Après plusieurs heures de marches, avec des heures de sommeil en moins au compteur et avec un âge bien plus avancé que le nôtre, elle luttait pour sa survie.

Nous pensions que le pire était dernière nous, mais nous n’avions pas fini d’être surprise. Eleanor aperçut des gardes devant nous, qui venaient du chemin que nous avions emprunté pour venir jusqu’à la fortification. D’un geste de la main, elle lança des éclairs dans leur direction, puis leva le canon de leurs armes et les assomma sans sommation. Cependant, nos poursuivants n’avaient pas dit leur dernier mot : l’un d’entre eux utilisa le plasmide Incinération dans notre direction. Heureusement, si Éric leur avait fourni l’ADAM, il ne leur avait pas expliqué comment viser. La flammèche embrasa un bosquet qui se trouvait à notre droite, ce qui nous obligea à faire un petit détour pour éviter les flammes.

Nous poursuivîmes notre route malgré nos poumons en feu, jusqu’à ce que Tenenbaum fût incapable de continuer. Elle tomba au sol sur ses genoux.

« Je suis désolée, je ne peux plus… continuer ainsi. »

 Je tentai de la relever, mais en vain. J’avais de la peine pour elle, mais je me sentais impuissante, incapable de l’aider. C’est alors qu’Eleanor proposa une solution qui pouvait nous sauver la vie. Elle me demanda de tenir la main de Brigid et fit de même. Je n’avais aucune idée de ce qu’elle avait en tête. Elle m’ordonna alors de penser au refuge, afin de se téléporter là-bas. Horrifiée, je lâchai sa main.

« Tu es folle ? Je ne peux pas me téléporter ! Je ne sais pas…

— Le plasmide Houdini, c’est exactement la même chose que la Téléportation, OK ? C’est juste un nom différent sur une bouteille ! Alors, fais-moi plaisir : fais comme moi et concentre-toi, d’accord ? »

J’acquiesçai, sans vraiment croire un seul instant à ses paroles. C’était la seule chance de sortir d’ici en un seul morceau. Je pris à nouveau la main moite de Brigid, fermai les yeux et pensai au refuge. Je voulais arriver au refuge, saine et sauve. Je voulais revenir au refuge, avec mes compagnons. Mais plus j’y pensais, plus je me rendais compte que rien ne se passait. Des tirs commencèrent à se faire entendre derrière nous, ce qui ne m’aidait pas à me concentrer. Pour autant, je n’ouvris pas les yeux, persuadée de pouvoir réussir, mais encore aussi convaincue que mes derniers instants étaient peut-être arrivés. Soudain, une sensation de vertige s’empara de moi et des démangeaisons se répandirent en une seconde sur toute ma peau. Lorsque je rouvris les yeux, j’étais devant le refuge, main dans la main avec Brigid. Nous avions réussi à nous sortir de ce guêpier, toutes les trois.

Pourtant, quelque chose avait changé entre le moment où nous avions quitté le chemin et le moment où nous avions débarqué au refuge. Les mains de Brigid. Elles étaient froides. Froides comme la mort.

Je tournai lentement la tête vers elle. Et ce que je vis ce jour-là, je ne pus l’oublier. Brigid porta la main à son ventre et analysa avec choc le liquide qui en coulait. Du sang. Elle tomba à terre, les yeux tordus de douleur. Eleanor le remarqua aussi et s’agenouilla auprès d’elle. Elle observa la blessure par balle que Brigid avait reçue et posa ses mains dessus. Elle toucha le sang, d’une main lente et tremblante, comme si son cerveau avait du mal à analyser ce qui sortait de son ventre. En un instant, mes jambes me lâchèrent et je m’effondrai auprès de Brigid. C’est à ce moment que les larmes commencèrent à couler, sans s’arrêter. Je tentai de la rassurer, en prenant sa tête entre mes mains, mais elle savait. Elle savait qu’elle n’y survivrait pas. De sa main couverte de sang, elle serra la mienne, en plongeant son regard plein de tendresse dans le mien.

Eleanor appela les gens à l’intérieur du refuge, espérant encore pouvoir faire quelque chose, mais il était trop tard. Elle n’avait même plus la force de parler. La boule qui avait élu domicile au fond de ma gorge continuait de grossir, tandis que je voyais sa vie lentement quitter ses yeux. Un filet de sang coula depuis la commissure de sa lèvre. La dernière signature de la Faucheuse.

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[*] Le réalisateur de THX 1138 est Georges Lucas, créateur de Star Wars

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