La voix de l'ombre - Livre I : Les murmures du passé
Chapitre 25 : Un plan bien ficelé.
La saison auprès des Loup-de-givre passa très vite, si bien que Keera et Orgrim purent repartir sans la guidance d'Oreille-sage, car la neige avait fondu à vue d’œil. Bien que toujours enneigé, le paysage montrait les premiers signes de la belle saison, par ses bourgeons naissants ci et là, dans de rares coins de verdure.
Marchant côte à côte, le couple traversait la plaine en prenant soin d'apprécier le panorama. Les rayons du soleil baignaient la fine couche de neige au sol et s'y reflétait, tandis que tous deux s'avançaient en accord.
Les Loup-de-givre étaient un clan généreux et empreint d'une déférence que l'on accorderait davantage à d'autres peuples, que l'on qualifierait de plus civilisés. Cependant, il était indéniable aux yeux de Keera que les principes ne pouvaient être liés à une race, ce serait bien trop réducteur. Et ce clan en était la preuve.
Le couple marchait depuis plusieurs heures, ils pouvaient donc faire une halte en attendant de trouver une solution ou un chemin qui leur permettrait de quitter ces montagnes, si possible par les airs.
Calés contre la base de la montagne, ils s'installèrent sur un rocher et entamèrent leurs vivres.
Orgrim termina de mâchouiller son morceau de viande de bélier séchée et annonça :
Nous pourrons revenir d'ici quelques saisons, mais après avoir visité les Chanteguerre.
Il scruta sa compagne :
Tu mangeais aussi avec les mains chez les humains ? demanda-t-il alors que Keera arrachait un bout de viande séchée en oubliant de toute évidence ses manières princières.
Moins de protocole, plus de plaisir, proclama Keera qui ingérait la nourriture non sans une certaine élégance malgré les moqueries d'Orgrim. Mais, tu n'es pas sans savoir qu'une princesse reste une princesse, affirma-t-elle l'air hautain.
Mff, bafouilla l'orc qui venait de croquer un autre morceau de viande, j'aurais aimé te voir vêtue d'une robe retombant sur tes pieds, comme celle que tes sœurs portaient. Ça devait valoir le coup d’œil, ajouta-t-il le sourire élargi.
Ah oui, moque-toi, tu …
Un homme apparut plus loin, seul et tenant le fourreau où reposait sa longue épée à peine dissimulée sous sa cape. Encapuchonné, et à cette distance, difficile d'identifier l'humain. Orgrim et Keera restèrent sur la défensive.
Ça fait un bail, Keera, entonna l'homme qui semblait garder une distance entre eux. Alors comme ça tu t'es accoquinée avec le chef des orcs, bravo ! Tu as été bien au-delà des espérances de notre père.
Soudain, Keera sentit un point sur sa poitrine.
Aliden ! s'écria-t-elle, les yeux écarquillés.
Orgrim s'approcha de sa compagne qui s'était avancée.
Qui est-ce ? lui demanda-t-il après avoir empoigné le marteau-du-destin.
Oh, tu n'as jamais parlé de moi à ton... comment dit-on ? Ton époux ! ironisa Aliden.
Le seigneur Perenolde s'avança de quelques pas, puis se présenta :
Je suis Aliden Perenolde, fils du précédent roi d'Alterac, avec qui vous aviez passé un pacte de non-agression.
Je me souviens de ton père, un homme lâche et sans honneur, lança Orgrim.
Perenolde se contint. Bien que l'orc ait raison, il ne pouvait tolérer une insulte venant d'une telle créature. Mais il se savait plus intelligent que son père, et il ne souhaitait pas saboter son plan par arrogance.
Il a payé sa lâcheté au prix fort semble-t-il, admit le seigneur. Cela dit, mon père n'est pas l'objet de cette rencontre.
Alors dis-nous ce que tu veux, demanda sèchement Keera.
Hum, tu n'as jamais aimé user de détours, ma sœur. C'est fort appréciable. Je suis ici parce que je sais qui est à vos trousses, et comment le neutraliser, certifia Aliden.
Orgrim et Keera se regardèrent, puis le fixèrent, l'air suspicieux. Devant leur incertitude, Aliden développa :
Le général Hetor Walmor est une plaie pour qui s'en approche, et si vous avez le malheur d'être ses proies, sachez qu'il vous traquera jusqu'à la fin de votre vie, annonça-t-il.
Ou de la sienne, renchérit Orgrim. Tu crois qu'il nous fait peur ? lança l'orc sur un ton menaçant.
Oh, je ne doute pas qu'une telle brute puisse ressentir quoi que ce soit de raisonnable, s'enhardit Aliden en désignant l'orc de la tête, mais...
Orgrim se cambra et commença à s'élancer, mais Keera le retint par le bras.
Prends garde mon frère, choisis bien tes mots, je ne le retiendrai pas deux fois, l'avertit la princesse d'un œil mauvais.
Eh bien, se reprit Aliden, je ne suis pas étonné de te voir aux côtés d'un orc, ma sœur. Après tout, tu écoutes ta nature sauvage, dit-il presque nostalgique.
Que veux-tu Aliden ? insista la princesse qui peinait à cacher son mépris.
Je peux vous aider à vous débarrasser de Walmor, et croyez-moi, vous ne faites pas le poids, leur assura-t-il.
Et pourquoi nous aiderais-tu ?
Vois-tu, je cherche désespérément à me défaire de cet arriviste qui menace mes affaires, et si cela peut également venir en aide à ma sœur, alors pourquoi pas ?
Tu nous proposes un marché ? reprit Orgrim.
Un marché honnête, car, croyez-moi, ce scélérat cherchera par tous les moyens à obtenir ce qu'il veut, et, jusqu'à présent, il n'a jamais perdu une bataille.
Keera réfléchit. Elle n'avait jamais été proche de son demi-frère, et n'était pas sûre de pouvoir lui faire confiance. Elle dévisagea Orgrim qui la fixait, attendant son avis à propos de ce marché.
Elle inspira profondément, puis se lança :
Avant de te répondre, dis-moi, Aliden, que sont devenues Neva et Orla ?
Aliden resta interdit. Sa réponse pouvait-elle influencer le choix de Keera ? De toute façon, que risquait-il à lui dire la vérité, si ce n'est peut-être la gagner à sa cause :
Neva est partie en exil avec père et nos gens, quelques nobles, et je n'ai aucune nouvelles d'eux. Quant à Orla... elle est un jour tombée sur un groupe d'orcs avec qui père avait collaboré, mais elle n'a pas survécu à leur rencontre.
Choquée, Keera se raidit, les yeux grands ouverts. Indigné, Orgrim le toisa.
Désolé ma chère, mais la guerre a continué, et personne n'est à l'abri de ce genre d'incident très regrettable, s'offusqua Aliden qui fixait Marteau-du-destin.
Malgré le choc, Keera devinait où son frère voulait en venir. Il essayait d'incriminer les orcs, et par extension Orgrim, pour la rallier à sa cause. C'est pourquoi il venait de perdre toutes ses chances :
Je crois que nous allons en rester là, Aliden, conclut la princesse.
Frustré de n'avoir pas convaincu sa sœur, bien qu'il s'y était attendu, Aliden se renfrogna légèrement.
Comme tu voudras, Keera. J'espère seulement que tu ne regretteras pas ton choix, dit-il en pivotant pour s'éloigner.
Le jeune seigneur partit dans la brise tiède qui caressa le visage de Keera, comme pour essuyer les larmes qui coulaient chaudement sur ses joues.
Orgrim l'entoura de ses bras, et observa lui aussi l'humain disparaître.
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Le choc de la nouvelle était passé, mais Keera conservait une mine maussade. Orgrim la laissa respirer, et observait les environs. Malgré tous les beaux discours de Perenolde, l'orc avait trouvé étrange qu'il n'insiste pas davantage pour obtenir leur aide. Il en parlerait à Keera lorsqu'elle irait mieux.
Cela faisait des heures qu'ils marchaient vers l'est. Malgré leur capacité à avancer en toute discrétion, ils avaient dû combattre deux énormes yétis des montagnes, et éviter un groupe d'ogres.
Keera connaissait un chemin au nord qu'ils pourraient emprunter, et rejoindre ensuite leur ferme abandonnée quelques temps.
Alors qu'il scrutait l'horizon, Orgrim entendit un bruit d'ailes battant les airs qui se rapprochait d'eux. Keera se retourna.
Eh bien, je n'avais jamais vu un oiseau de cette taille dans ces montagnes, commenta Orgrim qui l'observait voler au-dessus d'eux, la main devant ses yeux pour se protéger du soleil.
Brusquement, Orgrim se raidit tandis que le griffon, car c'était un griffon, se posait un peu plus loin, déposant un homme qui s'élança vers eux, une hache à la main.
Vile créature, éloigne-toi d'elle ou je te pourfends ! menaça l'homme qui s'avançait vers l'orc à pas de course.
L'homme était grand, les cheveux grisonnants, et portait une armure complète. Keera se prépara à saisir sa dague lorsqu'elle le reconnut :
Hath ! s'écria-t-elle, un large sourire se dessinant sur son beau visage. Mais, comment...
Votre Altesse, je suis ici pour vous libérer de ce monstre à la peau verte, et le faire enfermer, annonça le général, outré qu'une telle bête ait pu poser la main sur sa protégée.
Mais Hath, reprit Keera, je ne suis pas sa prisonnière !
Votre père, ce lâche, vous a vendu à cette abomination ! Vous ne souffrirez plus de son ignoble influence ! l'en assura Hath. Viens-ça, orc, et prépare-toi à mourir !
Orgrim posa sa main sur le marteau-du-destin en fixant le général de ses yeux plissés, mais Keera s'interposa :
Allez-vous m'écouter ! s'époumona la princesse. Ce n'est pas...
D'autres griffons apparurent, et leurs cavaliers jaillirent comme l'éclair pour encercler le couple. Cette fois, Walmor ne se contenta pas seulement de ses soldats d'élite pour les capturer, mais également de sorciers puissants qui emprisonnèrent les pieds et les poings de l'orc à l'aide de chaînes arcaniques avant qu'il ait pu saisir le marteau-du-destin.
Keera voulut sauter à la gorge d'un des mages, mais des fragments de givre couvraient ses bottes et l'immobilisèrent. Voulant aider sa compagne, Orgrim lança son cri de guerre, et tenta de se dégager. Mais ses liens magiques ne pouvaient être défaits. Il considéra Keera qui le fixait également, la mine sombre et excédée.
Fier de son succès, Walmor s'avança vers la princesse, elle aussi entravée de liens arcaniques, l'enveloppa de ses bras massifs, et fixa l'orc :
Eh bien, mon ami, pour te remercier d'avoir rendu cette traque magnifiquement intéressante, je te réserve un divertissement à ta mesure, lui assura l'humain qui peinait à contenir son excitation.
Walmor laissa la princesse et s'avança vers l'orc :
Emmenez-les au repaire, et camouflez l'orc, il serait dommage qu'on le reconnaisse sur le chemin avant que je ne puisse lui dire le fond de ma pensée, ordonna Walmor.
Le général Hath observait la scène, complètement perdu.
Pourquoi emmènes-tu Keera enchaînée ? s'enquit-il alors qu'il regardait les liens magiques qui la retenaient. Walmor, je ne te laisserai pas l'emmener !
Elle est loin de la fillette innocente que tu connaissais, Hath, l'informa Walmor en la regardant s'éloigner. Le roi Terenas a ordonné qu'on l'attrape également.
Alors pourquoi la fais-tu prisonnière ? s'emporta Hath, qui s'élança vers elle.
Parce qu'elle est sa complice, lui révéla Walmor en le retenant par le bras. Regarde-là donc s'inquiéter du sort de l'orc, regarde ses yeux !
Hath examina la jeune princesse que les soldats emmenaient. Elle lui rendit son coup d’œil, l'air affligé, et lui lança :
Comment avez-vous pu ?
Puis elle s'éloigna, gardée par les agents d'élite qui l'encadraient. Hath s'avança dans sa direction, mais fut retenu par le bras :
Que crois-tu pouvoir faire, hein ? le questionna Walmor. Désobéirais-tu aux ordres du roi Terenas ?
Tu m'as menti Walmor ! l'accusa Hath, furieux de la dupe dont il venait de faire les frais. Tu m'as fait croire qu'elle était sa prisonnière pour que je...
Walmor lui lança un sérieux coup de poing au visage pour le faire taire. Hath encaissa le coup, mais recula de quelques pas. Les deux hommes se toisaient.
Et alors quoi, tu sais pourtant à quels sacrifices je suis prêt à consentir pour le bien de mes missions ! lui lança Walmor, étrangement irrité.
Oh oui, je suis bien placé pour le savoir, et tu as joué sur la corde sensible pour obtenir des informations sur une personne que je chéris particulièrement, dit-il avec amertume. Mais crois-moi, cette fois-ci, tu ne t'en tireras pas à si bon compte.
Eh bien, lui lança Walmor face à ces menaces à peine voilées, se pourrait-il que tu sois en mesure d'oublier notre code d'honneur d'officiers pour affronter un frère, toi ? le provoqua-t-il. Allons, sois sérieux, Wilfried, j'ai toujours eu le dessus sur toi, si je puis me permettre, souligna-t-il en faisant allusion à un passé commun plus intime.
Le général Hath resta pantois. Comment osait-il y faire allusion, après tout le déshonneur dont il l'avait couvert, quinze ans plus tôt. Quel homme ignoble, tellement ignoble qu'il se demanda comment il avait pu lui ouvrir son cœur un jour. Il venait de lui rappeler combien il était capable de le détruire, ce qu'il avait déjà fait une fois.
Totalement dépité, écœuré, et surtout trahi, Hath le fixait mollement, presque chancelant.
Devant ce spectacle, Walmor préféra conclure :
Aller, retourne donc dans tes montagnes, tu ne m'es plus d'aucune utilité, lança t-il en se détournant.