Transcendance
Lors du peu de temps qu’il passait encore avec les Néodoués, Luke se rendit vaguement compte qu’une scission s’était créée: il y avait les partisans de Steve et ceux de Soraya. La tension s’aggravait, à tel point que les repas communs devinrent parfois électriques. Coira faisait de son mieux pour pacifier l’ambiance, mais ce furent Lucy et Killy qui eurent l’idée d’organiser une fête. Une fête! Luke ouvrit de grands yeux étonnés lorsqu’on lui demanda l’autorisation. Il avait des images de fractures ouvertes, d’amputations évitées de justesse et du visage rouge de colère de Dave Russel plein la tête, alors il faillit éclater d’un rire nerveux, mais à la place, il donna son feu vert. Après tout, c’était peut-être l’occasion d’apaiser les Néodoués, sans compter que certains avaient décidé de partir dans cinq jours, estimant qu’ils avaient désormais appris suffisamment.
La préparation de la fête plongea le manoir dans l’effervescence, comme si les Néodoués retombaient en adolescence. Quand Luke revint, le jour J, couvert de crasse et du sang des blessés qu’il avait soignés, il arrivait à peine à garder les yeux ouverts. L’eau chaude de la douche lui fit du bien, et il resta longuement sous le jet, attendant que son métabolisme de Doué le réveille. C’était sans compter la vibration des basses amplifiées, qui se mit à secouer le manoir. Le Don se déploya instinctivement, mais Luke le força à refluer ; ce n’étaient ni des tirs de missiles, ni le grondement d’une rangée de chars, juste de la musique. Pfff, s’il était resté un simple « roturier », il aurait été plus que ravi d’aller s’amuser avec les autres, songea-t-il tristement. Là, il n’avait qu’une envie: s’effondrer sur son lit et dormir.
Hélas, il fallait faire un effort. Il soupira, piocha une chemise blanche dans sa penderie - depuis quand n’avait-il plus mis de chemise? - enfila un jean noir et descendit dans le salon principal, méconnaissable : des banderoles multicolores oscillaient entre les poutres et la table à manger débordait de victuailles: chips, quiches, pistaches, salades, saucisson, tranches de pizza, pudding, biscuits. Un déluge de boissons occupait le comptoir de la cuisine, tandis que rires et conversations s’entrechoquaient dans les airs. Avec l’impression d’entrer dans un monde parallèle, Luke se demanda combien d’allers-retours Coira avait dû faire pour amener tout ça, à travers le portail. Quant aux boissons… Lorsqu’il avait exploré Far Carr, quand il y vivait avec Sil, Luke avait découvert l’impressionnante cave de l’ancien propriétaire, Lord Rix. Restait qu’il ne pouvait pas regarder cette débauche sans un pincement de culpabilité. Malgré le travail d’Abi et du reste de l’équipe chargée de gérer le ravitaillement de la Grande-Bretagne, il y avait encore des ratés, et parfois, la nourriture n’arrivait pas assez vite. Des familles mourraient de faim en ce moment même. Heureusement, le nombre de camions, de navires et d’hommes chargés de convoyer les vivres depuis les quatre coins du monde augmentait chaque jour.
Luke nota soudain que son arrivée avait provoqué un léger malaise. Occupés à bavarder, assis sur les canapés, à grignoter ou à danser vers les baies vitrées, les autres s’étaient interrompus pour le regarder. Puis une chanson à la mode explosa dans des hauts-parleurs portatifs et l’atmosphère chaleureuse revint.
- Hey Alexis, goûte-moi ça! Fabrication maison.
C’était Soraya, vêtue d’une robe blanche décorée de perles, les cheveux relevés en un chignon lâche. Elle lui fourra dans la main un verre rempli d’une mixture rouge qui dégageait une forte odeur d’alcool. Horrifié, Luke chercha aussitôt Daisy des yeux, mais heureusement, elle tenait un sage verre de jus d’orange. Il but une gorgée, s’adossa à la cheminée en regardant les autres s’amuser, luttant contre la fatigue. Steve n’était pas là. Nikkin non plus. Il sirota à nouveau sa boisson et s’aperçut un peu tard que l’alcool était en train de lui monter à la tête. Il s’empressa de manger une tranche de pizza, se laissa tomber sur un canapé. Daisy s’assit sur l’accoudoir.
- Désolée, lança-t-elle.
- Hein?
- Je ne me suis jamais excusée pour… maman. Je te jure que je ne voulais rien lui dire, enfin… pas vraiment, mais je n’ai pas eu le choix. Elle répétait qu’on n’arrêtait pas de lui mentir. Je n’aurais jamais cru qu’elle réagirait comme ça.
Oh. Luke avait oublié que sa mère lui en voulait et sentit la culpabilité lui brûler le ventre. Avec tout ce qu’il avait eu à faire ces derniers jours, il n’avait pas encore eu le temps de la retrouver pour s’excuser.
- Ce n’est pas grave, murmura-t-il. Moi aussi, je me suis comporté comme un idiot.
- Alors on est deux idiots, répondit Daisy en lui posant une main sur l’épaule. Et tu sais, tu devrais donner une chance à Gavar. Il est sympa, en vrai, et il s’inquiète pour moi autant que toi, un vrai papa poule.
Luke essaya d’imaginer un Gavar « papa poule ». Vraiment. Et en fait, il le voyait plutôt comme un chien de garde, voire un molosse sanguinaire, vu la manière dont il protégeait sa propre fille Libby.
- Tu es sûr que ça va? demanda Daisy de sa voix flûtée.
- Oui, pourquoi?
- Tu as une tête de zombie. On dirait que tu vas tomber dans les pommes d’une minute à l’autre.
Ah. Daisy n’était pas Abi, mais elle commençait à prendre les mêmes habitudes. Luke fit un sourire rassurant, mais sa petite sœur pensait déjà à autre chose:
- Je voulais te dire… Je sens quelque chose de bizarre. C’est très difficile à expliquer, c’est comme si je sentais que quelque chose allait arriver sans savoir quoi. Ah zut, je m’embrouille.
- Non, c’est simplement toute cette situation. C’est normal que tu aies peur. Je ressens la même chose, à chaque minute. Je m’inquiète pour toi, Abi, maman…
Daisy hocha la tête, l’air pas totalement convaincue, mais elle n’insista pas. C’est alors que le regard de Luke tomba sur deux personnes enlacées. Éclairés par un kaléidoscope de lumière, Hayden et Coira dansaient tendrement un slow. La façon dont ils se regardaient, tous les deux, ne laissait aucune place au doute.
Il se leva brusquement.
- Il faut que… euh… j’aille aux toilettes, lança-t-il à Daisy.
À la place, il traversa plusieurs couloirs plongés dans le noir, grimpa des escaliers pour arriver, haletant, devant une porte restée close depuis des semaines. Il pénétra dans une chambre au lit défait. L’air puait le renfermé, le sol était couvert d’une bonne couche de poussière et le silence ressemblait à celui d’une tombe, mais il s’en fichait. Il traversa la pièce à grandes enjambées, piétinant le tapis comme s’il l’avait offensé personnellement. Dans la penderie, il s’empara au hasard d’un sweat à capuche et enfonça son visage dedans, humant son odeur à pleins poumons. La tristesse grondait en lui comme un ouragan. Jusqu’à maintenant, il s’était toujours interdit de revenir dans l’ancienne chambre de Silyen parce que le simple fait de penser à lui était une douleur qu’il ne pouvait se permettre, mais là… Une boule brûlante enfla dans sa gorge, alors qu’il murmurait le nom de l’Egal sans pouvoir s’arrêter. Les larmes roulèrent sur ses joues, brûlantes. Le Don aurait pu l’apaiser, mais cette souffrance était tout ce qui lui restait, il l’appelait férocement, comme s’il avait arraché des ronces à pleines mains. Des yeux espiègles, aussi dorés que les siens, flottèrent dans son esprit. Puis des boucles emmêlées, dans lesquelles il aimait passer ses doigts. Une peau froide plaquée contre la sienne, au fond d’une piscine.
Il hurla dans le sweat. Puis il s’affaissa, les épaules secouées de tremblements. C’était trop difficile. Trop dur pour lui.
Il finit par créer une porte sur le monde de Sil. Évidemment, cette foutue barrière douée était toujours là. Il déchaîna son Don contre elle. Encore et encore. Jusqu’à ne plus avoir de force. Il finit par simplement frapper dessus, s’écorchant les mains. Puis il essuya le sang sur le sweat-shirt; c’était comme si Silyen était un peu avec lui. Mais non, il perdait la tête.
Epuisé, il laissa tomber le vêtement sur le lit. Ferma doucement la porte. Se dit qu’il n’avait aucune envie de retourner à la fête. Ses pieds le guidèrent machinalement jusqu’au salon où Sil et lui avaient exploré les mondes. La lueur de la lune éclaboussait les fauteuils et la cheminée; l’odeur de renfermé était à peine moins puissante que celle dans la chambre, tandis que de vieilles miettes de pains tapissaient le sol. La fontaine, au centre, avait cessé de fonctionner. Elle se dressait, lugubre, comme un gardien de pierre surgi d’un autre âge. Dire que cette pièce avait abrité des rires, des petits-déjeuners chaotiques et des folles théories. Ce n’était plus qu’une coquille vide, aussi triste et inutile qu’un ballon de foot crevé.
Luke avança, ouvrit la baie vitrée. Ses joues furent balayées par un courant d’air froid. Un givre étincelant commençait à recouvrir la pelouse du domaine, sur lequel la nuit était tombée depuis longtemps. Devant, la petite cabane dans les arbres était toujours là. Une étroite passerelle de verre menait à ce refuge sur mesure que Sil s’était construit quand il avait restauré Far Carr. Luke inspira et franchit le vide en volant. Un souvenir fugace lui traversa l’esprit : c’était là qu’il s’était élevé pour la première fois dans les airs, quand Silyen avait utilisé son Don pour le taquiner.
Il se posa silencieusement devant l’entrée de la cabane, ouvrit la porte et se figea. Il y avait déjà quelqu’un à l’intérieur, éclairé par une sphère de Don: un jeune homme affalé contre le mur du fond, un livre dans ses mains pâles, le visage dissimulé par un rideau de cheveux sombres. Dans un instant de folie, Luke crut que c’était Silyen: le livre, les longs cheveux, le sweat à capuche noir, la posture. Puis son cœur recommença à battre.
Nikkin sursauta si fort qu’il laissa tomber son livre et que sa boule de Don vacilla. Luke battit en retraite.
- Excuse-moi, je ne voulais pas te déranger.
- Non, je vais te laisser la place. Il n’y a pas de mal, grommela le Néodoué en se relevant. Puis il fronça les sourcils, à la vue des joues zébrées de larmes de Luke.
- Quelque chose ne va pas?
Tout va bien, aurait voulu répondre Luke. Mais il se sentait dans un état lamentable et la boule brûlante enfla dans sa gorge, bloquant les mots. Son nez et ses yeux le piquèrent. Il allait sortir, quand Nikkin traversa la cabane à grandes enjambées, l’air mi-apeuré, mi-hésitant. Ne sachant que faire, Luke resta bêtement planté sur place jusqu’à ce que Nikkin se retrouve beaucoup trop près. Qu’est-ce qu’il fabriquait ? Au moment où il commençait à reculer, il s’aperçut que le Néodoué… le prenait dans ses bras. Il se raidit, trop surpris pour dire quoi que ce soit.
- Hé, profites-en, fit Nikkin d’une voix faible. C’est pas tous les jours que je fais des trucs pareils. La dernière fois, ça devait être… hmmm… laisse-moi réfléchir, je crois que j’avais à peu près dix ans.
Première nouvelle, Nikkin avait le sens de l’humour. Luke émit un son étrange, qui n'aurait pas paru déplacé chez un chiot enrhumé.
- C’est censé te réconforter, poursuivit Nikkin. Dis-moi que ça te réconforte. (Puis d’un ton plaintif.) S’il-te-plaît. Je me sens un peu ridicule, là.
Même lors de leurs entraînements, Luke ne l’avait jamais entendu parler autant. Il se laissa aller, refermant ses bras autour du jeune homme. Etonnamment, sa peau n’était pas glacée, mais chaude. L’odeur de son sweat-shirt l’enveloppa comme un bon feu crépitant.
- Ça me réconforte. Tu es content?
- Tu ne peux pas savoir…
Le jeune homme était un peu raide et ses cheveux mi-longs provoquaient des petits chatouillements. Tout cela continuait à rappeler Silyen… Silyen! Luke s’arracha à Nikkin, terriblement mal à l’aise. Il n’avait rien fait de mal, mais…
- Woaow! On dirait que tu viens d’avaler un feu rouge, s’exclama le Néodoué.
Il n’avait pas tort.
- Ne me dis pas que c’est moi qui te fais cet effet, poursuivit le jeune homme avec un sourire incrédule.
Houlà! Houlà! Il était temps de fuir. Luke recula vivement vers la porte, sauf que Nikkin lança:
- Stop! On se détend! J’aurais jamais fait ça si j’avais su ta réaction. On reprend à zéro? Allez. Alleeeez.
Il avait un air si suppliant… Et Luke avait une telle envie que le poids du monde reste encore un peu en suspension avant de retomber sur ses épaules.
- Ok, capitula-t-il. Mais seulement si tu me dis ce qui est arrivé au vrai Nikkin.
Le garçon se renfrogna aussitôt:
- Écoute, normalement, je t’aurais envoyé te faire voir. Je n’ai pas vraiment beaucoup de potes et ça me va très bien comme ça. Mais il se trouve que tu es le premier qui me semble valoir le coup depuis un bail, alors j’essaie de faire un effort. Et oui, aussi incroyable que ça paraisse, il m’arrive d’être drôle.
C’était si inattendu que Luke éclata de rire. Ce nouveau Nikkin était l’opposé de celui qu’il avait connu jusqu’à présent. Il ne l’avait encore jamais vu sourire et encore moins avoir l’air joyeux.
Puis le jeune homme s’empara de son livre, qu’il fourra dans son sac à dos.
- Viens. Il faut que je te montre quelque chose.
Luke, dont la tête tournait encore un peu sous l’effet de la surprise et peut-être de l’alcool, le suivit sans même poser de questions. Ils se rendirent dans le lieu auquel il se serait le moins attendu: les écuries. Encore plus curieux, les trois chevaux, qui somnolaient, semblèrent ravis de les voir. Le Don se chargeait de remplir les mangeoires et d’entretenir leurs stalles, comme Luke l’avait découvert en revenant au manoir.
- On se dispute leurs faveurs, Soraya, Laura et moi, révéla Nikkin en cajolant Balmoral.
Luke avait l’impression de rêver. Il se souvenait vaguement que les deux Néodouées, avaient été enchantées de découvrir qu’il y avait des chevaux à Far Carr et lui avaient demandé la permission de les monter de temps à autre. Mais Nikkin n’avait rien fait de tel.
- J’ai supposé que tu n’aurais rien contre, révéla ce dernier en haussant les épaules.
Mouais.
Le jeune homme sella le cheval en lui parlant doucement, lui passa une bride puis le fit sortir de sa stalle. Une fois dehors, l’odeur de l’herbe endormie, couverte de givre, remplaça celle de la paille tiède. Le son de la fête débordait des fenêtres, troublait l’air nocturne.
Nikkin se jucha sur le cheval comme s’il avait fait ça toute sa vie puis tendit la main à Luke.
- J’aurais besoin de ton aide pour le tranquilliser, vu que tu monteras derrière moi. Tu dois pouvoir faire ça avec ton Don, non?
- Qu’est-ce que tu veux me montrer? répliqua Luke, soupçonneux
- Tu verras… Mais y aller avec un cheval sera plus rapide qu'à pied.
Et si c’était un piège? Luke pensait pouvoir faire face, parce qu’il n’était plus un roturier sans défense. Restait le problème qu’il n’avait eu qu’une catastrophique occasion de monter en croupe, quand Silyen l’avait embarqué avec lui dans l’idée qu’il se faisait d’une blague, et qu’il s’était pris une honte et une frousse monumentale. Mais bon. Ça ne pouvait pas être pire cette fois, non ?
Note de l’autrice Aloooors, que pensez-vous qu’il va arriver ? Qu’est-ce que Nikkin veut montrer à Luke ? C’est un des chapitres que j’étais le plus impatiente d’écrire ET de poster… Idem pour le suivant ! :D Comme dit, j’ai un faible pour le personnage de Nikkin et montrer qu’il a aussi des facettes plus sympathiques était un vrai plaisir. Comme promis, vous trouverez le troisième dessin que j’ai fait de lui sur le topic dévolu à ce tome 5. N’hésitez pas à me poster un commentaire ou à me faire un retour par MP, j’apprécie toujours énormément et je promets de vous répondre ! =) Merci de continuer à me lire, vous êtes supers ! Et vivement samedi prochain pour que je puisse poster la suite !