BioShock Beyond – Tome 1 : Une histoire des profondeurs

Chapitre 5 : Le dernier combat

6945 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/02/2021 01:22

Partie V

15.

     La lourde porte de la bathysphère s’ouvrit en laissant redescendre la pression du véhicule. Un air iodé pénétra dans notre compartiment. Un air qui appartenait à Ryan. Ses deux hommes de main nous tenaient toujours en joue. Dès que la porte s’ouvrit, ils s’avancèrent et nous demandèrent de nous retourner pour nous attacher. L’un des gorilles, un blond de taille moyenne aux yeux bleus, nous informa que nous étions arrêtés pour meurtre. Une incompréhension totale me parcourait à ce moment précis. Je ne savais même pas quel crime j’avais commis. Mais ils savaient ce qu’ils faisaient : mes liens étaient si serrés que mon sang circulait à peine.

L’autre homme de Ryan, un grand noir, qui ressemblait plus à une armoire à glace qu’à autre chose, s’empara de la radio accrochée dans la bathysphère. Cela fait, ils nous embarquèrent et nous menèrent au centre de transport, là où se croisait les habitants de Rapture venus de différents endroits. Les quelques personnes que nous croisèrent, qui arboraient un teint blafard et des mines affreuses, lassées par le travail et la violence, un attaché-case à la main, nous regardèrent avec consternation.

Le centre comprenait des accès vers différentes parties de Rapture. Un accès dont nous venions menait au Trésor de Neptune, un autre accès en face de nous menait au pavillon médical. A notre gauche, un grand escalier en béton surmonté d’une horloge ramenait les habitants au centre des visiteurs et au restaurant Kashmir entre autres. C’est par là qu’ils nous emmenèrent en passant par l’atrium et ses ascenseurs pour enfin arriver à la gare de l’Atlantic Express du centre d’accueil. Là-bas, dans la gare totalement déserte, un train nous attendait.

Bien qu’Alan se débattît, ils réussirent à nous pousser à l’intérieur. Il était vide, comme s’il avait été prévu uniquement pour vous. Ils nous firent asseoir sur l’un des sièges en nous attachant à l’une des barres tandis que l’Atlantic Express se prépara à quitter la gare. Les deux sbires de Ryan s’en allèrent dans la cabine conducteur, sans dire un mot. Un grésillement se fit entendre depuis la radio à ondes courtes, posées sur l’un des sièges et la voix très reconnaissable d’Andrew Ryan s’échappa de la radio à nouveau.

« Savez-vous les fondements sur lesquels j’ai bâti cette cité ? L’industrie, l’art et la science. Je voulais que chacun puisse exprimer son talent comme il le souhaite, sans que les requins du gouvernement n’interfèrent. Vous faisiez partie de ce type d’homme, il me semble, monsieur Arbuckle, n’est-ce pas ? Un homme qui avait fondé son propre commerce ici, un homme qui avait tout pour réussir. »

La porte qui bloquait le passage du train s’ouvrit et le véhicule se mit finalement en marche, en s’enfonçant dans les eaux glacées de l’Atlantique Nord.

           « Et pourtant, regardez ce que vous êtes devenu, monsieur Arbuckle. Bien sûr j’ai entendu parler de votre histoire…tragique. Un drame tel que celui que vous avez vécu aurait dû vous pousser à travailler avec encore plus d’acharnement, à dépasser vos limites. Cependant, vous avez décidé de tout laisser tomber et de vous enfermer dans la spirale de l’alcool, du jeu et de la luxure. Vous vivez aux dépens des autre plus que les autres ne dépendent de vous. Vous êtes devenu… un simple parasite. Ce qui veut dire que vous n’avez plus rien à faire dans ma ville, je le crains. »

           Je ne voulais rien dire pour ne pas donner de l’eau à son moulin. Alan, qui tentait de se défaire de ses liens, avait cessé ses tentatives infructueuses et semblait s’être résigné. Il avait le regard vide. Mais lorsque Ryan évoqua son nom, il tourna son regard vers la radio.

           « Quant à vous, jeune homme, vous semblez plutôt… compliquer les choses. Je ne sais pas ce que vous êtes, ou qui vous êtes, ou de quelle façon vous avez réussi à accéder au métro de Rapture et à outrepasser mon système de reconnaissance génétique, mais je crains de ne vous avoir jamais invité dans ma ville. Ce qui fait de vous un voleur. Grâce à vous, je sais néanmoins une chose : l’énergumène qui s’est introduit dans le magasin Fontaine’s n’est sans doute pas si exceptionnel après tout. »

           Je savais qu’Alan cachait quelque chose. Et Ryan le savait aussi. Cependant, il en savait plus que moi. Alors que les grésillements cessèrent, je me résolus à quérir des informations auprès de mon acolyte.

— Qu’a-t-il voulu dire par là ? demandai-je à Alan.

           Il resta de marbre, terré dans son silence. Un silence qui commençait à peser.

— Ecoute, Alan, continuai-je, si tu es… un espion, ou je ne sais quoi, tu peux me le dire, je ne m’en soucierai pas. Cela peut se comprendre, après tout.

           Après une nouvelle pause, il leva les yeux vers moi.

— Je ne peux rien te dire. Cela risquerait de ruiner tous…

           Il fut interrompu par l’arrivé dans la rame de l’un des hommes de Ryan, l’armoire à glace à la peau noire.

— Alors, vous avez fini votre petite conversation avec le patron ? J’espère qu’il vous a annoncé pourquoi on vous avait arrêté.

— Sans doute parce qu’on est des parasites, à tout hasard ? lançai-je au flic.

           Il lâcha un rire guttural.

— Sacré Ryan ! Il tourne toujours autour du pot avec ses beaux discours. Bref, on vous a arrêté pour le meurtre de Sullivan.

— Sullivan ? lâcha Alan. Mais il s’est suicidé !

           Le sbire délaissa son rire franc et son visage jovial pour un air plus sérieux.

— Evidemment qu’il s’est suicidé, sombre idiot. Mais c’est plus facile de faire accuser des types dans votre genre que de devoir assumer sa lâcheté.

— Et où est-ce que vous nous emmenez, alors ? l’interrogeai-je. En prison ?

— En prison ? Où est-ce que vous vivez, vous deux ? Reclus en Arcadie ? Non, la mode est à la pendaison ces temps-ci. On vous emmène sur la Place Apollon. Je crois bien qu’une jolie petite corde toute neuve vous attend.

           Les bras m’en tombèrent. J’allais bientôt voir ma vie s’éteindre pour aucune raison, si ce n’est d’avoir cherché la vérité et d’avoir combattu pour la trouver.

— Mais nous ne sommes pas des contrebandiers ! répliquai-je.

— La corde convient à tous, pas seulement aux contrebandiers, me répondit l’homme de Ryan.

           L’homme ricana avant de finalement se retourner vers la cabine conducteur et de se poster dans l’entrebâillement de la porte, afin de discuter avec son coéquipier à l’avant. D’où j’étais, je pouvais le voir, ainsi que le conducteur, un vieil homme aux cheveux blancs. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, je me rendis alors compte que nous nous trouvions déjà au Point de chute. A vrai dire, c’était la station de maintenance 17, qui faisait la jonction entre plusieurs lignes, mais tout le monde l’appelait le Point de chute. C’était le quartier le plus pauvre de Rapture, où se retrouvaient les paumés, les malheureux et les malchanceux.

           Le train passa devant la gare sans s’arrêter et nous commençâmes la traversée du quartier. Mais un évènement que je ne pus expliquer immédiatement se produisit. D’un seul coup, les lumières de la rame vacillèrent et clignotèrent plusieurs fois, sans explication. Je tournai mon regard vers Alan qui semblait avoir compris quelque chose. A vrai dire, il semblait surtout se souvenir de quelque chose, tandis qu’il regardait un point fixe à ma gauche. Je suivis son regard pour tomber sur l’inexplicable : deux jumeaux, une femme et un homme aux cheveux roux et aux yeux bleus, habillés du même vieux costume beige et de la même cravate verte. Ils se tenaient là, debout, à nous observer, sans rien dire.

           D’abord interloqué, je mis du temps avant d’analyser ce que j’avais sous les yeux. J’avoue avoir eu le souffle coupé. Puisque je vis qu’il ne faisait rien, je me résolus à leur demander comment ils étaient parvenus à entrer. Mais ils ne répondirent rien. La seconde d’après, les lumières s’éteignirent à nouveau, et lorsqu’elles se rallumèrent, les jumeaux avaient disparus. Je me tournai vers Alan, qui arborait un grand sourire et semblait rassuré.

— Accroche-toi, m’a-t-il dit.

           Je n’eus pas le temps de lui demander de quoi il parlait : en un éclair, j’entendis le conducteur et les hommes de Ryan hurler quelque chose dans la cabine, que je ne compris pas. L’instant d’après, un fracas retentit dans tout le train et la cabine remua de gauche à droite. Le train s’était arrêté violemment. Tellement violemment que je faillis cogner ma tête contre la paroi. Soudain, le nez du train pencha vers l’avant dans un grincement dérangeant et inquiétant. Tout doucement d’abord. Puis, d’un seul coup, le train lâcha complètement, dérailla, et s’enfonça vers le sol en piqué.


           

16.

           Cahin-caha, je réussis à m’extirper de la cabine et à me glisser dehors par l’une des fenêtres, désormais brisée, tandis que mon genou me faisait atrocement mal. Bien que je me fusse accroché à ce que pouvais, la chute avait été rude. L’Atlantic Express était hors d’usage. Des étincelles jaillissaient de tous les côtés à l’intérieur et il n’y avait plus aucune lumière.

           J’étais un peu déboussolé. Tout l’environnement autour de moi semblait flou, tous les sons paraissaient sourds. Au loin, j’entendais des cris rauques. Je réussis tout de même à me mettre debout et à reprendre mes esprits. C’est à ce moment que je compris que le son était beaucoup plus près que je ne le pensais. Devant moi, près du prêteur-sur-gages King Pawn, le flic noir était en face à face avec ce qui ressemblait à un monstre. Un chrosôme enragé, à l’allure de bossu et aux mains de géant. Comment avait-il fait pour devenir comme cela ? Je ne le savais pas et je ne voulais pas le savoir.

           Le larbin de Ryan venait de lancer une nuée d’insectes avec ses mains et tirait avec son revolver dans la main droite. Le chrosôme semblait à peine dérangé par les abeilles qui volaient autour de lui et par les balles qui pénétraient son corps épais. Il hurlait, tel le monstre de Frankenstein. Alors que j’observais la scène, j’entendis quelqu’un m’appeler derrière le magasin. C’était Alan. Il saignait de la tête, mais était bel et bien vivant.

L’homme de Ryan tirait toujours, mais il semblait ne plus avoir d’EVE. Il n’allait pas durer très longtemps face à ce golem. Je rejoignis rapidement Alan et nous observâmes la scène de combat. Le flic à la carrure d’athlète venait de tomber à court de balles. Il supplia le chrosôme de l’épargner, mais ce dernier lui fonça dessus sans discuter. L’homme fut projeté sur plusieurs mètres, telle une poupée de chiffon, et s’écrasa contre le mur, en y laissant une traînée de sang.

Victorieux, la brute hurla à la lune et se frappa le torse comme un gorille. Je m’attendais à ce qu’il s’en aille, mais il fit volte-face et se mit à observer les alentours. Il savait que d’autres personnes étaient toujours en vie. Après avoir balayé du regard le centre-ville, il posa son regard sur notre emplacement. Nous redoublâmes d’effort pour nous dissimuler de sa vue, en nous plaquant contre le mur.

On n’entendit plus aucun bruit. D’un coup, un grondement se fit entendre, des pas au sol. Le monstre venait vers nous.

Sans réfléchir, je courus vers les débris du train pour me cacher derrière. Alan m’imita mais avec un trop grand retard : dans la ligne droite entre l’arrière du magasin et les débris, Alan se fit faucher par le chrosôme. La poussée me fit, moi aussi, tomber à la renverse. Ce gars était puissant. Alan retomba par terre un peu plus loin. La peur m’envahit lorsque je vis qu’il ne bougeait plus. Je criai son nom plusieurs fois, avant de le voir se réveiller avec difficulté.

Mais le chrosôme l’attendait. Ce dernier tenta de le frapper au sol avec son énorme main droite, mais Alan esquiva en roulant sur le côté. Cependant, il ne put éviter ce qui lui arriva ensuite. Le chrosôme le prit par le cou de sa main gauche et le leva en l’air. Alan remuait les jambes dans le vide et tentait désespérément de se débattre.

Je devais réfléchir rapidement pour trouver une solution. La première idée qui me vint fut de lui foncer dessus afin de le distraire et libérer Alan de son emprise. Evidemment, il fallait être fou pour faire cela. C’est alors que je vis quelque chose par terre qui pouvait certainement m’être utile : le cadavre du deuxième homme de Ryan et son fusil à pompe, posé à côté de lui. A la hâte, je m’en emparai. J’essayai de le charger mais il n’y avait plus de munitions.

Une Farandole des prix se trouvait juste à côté, mais j’étais à sec. J’avais tout dépensé au zoo pour faire le plein de munitions et d’en-cas. Mais un souvenir me revint en tête en un flash : les cinq dollars que m’avait rendu Alan au zoo, juste avant le début de la guerre civile. Je les avais encore dans mes poches !

Pris d’un soudain regain d’adrénaline, je fonçai vers la machine et achetai prestement de quoi charger le fusil. Tandis que j’enfonçai les balles dans le chargeur, je jetai un œil à Alan : il était toujours pendu par les pieds, à plusieurs centimètres du sol, le cou entre les mains du chrosôme enragé, qui ricanait de façon sadique rien qu’à le regarder. Mais le teint d’Alan était livide et ses yeux injectés de sang. Ce n’était qu’une question de seconde avant que sa nuque ne se brise en mille morceaux. Je devais agir vite, ou j’allais perdre mon ami.

Je tirai la pompe qui s’actionna avec un cliquetis, et je m’approchai du monstre. A bout portant, je lâchai une salve de balle dans son dos. Son sang gicla sur mon visage. Le colosse se mit à grogner, de mécontentement et, je l’espérais, de douleur. Après plusieurs secondes, il se décida enfin à lâcher Alan, qui s’effondra au sol.

Cependant, le colosse n’était toujours pas mort et m’avait pris pour cible. Je tirai un autre coup au niveau de son torse, à un mètre de distance. A nouveau, il gémit de douleur. Cependant, il n’avait pas eu son compte et commença à se ruer vers moi. Je me préparai en me positionnant correctement sur mes appuis. Je choisis le dernier moment pour m’écarter. Il percuta alors l’épave du train avec force dans un assourdissement métallique. Je courus rejoindre Alan, afin de l’aider à se relever. Il récupérait avec peine de sa rencontre, mais le combat n’était pas fini, loin de là.

Je lui intimai alors de courir car cela semblait être notre seule et unique solution pour survivre, mais il n’en fit rien. Alors que je lui demandais ce qui lui prenait, le chrosôme secoua la tête pour retrouver ses esprits. Il jeta son regard vers nous, un regard empli de colère. En une fraction de seconde, il se mit à courir vers nous. Je hurlai à Alan de s’enfuir mais il me répondit avec une voix presque inaudible qu’il avait assez couru. Ce à quoi j’assistai ensuite resta dans mes souvenirs à jamais.

D’un geste de la main, il fit apparaître une sorte de cercle aux contours blancs devant lui, comme un portail. A l’intérieur, je pouvais apercevoir Rapture, le quartier du Point de Chute. L’image dans le cercle était en noir et blanc, comme un film, mais ce n’était pas l’endroit où nous nous trouvions. Inexplicablement, c’était… une autre Rapture. L’architecture Art Deco avait laissé à une architecture orientale : des torii japonais remplaçaient les portes blindées de Rapture tandis que des lampes japonaises en papier avaient pris la place des lampes électriques aux dorures éblouissantes. Cela ne dura que quelques secondes mais pour moi, cela dura une éternité. Ce fut comme si Alan avait posé des lunettes sur mon nez. Un autre regard sur notre existence.

Grâce à un mouvement de main, il referma finalement la faille et le colosse avait disparu. Comme s’il n’avait jamais existé. Affaibli, Alan tomba sur ses genoux. Je regardai tout autour de moi. Ce que j’avais vu n’existait pas, Rapture était toujours la même. Cependant, je savais ce que j’avais vu à l’intérieur de cette faille. Il devait y avoir une explication.

— Alan ? réussi-je à articuler. Que s’est-il passé, pour l’amour du ciel ?

           Après plusieurs secondes, durant lesquelles Alan reprit son souffle, il réussit finalement à parler, en haletant.

— Sam, j’ai beaucoup de choses à te raconter.

— Il était temps ! renchérirent deux autres voix inconnues, à l’unisson.



17.

— Mais qui êtes-vous, bon sang ?

Ces deux-là faisaient la paire, pour sûr. Je ne savais pas comment ils avaient survécu à l’accident de train sans égratignures, mais le fait est qu’ils étaient là. L’homme qui se tenait devant moi avait la posture d’un serveur, avec un bras devant lui, le poing fermé, comme pour tenir un drap ou une serviette, et l’autre main derrière son dos. Quant à la femme, elle avait les mains jointes devant elle au niveau de sa taille. En plus de leur allure étonnante, leur ressemblance quasi-parfaite les rendaient encore plus étranges. Ma question semblait légitime, au vu des mystères qui entouraient ces deux êtres, mais ils ne semblèrent pas faire cas à ma question, du moins au début. Ils s’adressèrent en premier lieu à Alan.

— Vous avez choisi votre rôle.

— Pour le meilleur.

— Ou pour le pire.

— Ce que vous avez fait est fait.

— Ce qui est fait… sera fait.

— Bientôt, vous aurez atteint l’objectif que vous vous êtes fixé.

— Mais ce n’est pas encore le cas. N’est-ce pas, cher frère ?

— Je suis d’accord, ma chère sœur. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs, comme disait ma grand-mère.

— Notre grand-mère.

— Absolument.

           Ils semblaient pouvoir parler pendant des heures en se renvoyant la balle, comme s’il n’était qu’une seule et même personne. Cependant, leurs joutes verbales ne m’apportaient aucune réponse et ne m’amusaient guerre. Il fallait que je tape du poing sur la table.

— Attendez une petite minute, commençai-je, est-ce que vous pouvez me…

— Vous n’avez aucune patience, monsieur Arbuckle, me coupa la sœur. Tout vient à point à qui sait attendre.

— Indubitablement, assura son frère.

— J’aimerais simplement savoir qui vous êtes, sifflai-je.

           Les jumeaux se regardèrent et eurent un moment d’hésitation.

— Tiens ! Nous ne nous sommes pas présentés ? se demanda le frère. C’est étonnant… Je croyais l’avoir fait.

— Non tu ne l’as pas fait ?

— Je ne l’ai pas fait ?

— Non, tu ne l’as pas fait !

— Bon, s’il faut le faire, alors faisons-le.

— Tu as raison.

           Ils marquèrent un léger silence, comme pour accentuer l’importance de cette présentation, qui tardait à venir. Chaque jumeau se présenta alors successivement en s’inclinant.

— Je suis Rosalind Lutece.

— Et je suis Robert Lutece.

— Et nous venons de loin, monsieur Arbuckle.

— De très loin même.

           Leur manie de renchérir ou de finir la phrase de l’autre commençait sérieusement à me taper sur le système.

— Et d’où venez-vous exactement ? demandai-je, avec une pointe de colère dans la voix.

           Alan, qui devait sûrement sentir mon état de stress, répondit à leur place.

— Ce serait trop long à expliquer, Sam.

           Malheureusement, cela ne suffit pas à me calmer. Je lui lançai un regard noir pour exprimai le mécontentement qui m’occupait.

— J’ai tout mon temps, Alan. De toute façon, tu me dois des explications.

           Alan prit un temps pour réfléchir, les yeux dans le vide, avant de se tourner vers moi et d’accepter, tout en me faisant promettre de ne pas l’interrompre. L’histoire qu’il avait à raconter devait être dure à entendre.

           « Je suis né en 1893 à la surface, pas loin de New York. Cependant, je n’ai pas grandi à la surface, tout comme je n’ai pas grandi à Rapture. Quand j’étais enfant, mon père m’a vendu contre de l’argent pour régler ses dettes. J’ai été amené à Columbia, une ville flottante dans les cieux ; une ville remplie d'illuminés, si tu veux mon avis. Cela peut paraître dingue, mais c’est la vérité, Sam. Aussi dingue qu’une ville nichée au fond de l’océan. Mon père a eu honte de ce qu’il a fait et a tenté de me retrouver. Il a bien failli réussir mais a échoué, me laissant à la merci de celui qui m’avait enlevé, mon nouveau père, le prophète de cette ville infâme dans cette nouvelle dimension.

           Mon père adoptif m’a enfermé dans une tour afin de m’étudier, d’analyser mes pouvoirs et pour finalement les apprivoiser et les contenir. Car le jour où j’ai été enlevé, je n’ai pas simplement perdu mon père, j’y aussi perdu quelque chose d’autre. Un simple orteil, coincé entre les dimensions, à cause de la machine fabriquée par Rosalind et Robert.

           Mais en 1912, mon père, Booker DeWitt, est venu à Columbia pour régler sa dette. Il est venu me chercher. Après nos pérégrinations à travers Columbia et à travers plusieurs réalités, nous avons retrouvé mon père adoptif, Zachary Hale Comstock. Booker l’a assassiné devant mes yeux. Après avoir combattu des armées entières, nous avons détruit le siphon de la tour, qui m’empêchait de révéler mes vrais pouvoirs. C’est ainsi que j’ai pu voir à nouveau à travers les portes, et ce qui se cache derrière ses portes. J’ai ouvert les yeux de mon père à cette vérité qu’il avait enfoui au fond de lui. Je lui ai montré ce qui se cachait de derrière les portes. Je lui ai montré qu’il était. Je lui ai montré que lui et Zachary Comstock n’étaient qu’une seule et même personne. Il en a toujours été ainsi.

           Pour éliminer les différents Zachary Comstock, moi et plusieurs versions de moi-même avons dû noyer notre propre père. Néanmoins, certaines versions de Comstock et de Booker ont survécu. Bien que la rage m’envahît, j’ai su résister à la tentation d’éliminer les versions restantes. De pauvres versions, qui tentaient simplement d’échapper à leur vie d’avant. J’ai eu pitié, contrairement à Anna, qui s’est lancée dans une quête vengeresse. C’est elle dont Ryan parlait, c’est elle qui se trouve dans le magasin Fontaine’s et qui succombera bientôt. »

           Lorsqu’il eut terminé de conter son histoire, je ne sus quoi lui dire au premier abord. J’avais bien tout écouté pourtant, mais les informations semblaient stagner entre mes oreilles et mon cerveau. Accablé par tant de révélations, je dus m’adosser au kiosque à journaux qui se trouvait là pour rester stable. Puis, après un long moment, durant lequel Rosalind, Robert et Alan me regardèrent sans broncher, un flot de questions traversa mon esprit.

— Je ne comprends pas : qui est Anna ?

           Alan et les jumeaux se jetèrent mutuellement un regard complice. Comme s’ils étaient contents de moi. Comme si j’avais réussi un test.

— Anna DeWitt est ma sœur.

— Ta sœur ?

           Avant même qu’Alan puisse répondre, Rosalind Lutece prit la parole, suivie de son frère.

— Dans certaines réalités, Booker DeWitt et sa femme Annabelle ont eu un fils.

— Mais pas dans toutes les réalités.

— Dans d’autres plans existentiels, l’enfant était une fille.

           C’est alors que les choses commencèrent à se mettre en place dans ma tête, pour la première fois.

— Anna, répondis-je afin de terminer le raisonnement des Lutece.

— Exactement, répliqua Robert Lutece. Une variable.

— Pardon ? m’enquis-je.

           Cette fois, Alan se porta garant de l’explication.

— Des constantes et des variables. A travers toutes les infinies possibilités, certaines choses restent inchangées, tandis que d’autres varient inlassablement.

— Nous avons longtemps cru que le fait que les DeWitt aient une fille était une constante, ajouta Robert Lutece.

— Mais nous nous trompions, n’est-ce pas Robert ?

— Oh oui, Rosalind. Nous nous trompions lourdement.

           Les Lutece persévéraient dans leur petit manège qui les amusait, mais j’avais tellement d’autres questions.

— Alors, Anna est à Rapture en ce moment même ?

— A vrai dire, elle préfère s’appeler Elizabeth. C’est le nom que lui a donné Zachary Comstock après l’avoir… achetée. Et oui, elle est ici depuis un bout de temps, maintenant. Comme je te l’ai dit, elle ne s’arrêtera que lorsqu’elle aura achevé son but.

— Quel est son but exactement ?

— Éliminer notre père, Booker.

— Pour être honnête, monsieur DeWitt, corrigea Robert Lutece, il s’agirait plutôt de Zachary Comstock, dans le cas présent.

— Non, rétorqua Alan, avec un regard furieux, il s’agit bel et bien de Booker. Il s’est repenti, depuis la mort de sa fille. Pour moi, ce n'est plus Comstock à présent.

           Les Lutece et lui avaient dû avoir cette discussion plus d’une fois. Et à chaque fois, cela avait dû mal se passer. Pour ma part, beaucoup de éléments étaient encore flous et masqués par le brouillard de mon ignorance et de ma compréhension humaine.

— Si vous parlez du Booker que je connais, moi, rétorquai-je, il ne ferait pas de mal à une mouche. Il est simplement perdu, comme nous tous.

— Crois-moi, répliqua Alan, ne le sous-estime pas.

— Alors j’imagine que toi aussi, tu dois avoir un autre prénom. Comme Anna.

— Edwin. Edwin Comstock. Mais je préfère que l’on m’appelle Alan.

— Et quel ton but, Alan ? Pourquoi es-tu venu à Rapture ? Pour m’éliminer ?

           Alan se mit à rire aux éclats.

— Non, bien au contraire. Je connais les portes et ce qu’il y a derrière les portes. Je connais ton destin, Sam. Mon destin à moi, c’est de t’aider afin qu’il s’accomplisse. J’ai compris cela instinctivement.

— Je ne comprends pas, avouai-je.

— Tu comprendras bien assez tôt, répliqua-t-il.

           Mais avant que je n’aie eu le temps de poser à nouveau la moindre question, les Lutece disparurent à nouveau, tandis que nous nous retrouvâmes encerclés par près de la moitié des habitants survivants du Point de Chute.


18.

           Nous n’eûmes pas assez de temps pour écouter toutes les acclamations et les remerciements dont nous gratifiaient les habitants du Point de Chute, qui avaient assisté à la scène. D’après les dires des dizaines de personnes que nous vîmes, nous les avions débarrassés d’une vermine infâme, le chrosôme enragé, qui sévissait dans le quartier depuis plusieurs jours sans relâche. Il effrayait les habitants, qui, pour certains, n’osaient même plus sortir de chez eux.

           La joie sincère mais discrète d’Alan se lisait sur son visage, qui serraient la main de plusieurs personnes, ne sachant plus où donner de la tête. Mon esprit, quant à lui, était encore à ce moment-là dans le doute et la réflexion et j’avais du mal à apprécier les honneurs qui m’étaient faits, là, au milieu de la petite foule qui s’était formée dans le centre-ville. De plus, ma contribution dans la mort de l’individu gênant avait été moindre. J’étais simplement au bon endroit au bon moment.

           Ce qui me surprit en revanche, c’est la facilité avec laquelle les habitants acceptèrent la disparition du chrosôme. Ils avaient pourtant dû le voir disparaître en un instant, mais ne s’intéressaient pas plus que cela aux pouvoirs d’Alan. La seul piste qui me venait en tête était qu’ils devaient penser à une nouveau plasmide, rien de plus. Il y avait tellement de nouveautés qu’il y avait de quoi être perdu.

           Après plusieurs minutes passées en leur compagnie, nous dûmes prendre congé afin de reprendre notre route et notre conversation. Mais pour aller où ?

— Suis-moi, me conseilla Alan.

           Nous passâmes une porte blindée pour nous diriger vers le restaurant L’Aquarium, un diner miteux au cœur du Point de Chute. Cette partie du quartier était totalement déserte à cette heure-ci. Après avoir fait le tour du restaurant, une fois devant, Alan m’amena devant l’un des murs du quartier, près des poteaux en fer et en acier qui soutenaient ce qui restait du quartier. Il se mit à regarder le mur avec insistance.

— Qu’y a-t-il d’intéressant ici ? l’interrogeai-je. Nous devons chercher un moyen de transport et vite !

— Détrompe-toi, a-t-il répondu. J’ai exactement ce qu’il nous faut.

           Avec une facilité déconcertante, Alan utilisa son pouvoir afin d’ouvrir une faille. Derrière cette dernière, je découvris avec émerveillement qu’il pouvait effectivement avoir trouvé ce qu’il nous fallait.

— C’est bien ce que je pense ? demandai-je, d’un ton enthousiaste.

— Eh oui, un accès au métro de Rapture, ici, au Point de Chute !

— Mais… comment-est-ce possible ?

— Eh bien, ce que tu vois là est une réalité dans laquelle le Point de Chute a légèrement plus d’importance que dans notre réalité et dans laquelle une station de bathysphère reliée au réseau a donc été construite. Nous allons devoir entrer dans cette réalité pour rejoindre les Bains Adonis.

           Cette découverte que m’avait fait partager Alan me laissait songeur.

— Une petite minute… Pourquoi tu n’as pas fait ça avant ?

           Alan soupira.

— Je me doutai que tu finirais par poser cette question, à la seconde où j’ai dû me servir de mon pouvoir pour envoyer le chrosôme ad patres. Honnêtement, je ne voulais pas te parler de cela. Je n’avais pas prévu que j’allais être dépassé par les évènements. Et puis, je ne savais pas si je pouvais, si j’en avais le droit. Les Lutece se baladent entre les dimensions tout le temps et n’en font qu’à leur guise. Mais pour moi, c’est assez récent.

— Comment font-ils, d’ailleurs ? Pour…

— Ce serait encore trop long à expliquer, coupa Alan.

           Sa réponse me fit sourire. Mais je compris grâce à cela que j’avais encore beaucoup de choses à découvrir.

— Et pourquoi ne peux-tu pas faire apparaître une station, avec une bathysphère qui nous mènerait directement à la surface ?

— Aucune bathysphère viable de ce type n’existe dans la réalité que tu me décris.

— Pourquoi cela ?

— Dans les réalités où les bathysphères du Point de Chute sont reliées à la surface, elles ont toutes été détruites, que ce soit par Ryan, ou par les habitants du quartier, qui se sont entretués pour y accéder, les détruisant au passage.

           Progressivement, l’univers que m’avaient décrit Alan et les Lutece m’apparaissait de plus en plus clair.

— Des constantes et des variables, déduisis-je.

— Tu as tout compris, valida Alan avec un grand sourire.

           Alan se posta bien sur ses appuis, titillant légèrement la faille qu’il avait fait apparaître, se préparant à l’ouvrir.

— Te sens-tu prêt à traverser ? me demanda-t-il.

— Ma foi, je te fais confiance, répondis-je.

           Et ainsi, il ouvrit la faille. La sensation était étrange. C’était comme si on m’avait coupé en deux. Mon cœur avait fait un bond, comme dans une montagne russe. J’eus les oreilles bouchées à cause du changement de pression pendant un court instant avant de déglutir.

           Je balayai du regard le quartier : tout semblait similaire, rien n’avait changé. Et pourtant, devant nous se trouvait une station de bathysphère. L’enseigne Rapture Metro se balançait au-dessus de nous au gré des courants d’air. Cependant, à la vue de la station, mon corps produisit une réaction pour le moins particulière : un bourdonnement secoua mes oreilles et ma vue se brouilla un court instant. Puis, je sentis un liquide chaud couler jusqu’à mon arc de Cupidon, au-dessus de ma lèvre, pour finalement tomber au sol. Je saignais du nez.

— Est-ce que c’est normal, ça ? demandai-je à Alan.

           Alan jeta un regard vers moi et me dévisagea.

— Ça arrive parfois, oui. Mais c’est assez rare. Tu dois être vraiment sensible au voyage inter-dimensionnels.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, ton corps réagit simplement aux différences qu’il y a entre cette réalité et celle dans laquelle tu vivais. Il essaye de créer des souvenirs là où il n’y en a pas.

— Ah, je vois, grommelai-je avec ironie, en essuyant le sang de mon nez.

— Bon, dit Alan en reluquant la bathysphère, il n’y a plus qu’à se servir !

           Grâce à la bathysphère, nous pûmes rejoindre le Adonis Luxury Resort en un rien de temps et sans d’autres encombres. La station de bathysphère des Bains Adonis était extrêmement petite et ne comportait ni panneau de départ ou d'arrivée ni aucune commodité propre au métro. Cette station semblait anecdotique mais représentait notre délivrance. Il était temps désormais d’aller chercher Sarah. Mais lorsque je vis Alan appuyer de nouveau sur le levier de la bathysphère, je compris qu’il n’en était rien.

— Que fais-tu ? lui demandai-je.

— Je remonte à la surface.

— Mais… Et Sarah ?

           Un silence s’installa tandis que la porte de la bathysphère se referma devant nous.

— Il n’y a pas de Sarah, c’est ça ?

— Pas vraiment, non, répondit Alan, presque en murmurant.

— Alors tu m’as menti ?

— Il fallait que tu viennes avec moi, c’était nécessaire pour mon plan. Ecoute, je vois tout ce qu’il y a derrière les portes. Fais-moi confiance, Sam.

           Evidemment, il fallait que je lui fasse confiance aveuglément, sans mot dire. Depuis le début de notre expédition, j’avais cru avoir les choses bien en main. Après des mois et des années d’errance, j’avais enfin un but. Mais en réalité, quelqu’un tirait les ficelles depuis le début. Un gamin aux pouvoirs de demi-dieu. Devais-je le croire ? Nous avions traversé tant d’épreuves. Pourtant, je le connaissais à peine. Bien-sûr, il m’avait tout révélé de sa condition, mais devais-je me contenter de le suivre ? Je me rendis compte que la liberté n’était qu’un voile au-dessus de notre existence. Même quand on pense la détenir entre ses mains, elle n’existe pas réellement. C’est aussi ce que m’avait appris cette ville.

           Malgré toutes les pensées qui se bousculaient dans ma tête, tandis que nous remontions à la surface, vers la lumière de l’aurore, vers notre paradis, mon instinct me disait manifestement de le suivre et de lui faire confiance. Ce gamin savait ce qu’il faisait. Si je pouvais l’aider comme cela, je le ferais. Si c’était mon destin, je l’accomplirais.

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