Black Birds

Chapitre 1 : Black Birds

Chapitre final

11017 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/08/2022 21:03

Défi : "Mots et maux estivaux" (juillet/août 2022)

Niveau 1 : mots estivaux et boulets (intégrer une liste de mots)

Niveau 2 : maux et convalescence (votre protagoniste est en convalescence forcée)

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Synopsis : Une négociation avec le clan Maroni tourne au vinaigre. Blessé par balle, Oswald Cobblepot se traine péniblement jusqu’à la voiture envoyée par son patron pour l’exfiltrer. Il ne connait pas sa chauffeuse, mais la jeune sbire de Don Falcone est obligée de décider quoi faire de cet oiseau blessé…


« Il n’y a pas de Justice à Gotham Monsieur Wayne. Il n’y a que la survie et les lois mathématiques.» - Tracey Buxton



Black Birds

 


Coups de feu, bris de verre et portes qui claquent. D’un coup d’épaule, Oswald Cobblepot ouvrit à la volée l’entrée de service du restaurant La familia, quartier général bien connu du parrain de la mafia sicilienne de Gotham : Salvatore Maroni. Le choc fut rude pour son seul bras indemne, mais il sentait à peine la douleur, trop obnubilé par la brûlure atroce qui lui transperçait le flanc gauche et ralentissait ses mouvements. Le nabot, dans l’aube de la trentaine, poursuivit sa fuite dans la ruelle sans se retourner. Une seconde de perdue, et ce serait la mort assurée.

Obligé de slalomer entre les poubelles crades, de son pas vif mais claudiquant, le fuyard dérangea un pique-nique de rats assemblés autour d’un reste de festin de pseudo-coquillettes alla puttanesca. Il cherchait désespérément son salut des yeux, quand il l’aperçut enfin sur le trottoir d’en face : la longue Chrysler noire venue le récupérer. Carmine Falcone avait tenu sa parole. Oswald peinait à le croire, mais il était soulagé.

Il courut, ou plutôt trottina à toute allure, de sa démarche mal habile, jusqu’à la voiture. Sa main valide ouvrit brutalement la portière et Oswald s’affala tête la première sur la banquette, faisant sursauter la chauffeuse. Elle se retourna vivement et le regarda avec de grands yeux, ronds comme des billes.

— Démarre la caisse !

— Euh…

— Démarre ! ordonna à nouveau Oswald d’une voix plus féroce masquant son début de panique.

Rattrapée par ses réflexes, la jeune femme tourna la clef sur le contact en la pinçant très fort et fit vrombir le moteur, à coup de semelle de sandale sur la pédale de l’accélérateur. Il y avait de l’agitation dehors, une demi-douzaine d’italiens armés jusqu’aux dents étaient sortis du restaurant par la même issue de secours qu’Oswald et se dirigeaient vers la voiture, pistolets brandis.

L’instinct de survie de celle qui tenait le volant prit le relai, et son véhicule démarra en trombe, sous les gestes mécaniques de ses mains et de ses pieds, animés par une pulsion quasi-animale. Un concert de coups de feu débuta dans l’allée sordide et explosa un des phares arrières. La conductrice écrasa le champignon en tournant à l’angle de la ruelle et du boulevard. Elle choisit délibérément de grandes artères fréquentées, pour se fondre au plus vite dans la masse des automobiles.

Prise dans une longue file de circulation roulant à trente miles, elle en profita pour regarder dans le rétroviseur central et observer son passager qu’elle n’avait pas eu le temps de bien identifier quand il avait déboulé. La physionomie n’était pas son fort, sans aller jusqu’à la prosopagnosie, elle ne s’attardait pas sur le visage des gens et n’en captait pas les subtilités. Mais face à ce petit bonhomme chétif, tassé comme un tonneau dans son costume noir et blanc, avec un nez comme un bec de pie, l’image d’un manchot empereur s’imposa à son imagination, et les engrenages de son cerveau s’activèrent.

— C’est toi qu’on appelle le Pingouin ? demanda-t-elle avec un accent britannique.

— Appelle-moi encore une fois par ce nom et je te descends.

L’intonation d’Oswald était menaçante, malgré le chargeur vide à sa ceinture.

La conductrice dévisagea longuement le reflet du Pingouin, avant de simplement hausser les épaules.

— Moi j’aime bien les oiseaux.

— Bon sang c’est quoi cette folle encore… maugréa Oswald en se cramponnant à son bras blessé.

Face à la route, la blonde aux cheveux courts plein d’épis, rappelant un nid d’oiseau improbable, tentait de réfléchir au mieux à la situation. Les borborygmes de son passager ressemblaient plus à des grognements de bête qu’autre chose, il n’empêche que la jeune perspicace avait compris qu’il s’agissait de gémissements de douleur. Ses yeux bruns faisaient sans cesse des allers-retours entre le pare-brise et le rétroviseur. Difficile d’évaluer l’état de la veste noire du Pingouin, mais elle semblait humide, et la chemise blanche boudinée en-dessous était clairement imbibée de sang. Le rouge vif luisait dans le reflet du miroir.

— Tu as l’air salement amoché. Je t’emmène à l’hôpital.

— Jamais d’hôpital ! beugla Oswald avant d’être rattrapé par l’inflammation déchirante le forçant à diminuer le volume. Jamais d’hôpital pour une blessure par balle… C’est la base. Foutue bleue…

— D’accord… dit lentement la jeune conductrice au rythme de ses cogitations. Je te dépose où alors ? Chez toi ou au casino ?

Les pupilles vissées sur le dossier en cuir du siège conducteur, Oswald réfléchissait du mieux qu’il le pouvait dans cette situation critique. Il avait déjà connu pire, mais pas souvent.

Retourner voir Don Falcone à son QG, le Black Canary Club, dans cet état, était trop risqué. Il était vulnérable. Certes, il y avait bien des médecins autour de son patron, mais il revenait la queue entre les jambes, portant le fardeau de l’échec des négociations avec Maroni. De son point de vue, ça puait l’embrouille et le piège à plein nez. Il avait de l’instinct pour ces choses-là, et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’on l’avait délibérément jeté dans la gueule du loup. Le fait qu’il se fasse récupérer par une gamine inconnue, sortie de nulle part, éveillée comme un pâté de sable et complètement déconnectée, ne faisait que renforcer ses soupçons. À l’origine, Oswald pensait qu’il s’agissait d’un test, il avait revu sa copie. Si Carmine Falcone voulait que cette mission soit une réussite, il aurait envoyé des gros bras suréquipés, avec de la bouteille, pour couvrir ses arrières et faire une démonstration de force. Là, il avait sacrifié des pions.

Une fois l’option casino éliminée, il lui restait l’option domicile. Il se sentirait en sécurité chez lui, dans le manoir délabré des Cobblepot à Burnley, relique sinistre d’un autre temps aux yeux des nouveaux nantis de Gotham, mais le plus doux des cocons pour l’héritier désargenté qu’il était. Cependant, il ne voulait pas que sa pauvre mère le voit dans cet état. Elle était plus ou moins habituée à ses longues absences, il la laissait se bercer d’illusion sur ses activités, elle était vieille et malade, croire qu’il était un simple business man était plus simple pour elle. Voir la chemise du dernier fils vivant qu’il lui restait imbibée de sang risquait de l’achever.

La voix féminine de son chauffeur l’interrompit dans ses réflexions.

— Pingouin ?

— Je t’ai dit de ne plus m’appeler comme ça ! gronda le bandit en s’étranglant à moitié dans sa fin de phrase.

À chaque fois qu’il essayait de hausser le ton, ses muscles obliques se contractaient, et à chaque fois sa blessure l’élançait terriblement.

— Je ne connais pas ton nom, répondit sobrement la conductrice après avoir lancé un nouveau regard dans le rétroviseur.

Cette réplique simple, naturelle, apaisa un peu la fureur naissante du Pingouin.

— Oswald. Oswald Cobblepot.

— Moi c’est Tracey Buxton.

— Je m’en fous.

— Toi, tu ne dois pas avoir beaucoup d’amis, dit finalement la jeune femme après un bref silence.

La mine patibulaire d’Oswald se renfrogna davantage, tandis qu’il réfléchissait encore à une solution de repli. Il n’en voyait plus qu’une seule.

— Conduis-moi à Arkham.

— L’asile d’Arkham ? releva Tracey sans pouvoir résister à un énième coup d’œil dans le rétroviseur.

— Oui, chez Hugo Strange… Il me doit un service.

— Non.

— Comment ça non ? grimaça Oswald.

— Pas Arkham.

— Foutre de merle, c’est quoi ton problème avec Arkham ? Ce n’est pas le moment de faire la fine bouche…

Il avait envie de crier, de faire preuve d’autorité, mais la souffrance lui coupait le souffle à chaque phrase. Il se sentait faible sur cette banquette en vachette trempée de son propre sang, et Oswald Copplebot détestait par-dessus tout se sentir faible.

Face à la route, le cerveau de Tracey carburait beaucoup plus vite que le moteur de sa Chrysler. Elle n’irait pas à Arkham, ce n’était pas négociable. Aussi incohérent que cela puisse paraître, elle préférait se retrouver avec un cadavre sur les bras, que de faire face à Strange. Elle aperçut le feu de circulation à quelques mètres devant eux qui passait du vert à l’orange. Elle devait freiner, mais un nouveau gémissement étiré d’Oswald la poussa à accélérer. Pied au plancher, elle grilla le feu et tourna à gauche pour s’enfiler sur Robbinson avenue en direction du nord. Elle avait pris sa décision.

 

Allongé sur le dos, faisant fi des mouches noires qui dansaient devant ses yeux, lui indiquant que sa tension était en train de chuter drastiquement, Oswald se focalisa sur le décor qu’il apercevait par la vitre pour tenter de deviner où sa chauffeuse taciturne l’emmenait. Elle se dirigeait vraisemblablement vers le Sprang bridge. L’espace d’un instant, dans son esprit embrumé, il s’imagina que la gamine allait le ramener chez Falcone, elle signerait ainsi son arrêt de mort. Mais pour son plus grand soulagement semi-conscient, elle prit la direction de la cathédrale de Gotham. Ils passèrent à quelques rues de son manoir, il se surprit à regretter de ne pas avoir choisi cette option. Ils longeaient la frontière entre le Bowery et Burnley, il ne comprenait pas où ils allaient.

Oswald commençait à avoir des absences. Il ne réalisa pas immédiatement que le moteur était enfin arrêté. Lorsque Tracey ouvrit la portière, il réussit tout de même à lire la dédicace en marbre, ornant le monument devant lequel elle s’était garée : Cyrus Pinkney’s Institute for Natural History. Il n’eut pas le loisir de voir grand-chose d’autre. En tentant de se relever, l’élancement terrible dans l’aile gauche se décupla et il subit ses paupières se clore malgré lui, tant il avait mal. Il sentit un bras s’enfiler sous ses aisselles et son propre bras droit reposait visiblement sur des épaules beaucoup trop hautes pour lui. Il se traina à travers le parking du personnel, tel un pantin, guidé par une force bien plus puissante que son corps malingre, réduit à l’état de masse sans volonté. Il n’allait pas vers le muséum lui-même, mais vers un bâtiment annexe sur le côté.

La montée des escaliers fut pénible et interminable, bien que la douleur et l’épuisement aient rendu sa notion du temps totalement surréaliste. Il était tout à la fois déjà arrivé et encore en train de grimper la première marche, cramponnée à sa porteuse. Ils passèrent plusieurs sas différents, Oswald n’était plus en état de les compter. L’envers du décor ressemblait vaguement à une université.

C’était la saison estivale, les étudiants avaient désertés les lieux, Tracey estimait qu’il y avait peu de risque de croiser des témoins gênants dans les couloirs, aux murs couverts de posters anatomiques, croquis de squelettes, photos de coquillages ou autres fossiles. Et, en effet, elle atteignit son but sans croiser personne. Elle sortit une clef de sa poche et déverrouilla une porte épaisse à la peinture rose écaillée, située au bout d’un long corridor.

Nonobstant son début de confusion, Oswald perçut immédiatement la forte odeur de guano qui embaumait la pièce, ou plutôt la salle, relativement étroite mais très profonde, aux recoins labyrinthiques. Son aide de marche le tenait toujours. Il manqua de trébucher quand les orteils de sa patte folle heurtèrent un pied de meuble de cuisine implanté de façon improbable au milieu d’un capharnaüm éclectique. La jeune femme retira son bras pour le laisser tomber sur un canapé vert foncé et défoncé.

Oswald grimaça à nouveau de supplice avant de lever les yeux vers la cage immense à quelques centimètres du vieux divan miteux sur lequel il était affalé. Un gros corvidé, perché sur une petite paillote, le regardait fixement derrière la grille. Il croassa. Aussitôt, plusieurs battements d’ailes répondirent à son cri. Malgré sa vision floue, Oswald prit conscience qu’il y avait plusieurs volatiles dans la cage. Elle faisait au moins deux fois la longueur du canapé et touchait quasiment le plafond.

— On est où ? marmonna le Pingouin d’une voix affaiblie.

— Au laboratoire d’ornithologie du muséum d’histoire naturelle.

— Qu’est-ce qu’on fout là ?

Il pensait l’avoir dit à voix haute, mais la fatigue commençait à gagner la partie. Ses cordes vocales vibraient trop faiblement pour que sa complice du jour ne l’entende à l’autre bout de la salle. Le Pingouin la chercha du regard. Il la vit ouvrir une grosse malle blanche en bois, ornée d’une croix rouge. Il ne savait pas d’où elle la sortait, il était trop à l’ouest pour suivre tous les mouvements de la jeune femme, il ne savait déjà plus depuis combien de temps ils étaient arrivés. Elle sortit de ce coffre de soin un thermomètre frontal, qu’elle pointa sur Oswald. Il n’appréciait pas. Il savait de quoi il s’agissait, mais cet appareil médical, pourtant inoffensif, lui rappelait un pistolet.

— Pour l’instant tu n’as pas de température.

— Il doit y avoir plus urgent merde… grommela Oswald dans l’affliction.

— Je vais prendre ta tension, une fois que j’aurais examiné ta blessure, reprit la jeune femme en ignorant les grincements de dents du bandit râleur.

Tracey se leva rapidement et prit un ciseau dans un pot à crayon sur un bureau à proximité. Elle se tourna ensuite vers Oswald, la pointe relevée.

— Qu’est-ce que tu fous ? se braqua le gangster.

— Ton costume est fichu, ce sera plus facile pour toi que de l’enlever.

Le Pingouin n’aimait pas voir cette double lame d’acier s’approcher de son ventre. Il serra fermement le poignet de la jeune femme avec son bras valide.

— Ne m’approche pas avec ce truc.

Il planta ses petits yeux bleus clairs, acérés comme des épieux de glace, sur le visage de la jeune recrue. Il restait menaçant, en toutes circonstances. Une bête blessée, aux abois, est encore capable de mordre, de griffer et de tuer. Il savait de quoi il avait l’air, laid et repoussant, avec son nez crochu, ses lèvres inexistantes, son visage blême et déjà buriné pour un jeune trentenaire. Son physique disgracieux le rendait terrifiant, ça l’avait complexé toute sa jeunesse, jusqu’à ce qu’il apprenne à en faire une arme d’intimidation.

Contre toute attente, la jeune femme soutint son regard assassin sans aucun mal. Tout le monde, y compris Oswald, connaissait la métaphore du miroir de l’âme. Or, il était difficile de percevoir quoique ce soit à travers les yeux sombres, figés et imperturbables de Tracey Buxton. Le Pingouin avait rarement vu quelqu’un d’aussi inexpressif. Pour une obscure raison, la métaphore d’une forteresse vide lui vint à l’esprit.

— C’est toi qui vois, si tu arrives à retirer tes vêtements tout seul, dit-elle simplement après ses longues secondes à se toiser entre drôles d’oiseaux.

Oswald essaya. Il réussit à ôter son veston, avec bien du mal, mais la douleur fulgurante lui fit tourner la tête, et il fut obligé de renoncer à débouter sa chemise. Sans attendre davantage, Tracey revint avec ses ciseaux et découpa le vêtement plus rouge que blanc désormais, dévoilant ainsi le torse à la fois rachitique et grassouillet du Pingouin. À genoux devant le canapé, elle examina sa plaie à l’œil nu, puis avec une loupe. Son flegme face à cette blessure par balle était surprenant, voire hors du commun.

Le projectile était miraculeusement passé entre le bras et le flanc gauches du Pingouin, mais le gros calibre avait brûlé la peau pâle grisâtre, devenue rose vif sur sa trajectoire, et arraché de larges lambeaux de chair. Les lésions semblaient superficielles, mais elles saignaient abondamment, vraisemblablement parce qu’Oswald les avait élargies dans sa fuite, puis en s’agitant sans arrêt face à Tracey, en qui il n’avait pas confiance. Il fallait désinfecter, recoudre et bander le tout.

Tracey se dressa à nouveau et trottina jusqu’à une série d’étagères croulant sous les livres, à gauche de la fenêtre. Elle était trop loin pour qu’Oswald puisse la voir. Dans tous les cas, sa tête ne cessait de tourner. Elle se saisit d’un gros ouvrage très épais, sans prendre la peine de le chercher dans la bibliothèque, elle savait exactement où il était rangé. Elle posa lourdement l’exemplaire massif de son manuel de médecine vétérinaire sur le bureau près du canapé. Elle parcourut la table des matières pour chercher le chapitre sur les soins à apporter aux blessures par armes à feux et les accidents de chasse. Les photos et les cas pratiques concernaient exclusivement des canidés, mais vu l’emplacement de la blessure du Pingouin, Tracey estima qu’elle pouvait appliquer le protocole sans rencontrer de difficulté particulière. Elle se retourna vers le blessé, vautré sur le divan, et le jaugea du regard.

— Tu pèses combien ? Soixante-cinq ? Soixante-dix kilos ?

Oswald se massa les tempes. Pourquoi posait-elle la question ? Que se passait-il ? Elle n’allait tout de même pas le charcuter sur ce canapé pourri, au milieu de ce bazar animalier dégoutant et sans doute plein de microbes ? Sous l’angoisse naissante, le Pingouin se mit à penser que la corneille captive, qui le fixait toujours, devait le trouver appétissant et attendait son trépas pour le grignoter. L’autre illuminée s’afférait autour de sa malle aux médicaments. Elle en sortit une seringue neuve et un flacon, dont Oswald ne pouvait lire l’étiquette. Il la vit tout naturellement sortir l’aiguille de son emballage stérile et pomper dans le liquide translucide en observant minutieusement les graduations pour aspirer la bonne dose d’anesthésiant. Le Pingouin fronça les sourcils, il commençait à stresser.

— Je veux voir un médecin.

— C’est toi qui as refusé d’aller à l’hôpital.

— C’est miraculeux que tu aies survécu dans le milieu avec une naïveté pareille… Je t’ai dit de contacter Hugo Strange.

— Non.

— Tu commences à user mes nerfs…

Tout son être bouillonnait de colère et il restait paralysé, cloué sur ce couchage de fortune, dans une pièce empestant la fiente d’oiseaux. Il fulminait… Il aurait aimé se lever d’un bond, frapper cette petite gourdasse à coup de parapluie pour se défouler et lui apprendre la vie, puis, enfin, sourire de jubilation, en la voyant prostrée par terre, aux pieds de sa toute puissance. Toute cette débauche de violence ne resterait qu’un fantasme, il avait trop mal, il était trop affaibli… Quant à son parapluie favori, qu’il emmenait partout pour l’aider à marcher, faisant croire à un effet de style pour masquer son réel handicap, il ne savait pas où il était. Sans doute encore chez Maroni.

— Je n’ai qu’une seule seringue et une quantité réduite d’antidouleur, alors ne te débats pas. Si je loupe cette piqûre, il n’y aura pas de deuxième essai.

— Bordel mais non !

La jeune femme poussa finalement un profond soupir las. Pour la première fois depuis leur rencontre une heure plus tôt, Oswald vit une émotion se dessiner sur le visage agréable mais froid de la grande blonde : elle paraissait blasée. Elle s’assit sur la chaise à roulettes du bureau et fit face au Pingouin dans une attitude posée, seringue en main.

— Je ne t’emmènerai pas chez Hugo Strange et je ne l’appellerai pas. Maintenant, si tu as une autre solution à me proposer, je t’écoute. Sache toutefois que ta blessure a beau être superficielle, si elle n’est pas suturée très vite, tu risques d’avoir besoin d’une transfusion. Tu as perdu beaucoup de sang déjà. Si je te transporte à nouveau, il y a un risque élevé pour que tu t’évanouisses et que tes blessures s’aggravent. Je t’ai amené ici pour te soigner au calme, mais si tu meures, je ne saurais pas quoi faire de ta dépouille. Tu es trop gros pour le congélateur et Don Falcone risque de ne pas apprécier.

Elle désigna du doigt ce qu’Oswald pensait être une porte de placard dans son dos.

— Je n’arrive pas à savoir si tu plaisantes ou si tu es folle à lier.

— Ni l’un, ni l’autre. On m’a demandé de t’exfiltrer, on ne m’a pas dit comment et on ne m’a pas prévenu que tu pourrais être blessé. On ne m’a même pas dit qui tu étais. Je suis obligée d’improviser et je déteste ça.

Dans son esprit, Oswald cocha la case "folle à lier". La douleur était toujours là, lancinante et vicieuse, aspirant peu à peu son énergie, sa lucidité et sa rage. Il connaissait son corps, il sentait qu’il ne pourrait plus résister longtemps, et il ne survivrait pas sans aide. Il devait remettre sa vie entre les mains de cette fille qu’il ne connaissait pas, et dont il mettait en cause la santé mentale. Il n’avait pas le choix. Il rassembla ses dernières forces pour analyser le plus posément possible la situation. Ils étaient au muséum. L’institution dépendait de l’université de Gotham. Cette nénette avait la clef et connaissait parfaitement les lieux. Elle n’avait pas l’air saine d’esprit, mais elle était éduquée, calme, et visiblement réfléchie.

Le Pingouin commençait à frémir, il serra ses doigts pour bloquer ses tremblements, hors de question de laisser sa peur le dominer et être perçue par cette étrangère. Il siffla entre ses dents sales cette phrase qui lui arrachait la langue :

— Fais ce que tu as à faire.

L’autre hocha la tête et fit son injection.

Immobilisé et groggy pendant que la jeune femme recousait sa plaie, Oswald se posait de plus en plus de questions sur sa mystérieuse infirmière. Il se demandait qui elle était et d’où elle sortait. Il n’avait même pas retenu son nom. Il se désintéressait complètement des sous fifres habituellement. Il était encore mal placé dans la hiérarchie mafieuse, mais le descendant de la noble lignée des Cobblepot n’allait certainement pas s’abaisser à parler aux petites mains de la pègre, souvent issues des Narrows et autres bas quartiers de Gotham City. Toutefois, l’accent gallois so british de la jeune femme ne collait pas à l’image d’une enfant des rues malfamées de la plus dépravée des villes américaines. Une étrange conversation lui revint en mémoire, alors qu’il végétait dans son anesthésie improvisée. Une rumeur s’était répandue comme une trainée de poudre au sein du clan Falcone…

 

oOo

 

Deux types, hauts et larges comme des armoires à glace, discutaient dans un camion garé sur les docks de Miller Harbor. L’un chargeait des cartons portant le logo d’une célèbre marque de sauce tomate, contenant en réalité des paquets de drogues destinés à Métropolis, tandis que l’autre comptait la marchandise, au fur et à mesure que son complice remplissait la cargaison.

— T’as entendu la dernière ? Franky s’est fait descendre.

— Nan ? Sérieux ? Qu’est-ce qu’il a foutu ? lâcha le plus costaud en posant son sixième carton.

— Une petite garce l’a dénoncé à Don Falcone… Apparemment, il a déconné au casino quand il faisait le croupier. Il se mettait quelques biftons dans les poches.

— Putain d’merde ! Quel con ! Et qui l’a choppé tu dis ?

— Une gamine trop chelou, elle me fout la pétoche. T’as l’impression d’avoir une sorte de zombie en face de toi, mais elle voit tout. Elle a une calculatrice à la place du cerveau ! C’est la nouvelle chouchoute du patron et elle…

— Eh ! Tu crois que j’t’ai pas grillé en train d’écouter aux portes toi l’bouffon de service ? s’était brusquement mis à beugler l’autre bandit en fusillant Oswald du regard, de loin.

Le Pingouin faisait normalement le guet au bout du quai. Le porteur de caisses descendit du camion pour aller l’empoigner et le secouer un peu, beaucoup de l’avis d’Oswald. Il s’était vite retrouvé à terre.

— Toi aussi dans le genre glauque tu touches ta bille Pingouin ! dit la brute avant de cracher au sol, à quelques centimètres de la figure d’Oswald.

— Oiseau de malheur…

 

oOo

 

Le Pingouin revint au temps présent en ouvrant les yeux. Il voyait toujours flou, mais il remarqua que la luminosité avait changé. À l’extérieur, la nuit était tombée. L’éclairage reposait désormais sur les gros néons des plafonniers et les lampes de bureaux aux bras articulés. Il bougea mollement la tête, à la recherche de sa doctoresse folle, ou plutôt de sa vétérinaire expérimentale. Elle était en train de s’afférer autour de la kitchenette nichée dans le renfoncement près de l’entrée. Il l’apercevait à peine, mais il entendait nettement le bruit d’un four à micro-ondes. Quelques secondes après le ding, la jeune femme revint vers lui.

— Il faut que tu manges pour compenser la perte de sang. Je suis navrée, il ne restait que de la soupe instantanée et un paquet de biscuits périmés.

Vaseux, le convalescent essaya d’identifier les mixtures face à lui : un potage à la fragrance indéfinissable et six amoncellements de pâte sablée jaunâtre, posés sur une assiette en faïence rétro ébréchée. L’autre continuait son speech de sa voix monocorde, au débit régulier et assez intense.

— Je te conseille de manger lentement, après la dose d’analgésique que je t’ai administrée, tu risques d’avoir des effets secondaires : nausées, vomissements, pertes d’équilibre – enfin allongé, ça devrait aller – maux de tête, confusion… Ah, et un risque de mauvais transit aussi. Les toilettes sont là-bas, mais je doute que tu puisses marcher sans aide pour l’instant.

— Rappelle-moi ton nom déjà, demanda finalement Oswald d’une voix fatiguée.

— Tracey Buxton.

— Tu es véto ?

— Non.

— Tu es quoi alors ?

— Je suis étudiante en neurobiologie. Je travaille sur les corneilles, plus précisément les Corvus brachyrhynchos.

L’oiseau noir près de la tête d’Oswald croassa, devinant peut-être que l’on parlait de lui et de ses congénères. Le Pingouin se massa les paupières, la migraine annoncée dans la longue litanie des désagréments possibles arrivait. Elle venait se superposer à la brûlure de son flanc, moins vive qu’avant son opération de fortune, mais toujours présente malgré tout. Il picora péniblement un maigre biscuit.

Sa convalescence forcée l’obligeait à contenir sa frustration. Il ne se reposait pas. Oswald Chesterfield Cobblepot n’était pas du genre à se détendre en s’imaginant les doigts de pieds palmés en éventail à l’ombre des palmiers sur une plage de sable fin. Seules les filles en bikini auraient pu l’interpeler dans ce décor paradisiaque chimérique. Non, à la place, il pensait à l’asile d’Arkham.

Alité de la sorte, il était obligé de réfléchir, sa rage aveugle ne pouvait exploser. Il était trop fier pour admettre qu’il serait, dans tous les cas, plus sage et plus constructif de cogiter un peu avant d’agir, au lieu de se laisser emporter par ses émotions négatives. Contraint à l’immobilisme, son intelligence prenait peu à peu le dessus sur son tempérament sanguin, et il commença à rassembler les pièces du puzzle mental. Tracey était un drôle d’oiseau, à sa manière, mais sous les plumes, il était difficile de deviner de quelle espèce il s’agissait. Obtenir des informations, voilà ce qui lui semblait important dans un premier temps.

— Pourquoi tu ne voulais pas voir Strange ? Tu le connais ?

— Oui. C’est le psychiatre qui suit ma mère.

— Ta mère est à l’asile Arkham ? s’étonna le Pingouin.

Tracey le regarda de son œil placide, elle avait capté la pointe de surprise dans la voix du gangster.

— Oui, répondit-elle simplement.

— Ça t’arrive de répondre autrement que par oui ou non ? Qu’est-ce qu’elle fout à Arkham ta mère ?

— Elle est internée.

— J’avais deviné put… Arg !

Ce n’était plus la douleur cette fois, mais une nausée incontrôlable. Il régurgita son gâteau sur le sol carrelé et grommela une insulte inaudible contre son état pathétique.

— Je vais nettoyer, dit posément Tracey avant d’aller chercher une bassine et une serpillère.

Le Pingouin fixa le séant de la jeune femme tandis qu’elle se cambrait à genoux pour nettoyer les vomissures au pied du canapé. Il ne pouvait pas bouger, et il avait toujours un mal de chien dans la hanche, mais la vision de ce fessier féminin magnifiquement rond et ferme dans son champ de vision réveillait en lui son instinct bestial. Il était paralysé, il ne pouvait rien faire, il ne pouvait qu’admirer. Mater ce joli transat dans lequel il aimerait se prélasser. Emmitouflée dans ses vêtements difformes, inadaptés à la saison, avec ses cheveux très courts, mal coiffés, rebiquant dans tous les sens, Tracey ne ressemblait pas à une femme. Oswald ne réalisa qu’à cet instant, face à cette croupe généreuse, quasiment parfaite, qu’elle était bel et bien une femme, et même une jolie femme, sous ses frusques.

Réalisant cette vérité, troublante pour ses hormones déjà malmenées par l’attaque chez Maroni, il se mit à scruter l’étudiante sous toutes les coutures, tentant de deviner ce corps partiellement dissimulé, devenu fort alléchant. Les deux bosses rondes restaient visibles sous son pull à capuche épais. Oswald en conclut donc que la nature l’avait dotée d’une poitrine opulente, au moins un bonnet D a priori. Elle était beaucoup plus grande que lui, d’au moins vingt centimètres si ce n’est plus. Elle était également plus jeune. Il venait de passer le cap des trente ans, elle devait avoir entre vingt et vingt-cinq ans. Avec sa dégaine de geek, elle faisait moins, mais à sa manière d’aller et venir dans ce laboratoire comme un poisson dans l’eau, il était évident qu’elle devait déjà avoir son bachelor.

Sans la quitter des yeux, Oswald but quelques gorgées du potage bien trop salé, à l’arrière-goût de carcasse de poulet, pour faire passer celui de son renvoi de biscuits. Au bout de sa réflexion solitaire, il finit par demander :

— Tu comptes m’expliquer un jour ?

— T’expliquer quoi ? demanda platement Tracey.

— Ton histoire. Comment une petite étudiante candide en ornithologie s’est retrouvée au service de Don Falcone ? J’te le dis franchement : tu fais tâche le décor.

— C’est un peu long à expliquer.

— J’suis coincé ici, avec toi. Raconte, ordonna le Pingouin.

— D’accord. Mon père est décédé il y a six ans, d’une balle perdue pendant une fusillade devant la supérette de notre quartier. Ma mère ne l’a pas supporté. Elle a tenté de poignarder un policier au commissariat central. Le jour de mon anniversaire, ils l’ont enfermé à Arkham. Je me suis retrouvée toute seule à dix-sept ans, mais j’avais obtenu la bourse au mérite Martha Wayne, ce qui m’a permis d’entrer à la fac. Malheureusement, elle a été suspendue après l’assassinat du couple Wayne. Je n’avais plus aucun revenu, j’ai dû trouver une solution en urgence.

— Tu es allée jouer au casino du clan Falcone… souffla Oswald en repensant à la conversation qu’il avait surprise parmi les hommes de mains de Carmine.

— Pas que celui-là, mais oui. Je me suis efforcée de ne gagner que le strict minimum pour payer mes factures, malgré tout j’ai été repéré au bout de six mois par les agents de sécurité du Black Canary Club.

— Pourquoi Fal… Don Falcone t’as épargné ? demanda Oswald, sa voix trahissait de plus en plus son intérêt pour la jeune femme et son récit.

Elle ne semblait pas le capter, en revanche, un léger tremblement au bas de son visage fit comprendre à Oswald que derrière sa figure de marbre, il y avait bel et bien des émotions, probablement de la peur en l’occurrence. Ce n’était pas étonnant, Carmine Falcone était le chef de gang le plus influant de tout Gotham, même une jeune fille, bon chic bon genre comme elle, devait forcément le savoir.

— Je… Lui ai expliqué pourquoi il perdait de l’argent.

— Tu as vraiment dénoncé Franky alors ? Comment t’as compris son manège ?

— Les jeudis rouges.

— Quoi ?

— J’ai remarqué que les jeudis à la roulette, la fréquence des rouges était anormalement élevée. Sur le plan des probabilités, ça ne collait pas à une variable aléatoire. Il y avait forcément quelque chose qui influençait le jeu. Le quelque chose, c’était le croupier et une joueuse que je ne voyais que le jeudi. Elle misait toujours sur le trois, le sept et le douze rouges.

Le Pingouin l’écoutait attentivement. Son esprit combla rapidement les vides manquants. Une chance insolente au casino ça n’existe pas, même dans les contes de fées. C’était valable pour Franky, c’était également valable pour Tracey.

— Tu comptais les cartes n’est-ce pas ?

L’étudiante se contenta d’hocher positivement la tête. Oswald commençait à cerner un peu le personnage qu’il avait en face de lui. Cette bleusaille avait un sens de l’observation redoutable, et visiblement, elle avait un don pour les mathématiques.

La jeune femme ne laissait rien transparaître, mais intérieurement, le souvenir traumatisant de cette soirée au casino était marquée au fer rouge dans sa chair…

 

oOo

On l’avait attrapée par le col de son seul pull classieux et, un canon de calibre vingt-deux enfoncé dans le creux de ses reins, un grand malabar l’avait conduite jusqu’au bureau de Carmine Falcone.

— Alors c’est toi qui fais chuter mes revenus ? avait-il dit, la tempe posée sur ses phalanges robustes. As-tu la moindre petite idée du bousier dans lequel tu viens de te fourrer, piccola mia ?

— Je ne suis pas responsable.

— Ta gueule !

Elle s’était pris une violente gifle de la part du videur.

— Tu vas devoir me rembourser tout l’argent que j’ai perdu à cause de toi. Comment comptes-tu t’y prendre, mademoiselle je-compte-les-cartes ?

— Si vous perdez de l’argent, c’est à cause de votre croupier. Celui qui a une cicatrice sur l’arcade sourcilière droite. La roulette ne fonctionne pas normalement quand il est dessus. Je sais qu’habituellement vous le faites au profit du casino sur les autres, mais celle-là fait gagner les rouges, surtout la dame au tailleur beige. Je pense qu’ils se connaissent, car ils se regardent souvent dans les yeux. Plus que les gens normaux j’entends.

Elle paniquait, et comme souvent lorsqu’elle paniquait, elle déballait tout ce que l’usine à gaz de son cerveau analysait. Don Falcone avait eu l’air perplexe, quelques secondes tout au plus, ensuite il avait fait venir le croupier en question.

Après une brève vérification de la vidéo surveillance, l’agent de sécurité, qui tenait jusque-là Tracey en joue, avait froidement abattu son collègue sous les yeux de la jeune femme. Le sang de Franky s’écoulait lentement jusqu’à ses pieds, chaussés des escarpins de sa mère. Don Falcone avait un peu râlé à cause de son tapis, l’autre aurait dû attendre d’être dans la ruelle derrière le casino pour appliquer la sentence.

 

oOo

 

Tracey fut extirpée de ses souvenirs choquants par la voix du Pingouin. Avant de se plonger dans ses pensées, elle avait préparé une couverture en laine. Elle était en train de nettoyer un peu le buste d’Oswald, avant de le couvrir. Elle l’épongeait toujours avec un torchon propre dans un geste machinal, l’esprit ailleurs. Cette familiarité détachée dont elle faisait preuve avait fini par rendre son patient dubitatif.

— Tu n’as pas peur de moi ?

— Pourquoi je devrais avoir peur de toi ? répliqua Tracey avec une certaine circonspection palpable.

— Tu le devrais. Je suis dangereux

— Ni plus, ni moins que les sept millions d’habitants de Gotham.

— Tu es complètement folle.

— Je t’ai dit que mon père a été tué d’une balle perdue. Elle ne venait pas d’un membre de la pègre, elle venait de l’arme de service de l’agent de police Harvey Bullock. Mon père voulait juste acheter du papier sulfurisé. Il avait une obsession pour les papillotes… C’est ironique, je crois que c’est le mot, ironique ?

— Comment tu sais que c’était Bullock ?

— Ma mère et moi étions au commissariat quand un autre policier s’est disputé avec lui.

— Le flic que ta mère a essayé de buter, c’était lui ?

— Oui. Tu vois : c’est ironique. Les subtilités sociales m’échappent la plupart du temps, mais j’ai capté depuis un moment que n’importe quel être humain peut être dangereux. Tu es dangereux, je suis dangereuse, Bullock est dangereux, ma mère est dangereuse, Don Falcone est dangereux… Mais en théorie - je dis bien en théorie - quand on est allié avec quelqu’un, on n’a plus à se méfier. Toi et moi, nous sommes dans le même camp, n’est-ce pas ?

Le Pingouin ne répondit rien. Son interlocutrice était intelligente, naïve mais intelligente, simplette presque, mais brillante. Étaient-ils véritablement dans le même camp ? Elle prenait un risque avec lui, pour lui, mais si elle était sincèrement loyale à Don Falcone, ils étaient peut-être en train de devenir ennemis.

Le Pingouin rêvait secrètement de devenir parrain de la mafia à la place du grand Carmine. En bon fourbe prudent, il attendait son heure sans faire de vague, mais peut-être que son patron avait perçu son ambition. Il l’avait envoyé négocier un pacte avec Salvatore Maroni, c’était une grande marque de confiance. Butch Gilzean avait normalement préparé le terrain, favorable à cet accord pour le partage du cartel de la drogue. Don Falcone paraissait confiant la dernière fois que le Pingouin l’avait vu. Quant à Butch, il avait déclaré que ce ne serait plus qu’une formalité et qu’il avait la partie facile. En y repensant, Oswald se sentait complètement idiot. Comment avait-il pu se laisser berner à ce point ? Une chose ne collait pas toutefois. Si Don Falcone voulait se débarrasser de lui, il y avait des moyens plus simples, un peu comme pour Franky…

 

Le Pingouin se réveilla brusquement, il s’était endormi sans s’en rendre compte. Combien de temps était-il resté assoupi ? Il lui fallut quelques secondes pour se rappeler où il était et pourquoi. Sa peau en feu sur le flanc gauche activa sa mémoire, et il chercha désespérément des yeux une horloge ou autre chose lui permettant de deviner l’heure. Tracey avait ouvert la fenêtre, pour aérer. Dehors, une aube claire avait succédé à la nuit.

— Eh merde… pesta Oswald en réalisant qu’il avait dormi longtemps.

Rattrapé par sa situation critique, Oswald tenta de se redresser. Il pensait aller mieux, mais ce n’était qu’une illusion donnée par son repos d’une moitié d’horloge. Il grogna en sentant ses points de sutures se tendre sous ses côtes bandées.

— Tu n’es pas en état de bouger, dit Tracey de sa voix morne.

— Je n’ai pas le temps de trainasser. Ils vont finir par nous mettre la main dessus. Ils savent où j’habite, ils savent forcément où tu habites et où tu travailles.

— Qui ça ? Les hommes de Maroni ?

— Mais non, Falcone !

— Ce n’est pas grave ça, il faudra faire notre rapport à Don Falcone à un moment donné, répondit Tracey en fronçant légèrement les sourcils, elle ne comprenait pas pourquoi son patient était en panique.

— C’est pas possible d’être aussi c… Rah ! La négociation chez Maroni était un piège. Je crois que Falcone veut ma tête. S’il ne l’a pas, East End va se retrouver à feu et à sang.

— Don Falcone ne m’aurait pas envoyé te sauver s’il voulait ta tête, répondit-elle en essayant de chasser l’image mentale de la métaphore au premier degré, avec la tête tranchée d’Oswald posée sur un plateau d’argent.

— Tu es trop naïve… Il voulait sans doute se débarrasser de toi dans la foulée.

— Non, ce n’est pas cohérent, répondit-elle avec aplomb. Il voulait que je regarde sa comptabilité. Il soupçonne un autre de ses collaborateurs de détourner de l’argent.

— Attends… Quoi ?

— Par ailleurs, ce n’est pas Falcone qui m’a chargé de te récupérer, il était absent hier matin. C’est le gros costaud qui lui sert souvent de garde du corps. Je ne me souviens plus de son nom.

— Tu arrives à compter les cartes au poker et tu n’es pas fichue de retenir le nom du type qui t’a envoyé au casse-pipe ? déclara Oswald, les yeux exorbités.

— J’ai une mémoire mathématique, les noms des gens ne sont pas concernés. Je crois que c’était un truc comme Gosling ? Ou Grizzly ?

— Gilzean ? Butch Gilzean ?

— Ça doit être ça, oui.

— Si quelqu’un arnaque Don Falcone ça ne peut-être que lui. Cherche pas plus loin, il a voulu faire d’une pierre deux coups : me faire buter et te faire buter.

Un silence pesant s’instaura entre les deux oiseaux. Le Pingouin cogitait, sa convalescence serait vraisemblablement écourtée par quelques complices de Gilzean venus le liquider. Il ne savait pas s’il disposait de jours, d’heures ou même de minutes devant lui, pour établir un plan de secours. Rien d’évident ne lui apparaissait, il ne connaissait aucune planque sûre hors des radars de Gilzean ou de Falcone, et sa blessure l’handicaperait forcément dans ses mouvements.

— Que fait-on alors ? demanda Tracey.

— Laisse-moi réfléchir ! Il va finir par comprendre qu’on est là, il doit connaître ta vie comme il connait la mienne. Où est mon flingue ?

— Je l’ai posé là.

— Donne-le moi.

Tracey s’exécuta et Oswald, toujours allongé sur les vieux coussins, ouvrit le chargeur pour vérifier son contenu. Il le pensait complètement vide, il restait tout de même une unique balle. Il grommela en guise de soupir. Cette petite cartouche isolée ressemblait à un gros doigt d’honneur du destin.

— T’as une arme et des munitions ?

— Non, pas ici.

— Merde.

Le bâtiment était silencieux depuis la veille, alors les premiers sons de battants, brutalement ouverts et refermés dans le lointain, attirèrent immédiatement l’attention d’Oswald et de Tracey. Le brouhaha se rapprochait dangereusement de leur palier.

— Merde, répéta Oswald. Ce sont eux !

Il tenta de se lever. La douleur se réveilla, mais ce qui le cloua sur les coussins à ressort fut un puissant vertige soudain. Ses bras se dérobèrent sous son poids. Il retomba sur le canapé en gémissant et serra contre lui son pistolet. La souffrance, la confusion, la peur se mélangeaient en lui, il fut rattrapé par son envie de vomir, ce n’était pourtant pas le moment.

Tracey exprimait son angoisse à sa manière. Les traits de son visage s’affolaient à peine, mais son esprit fulminait. Elle se précipita vers un meuble à tiroirs et l’ouvrit en hâte. Elle en extirpa deux colliers larges, simplement constitués d’une pierre taillée argentée brillante, attachée par un fil de nylon. Elle enfila le premier autour de son cou avant de se ruer sur Oswald pour accrocher le deuxième.

— C’est quoi ce truc ?

— Un repère.

— Un repère pour quoi ?

La tension s’intensifiait à chaque seconde dans le laboratoire, au fur et à mesure que les pas se rapprochaient dans le couloir. Tracey déverrouilla la cage de ses corneilles et ouvrit grand la grille. Elle se saisit ensuite d’un boitier noir avec plusieurs molettes qui trainait sur son bureau.

— Reste couché, protège ton visage, c’est la seule arme que j’ai !

— Bordel tu vas faire quoi ?!?

Les premiers oiseaux sortirent de leur cage, heureux de se dégourdir les ailes et indifférents à la vague de panique qui animait les deux humains. Tracey fila se cacher derrière une armoire métallique, espérant que ce bouclier suffirait pour se protéger des coups de feu. La porte du laboratoire s’ouvrit brusquement et l’intérieur fut canardé. N’apercevant personne, trois hommes, dont Butch Gilzean lui-même, pénétrèrent dans la salle, pistolets au poing. 

— Sors de ta cachette Pingouin ! J’sais que t’es là sale piaf de merde !

Oswald était sur le point de s’uriner dessus. Il n’était pas caché, il était toujours coincé sur son divan, à la merci de ses assaillants à quelques mètres derrière la cloison. Encore trois pas et ils le verraient, étendu comme une loque, sur son canapé dégueulasse. Il pensait sa dernière heure arrivée, quand Tracey tourna le bouton de son mystérieux gadget. Aussitôt, toutes les corneilles du laboratoire jaillirent de leur volière pour se ruer becs et serres dressés, en position d’attaque, tels des rapaces, sur les trois hommes venus abattre Oswald.

Attaqué au visage, le premier sbire de Gilzean lâcha son arme et se mit à hurler, un corvidé venait de lui perforer l’œil droit. Quatre autres oiseaux le frappaient, tentant d’agripper et déchirer tout ce qui dépassait : nez, oreilles, cheveux, doigts, col de chemise… Butch et son autre complice déchargèrent leurs armes sur les volatiles, mais ces cibles mouvantes étaient plus difficiles à viser que des silhouettes humanoïdes. La majeure partie de corneilles se focalisaient sur leur acolyte, se tortillant au sol dans une mare écarlate. Il leur était impossible de tuer les oiseaux sans le blesser. Ils ne réalisaient pas bien ce qui se passait, Oswald non plus. Soudain, une vingtaine d’autres corneilles débarquèrent par la fenêtre, attirées par les ultrasons de la machine de Tracey. Celles-là se jetèrent sur Butch et le troisième homme encore debout. D’autres coups de feu se perdirent dans les airs jusqu’à ce que les chargeurs soient tous vides. Des plumes noires volaient dans tous les sens, des éclaboussures de sang humain et animal avec. Oswald était terrifié au milieu de cette nuée d’oiseaux tueurs, digne d’un film hitchcockien. Pourtant, il était épargné. Il était au cœur de la mêlée, immobile, vulnérable, avec des plumes dans les narines et les cheveux, mais rien ne l’atteignait. Aucun corvidé ne l’attaquait et, par miracle, aucune balle perdue de la bande à Gilzean ne l’avait éborgné.

Au bout d’une minute de carnage emplumé, les cris – les cris humains – avaient cessé, ne restaient que les croassements lugubres des corneilles s’acharnant sur des corps désormais sans vie. Tracey fit pivoter son interrupteur et les oiseaux cessèrent de s’agiter. L’un d’eux s’envola et se posa sur le genou d’Oswald, le faisant sursauter, mais le volatile se contenta de lisser ses plumes avec le bec, pour nettoyer l’hémoglobine. Le cœur du Pingouin palpitait encore à toute vitesse dans sa poitrine. Ses mains noueuses cramponnées au dossier du canapé, il peinait à retrouver son calme.

Après avoir longuement fixé les trois cadavres sanguinolents, il leva lentement les yeux vers Tracey. Elle lui avait dit qu’elle était dangereuse, il pensait qu’elle parlait simplement de sa possibilité de dénoncer des partenaires déloyaux, comme Francky. Avec sa trogne encore juvénile, sa candeur et sa démarche de geek, il ne l’aurait jamais imaginé avec une arme à la main, et s’il avait essayé, il n’aurait pas pu imaginer une telle arme. Il ignorait même qu’elle puisse exister. Le visage inexpressif de Tracey commença à fondre dans une moue boudeuse. Ses sourcils se froncèrent, elle était nettement contrariée.

— Qu’est-ce que je vais faire avec trois cadavres moi ? Ils ne rentreront pas dans le congélateur… En plus il y a du sang sur les ordinateurs et mes documents. Mes collègues ne vont pas être contents.

Oswald prit sur lui pour ignorer la douleur au flanc gauche et sa terreur encore latente. Il se redressa afin de lui parler.

— On va appeler Falcone. Tu vas lui expliquer clairement la situation et il va envoyer des nettoyeurs.

— Tu n’as plus peur qu’il nous tue ?

— Gilzean nous a piégés et il l’a trahi. Cette information sera notre sauf-conduit. Mais par précaution, garde ton joujou entre les mains.

Tracey cligna des cils, perplexe. Elle était jolie, mais de l’avis du Pingouin, elle avait vraiment l’air d’une enfant ahurie quelques fois. Il hocha la tête pour désigner ses vêtements posés sur un dossier de chaise.

— Rend-moi mes fringues.

Il était hors de question que Don Falcone le voit torse nu, avec sa blessure rafistolée à la va-vite et son corps gringalet maladif exhibé. Une veste souillée par le sang restait plus honorable face au parrain de la mafia, ça lui donnerait une allure de conquérant. Après tout, il avait abattu un traitre. C’est ainsi qu’il le présenterait.

Tracey lui tendit ses affaires, elle avait laissé la chemise découpée avec sa veste.

— Une chemise à trois cent dollars… maugréa le Pingouin en retirant les plumes sur sa poitrine.

— Qui met des chemises à trois cent dollars ? s’étonna Tracey.

— Je t’apprendrai à t’habiller correctement.


Oswald toisa son alliée temporaire de la tête aux pieds. Avec son vieux jean troué et son sweet gris deux fois trop grand pour elle en plein été, elle illustrait la parfait caricature de l’étudiante en sciences sans le sous. Spontanément, elle s’approcha pour aider le Pingouin à enfiler sa veste de costume. La souffrance se lisait toujours dans ses grimaces qui l’enlaidissaient encore un peu à chaque mouvement du bras gauche. Après la tuerie qu’il venait de traverser dans sa convalescence à peine débutante, il n’avait plus le réflexe de râler pour l’empêcher de le traiter comme un éclopé. Elle effleura accidentellement sa peau à plusieurs reprises. Ce contact était électrique. Une femme le touchait, sans qu’il n’ait eu besoin de la payer ou de la contraindre. Il contempla à nouveau les indices de ses formes sous la friperie. Oui, il mourait d’envie de lui apprendre à s’habiller autrement, et à se déshabiller aussi.

Il jeta ensuite un coup d’œil à la télécommande étrange, avec laquelle elle avait contrôlé ses oiseaux. Une partie d’entre eux étaient docilement retournés se percher dans leur cage, engraissés par les bons soins de Tracey, ils n’avaient guère envie de prendre leur envol vers des horizons sans doute moins cléments. Un esprit brillant et un tempérament servile dans un corps de déesse. Aurait-t-il pu rêver trouver une meilleure collaboratrice ?

Il profita qu’elle soit à sa portée pour glisser son poing sous le menton de Tracey et l’obliger à relever la tête pour le regarder. Elle se mit à le fixer très attentivement, analysant son sourire tordu découvrant ses petites quenottes répugnantes, puis elle attendit, sans broncher, qu’il dévoile ses intentions.

— Tu sais quoi petit oiseau ? J’ai un marché à te proposer.

 

oOo

 

Il y avait foule ce soir-là au Cyrus Pinkney Institute for Natural History. Une belle partie du gratin de Gotham était dans la place, il y avait même quelques représentants de Metropolis venus faire acte de présence et se pavaner devant la légion de journalistes. Affrétés et pompeux, ils paradaient devant le roi de la fête : Oswald Chesterfield Cobblepot, alias le Pingouin, mais personne n’osait utiliser cette appellation devant lui, à moins d’être prêt à s’assumer comme ennemi mortel.

— Monsieur Cobblepot, pourquoi avoir acheté le Cyrus Pinkney Institute for Natural History ? demanda la jeune Summer Gleeson.

— C’est en quelques sortes un cadeau. Pour une vieille amie.

En retrait derrière les caméras, encadrée par deux des gardes-du-corps du Pingouin, Tracey resta de marbre. Intérieurement, elle riait. C’était drôle, et presque flatteur quelque part. Le festival de flagorneries se poursuivait. Oswald était devenu un homme important. Carmine Falcone trépassé, il avait pris la tête de la mafia, puis, comme son prédécesseur, il s’était fabriqué une image publique respectable. Les dirigeants de Gotham n’étaient pas dupes, les policiers de la ville non plus, mais la plèbe se fichait bien d’où provenait l’argent qui leur finançait bars, discothèques, casinos, cinémas et autres lieux de plaisance. Oswald blanchissait aussi son argent en finançant des orphelinats et des hôpitaux, des actes charitables nécessaires pour son prochain objectif : il briguait la mairie de Gotham. Arrivé au sommet de la pègre, son nouvelle obsession était de réhabiliter l’image de la famille Cobblepot.

 

Tracey avait soif, elle tourna les talons pour rejoindre le buffet. En passant devant l’un des grands miroirs ornant le hall du muséum, elle gratta distraitement l’arrière de son crâne en contemplant son reflet. Elle peinait toujours à se reconnaître, maquillée, dans cette robe très près du corps, avec des talons hauts, même si elle avait fini par s’habituer à porter cette tenue hautement inconfortable. C’était un autre cadeau d’Oswald et une exigence tacite de sa part. Il avait offert à Candy et elle les mêmes tailleurs à rayure assortis, noir pour Candy, blanc pour Tracey. Dans l’intimité, ils les appelaient ses « little black birds ». Elles étaient ses associées, selon le terme qu’affectionnait Oswald. Tracey ne se leurrait pas sur la réalité : il était le patron, elles n’avaient qu’un rôle de conseillères et d’exécutrices. Parfois, elle entendait des murmures dédaigneux les appeler les assistantes du Pingouin, ou des mots beaucoup moins courtois.

Candy – Raven Jackdown de son vrai nom – portait bien son pseudonyme ; elle était la friandise du Pingouin. Tracey, elle, n’était là que pour le plaisir des yeux. En dix ans, il ne l’avait jamais touchée de manière déplacée, elle ne comprenait pas pourquoi, mais cela l’arrangeait bien. Son boss était libidineux, il avait choisi pour elle des bas-résilles et un décolleté complètement vertigineux, qui ne laissait aucun homme indifférent. Il passait parfois de longues minutes silencieuses à la regarder, dans les moindres détails de son corps sublimé par cette tenue sexy, mais pas une seule fois il n’avait posé ses doigts potelés sur elle. Tracey avait fini par estimer que c’était tout bonnement une marque de respect. Elle n’était pas un bout de viande, elle n’était pas un objet, elle était véritablement son bras droit et, surtout, elle était sa seule véritable amie.

— Mademoiselle Buxton ?

L’associée du Pingouin cherchait une boisson sans alcool sur le buffet, elle se retourna pour vérifier l’identité de celui qui l’avait interpellé. Il était rare que quelqu’un l’appelle par son nom, elle n’était que l’ombre du Pingouin normalement, alors elle se sentait incrédule, mais son visage n’exprimait rien d’autre qu’une froide dignité. Elle tomba nez à nez avec un bel homme brun, visiblement plus jeune qu’elle d’au moins dix ans, dans un costume encore plus luxueux que tous ceux que pouvait posséder son patron.

— Bruce Wayne, se présenta le gentleman friqué en inclinant légèrement la tête en guise de salutations. Seriez-vous par hasard la Tracey Buxton qui a mis au point le système à spectre large de coordination neuronale par ultrasons ?

— C’est bien moi.

— Je suis enchanté de faire enfin votre connaissance. C’est une invention brillante.

— Oui, à tel point que Wayne Entreprise a racheté le brevet. Je me suis toujours demandée ce que vous pouviez vouloir en faire. Monsieur Fox avait évoqué des tests sur les chauves-souris, il ne m’a rien dit d’autre, et on m’a bien fait comprendre que ce n’était plus mes affaires.

— Je vous prie d’excuser mes collaborateurs. C’est votre création, il me parait normal que vous n’appréciez pas d’en être dépossédée.

— Je vous arrête : cela ne me fait ni chaud, ni froid. C’est ainsi que fonctionne le monde. Les gens volent, pillent, mentent, détruisent, reconstruisent, re-détruisent…

— L’aigreur et le cynisme ne sont pas les meilleurs atouts beauté d’une femme. Si cela peut vous redonner le sourire, j’aimerais vous proposer un poste de chargée de recherche à Wayne Entreprise. Nous avons besoin d’esprits tels que le vôtre.

— Ce n’est ni de l’aigreur, ni du cynisme. Et je vous remercie de votre proposition, mais j’ai déjà un emploi.

Sans se départir de son large sourire mondain, Bruce Wayne jeta un coup d’œil au gros et déplaisant Oswald Cobblepot, toujours en plein interview.

— Je pense que vous pourriez espérer mieux qu’assistante du Pingouin, sans vouloir vous offenser.

— Je suis son associée. La qualification d’assistante pourrait bien m’offenser en effet.

— Toutes mes excuses. Je ne sais comment aborder le sujet sans vous froisser… Lucius Fox m’a dit que vous étiez la plus brillante des jeunes docteurs en neurobiologie animale qu’il ait rencontrée. Je sais aussi que vous êtes bénévole et généreuse donatrice dans plusieurs associations de protection animale. Du peu que j’en ai vu… Vous me semblez être une personne à l’humanisme convaincant, à des années lumières des affaires crapuleuses qui éclaboussent votre… Votre associé. Alors je ne comprends pas plus que Lucius : pourquoi ce partenariat avec le Monsieur Cobblepot ?

— Vous aimez les mathématiques Monsieur Wayne ?

— Par tous les saints, non ! Non pas spécialement, déclara le milliardaire dans un éclat de rire séduisant, à la surprise sincère.

— Moi j’ai un certain talent pour les mathématiques voyez-vous, et j’ai fait un petit calcul, en me basant sur les chiffres de la criminalité.

— Là, vous avez capté mon intérêt.

— Selon les quartiers de Gotham, statistiquement, votre espérance de vie est plus élevée si vous intégrez la pègre, entre deux et dix ans selon secteurs. Dix ans, vous imaginez ?

— Oui, j’imagine… répondit Bruce qui n’avait vécu que dix ans auprès de ses parents, avant qu’ils ne soient sauvagement abattus dans une ruelle, à la sortie de l’opéra.

— Toujours selon les statistiques, vous avez autant de chance de mourir d’une bavure policière que d’une agression délictuelle.

— Vous êtes certaine de ce que vous avancez ?

— Il n’y a pas de Justice à Gotham Monsieur Wayne, le coupa Tracey. Il n’y a que la survie et les lois mathématiques. J’ai choisi mon camp, en me basant sur mes probabilités de survie.

— Je peux comprendre votre choix, mais je ne le cautionne aucunement. On ne peut résumer la vie à un alignement de chiffres, même à Gotham. Je pense que nous venons tous au monde pour une bonne raison. Il faut trouver un sens, un but à son existence. Survivre n’est pas suffisant, servir le Pingouin non plus.

— Selon vous, servir Wayne Entreprise serait une meilleure voie ?

— Par exemple.

— Croyez-le ou non, je me sens à ma place ici. Auprès de ces gens. La morale ne m’intéresse pas, je ne m’intéresse qu’aux mathématiques et aux oiseaux.

— Il faudrait vous parler ornithologie pour vous convaincre alors ? Il existe d’autres espèces que les manchots.

— Si vous êtes plus sensible à la biologie, eh bien dites-vous que Gotham est comme une volière Monsieur Wayne. Les oiseaux vivent ensemble, mais ne se mélangent pas.

Bruce sourit, d’un sourire cynique, mais aussi impressionné par la finesse d’esprit de cette femme du mauvais côté de la barrière. Elle avait raison, il était en pleine enquête sur la mystérieuse cour des hiboux, dans son costume de mammifère volant, tentant habilement d’imiter un rapace de nuit.

— Belle métaphore… Et vous ? À quelle nichée appartenez-vous ?

Tracey jeta un rapide coup d’œil au Pingouin, jubilant au bras de Candy devant des photographes à sa botte. Elle sentit ses lèvres se tendre bien malgré elle. À force de s’entrainer, les sourires venaient plus naturellement qu’autrefois.

— Disons, les oiseaux noirs.

oOo


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