Transcendance
En contrebas, les champs étaient trempés par la pluie, mais autour de Silyen, la température restait agréable et parfumée. Ceux qui contrôlaient le climat de la cité se donnaient vraiment beaucoup de peine pour lui, songea l’Egal, tout en tentant de deviner si quelqu’un lui avait fait une mauvaise blague ou si les Kils étaient sérieux. La deuxième hypothèse était la bonne, bien sûr.
Au beau milieu de la nuit, une jeune femme se tenait sur le seuil de ses appartements. Elle ressemblait étrangement à la défunte sœur de Bouda, la ravissante Didi Matravers, en beaucoup moins mince. Sa peau ivoire, lisse et sans défaut, rayonnait sous la lumière de la lune et ses cheveux blonds cascadaient jusqu’à ses reins. L’Egal remarqua que son nez était un peu de travers, et dut se rappeler que le critère de beauté, ici, était les yeux. Plus leur teinte se rapprochait de celle du Don, plus une personne était jugée désirable.
Sil continua son examen. Une ample ceinture ornée de broderies dorées pendait à la taille de la Kils. Des perles de nacres brillaient à ses oreilles, et des fils métalliques ornaient le bas de sa robe translucide, scandaleusement indécente, tintant à chaque fois qu’elle bougeait. L’inconnue était sans aucun doute une noble, peut-être même membre du Cercle des Aqueux.
- Je crains que vous ne vous soyez déplacée pour rien, finit-il par dire d’un ton froid.
Plus tôt dans la journée, il avait assisté à une énième cérémonie consacrée au Don. Alors que certaines des coutumes kils étaient intéressantes, voire fascinantes, d’autres étaient barbantes au possible. L’événement de tout à l’heure s’était plutôt révélé insolite: poétiquement appelé Cérémonie de l’union, il était destiné à désigner les couples qui procréeraient. Les Gardiens ne laissaient rien au hasard et choisissaient la meilleure manière de brasser les gènes et de fortifier les lignées. Un contrôle des naissances garantissait donc le fragile équilibre sur lequel reposait la cité. Et si Silyen avait pensé que tous les couples avaient été liés lors de la cérémonie, il s’était trompé.
C’était bien joué de la part de Nevë, songea l'Egal. Le Cerclier avait choisi la plus belle pouliche du domaine et espérait en obtenir une descendance fabuleuse. Mais, craignant d’essuyer un revers en public, il avait préféré procéder avec doigté, en envoyant la belle ici. Au moins, personne ne serait témoin de son humiliation, à l’exception des gardes qui accompagnaient Sil partout.
L’Egal héla l’un d’eux et lui demanda de raccompagner la Kils aux yeux empli de désarroi chez elle, non sans la recouvrir d’une cape. La présence de ses nouveaux amis était aussi désagréable que prévue, mais au moins, il était toujours en vie: Nevë utilisait efficacement les informations livrées à Sil par Cimon, le petit Invisible, même s'il risquait hélas de devenir moins serviable dès qu’il verrait que son ravissant « cadeau » avait été renvoyé. Enfin, il serait toujours temps de régler ce détail plus tard.
Le matin suivant, l’Egal dégoulinait si abondamment de sueur qu’il avait l’impression d’avoir été plongé dans un bain d’eau tiède. Il ne tolérait les ridicules séances d’entraînement physique que son instructeur croyait bon de lui infliger qu’en raison du lien entre le corps et l’esprit, car plus il aurait d’endurance, mieux il pourrait puiser dans les pierres. Il découvrait donc les pompes, les abdominaux et toutes ces horreurs que Gavar aurait adorées.
Un bruit de cavalcade interrompit soudain ses réflexions.
- Votre invitée. Elle est en train d’accoucher, haleta un messager Aérien après s’être incliné.
L’Egal partit aussitôt.
Dix minutes plus tard, il faisait les cent pas devant la maisonnette de son ex-belle-sœur, dont surgissaient des cris assourdissants - à croire qu’on égorgeait un cochon. Il observa l'arrivée de deux Soigneuses chargées de linges et de bassines, puis s’assit devant le porche et se rongea nerveusement les ongles. Ses quatre gardes du corps, impassibles, se dressaient autour de lui.
Finalement, n’y tenant plus, il entra dans la maison alors que les cris atteignaient leur paroxysme. Pas question que le bébé meure au cas où quelque chose tournerait mal. Ses craintes étaient heureusement infondées. Bouda, exténuée mais heureuse, soufflait comme une locomotive dans son lit. Ses cheveux poisseux de sueur étaient collés contre son front.
Sil plissa le nez. Il n’avait jamais vu son ex-belle-soeur aussi échevelée. D’ailleurs, il n’avait jamais vu une expression aussi niaise sur son visage, car le bébé venait de pousser son premier vagissement, clair, net et puissant.
Les Soigneuses n’osèrent rien dire, alors que la présence d’un homme dans la chambre d’une accouchée portait malheur, selon les croyances Kils. Mais il fallait en avoir le cœur net. Silyen traversa la pièce à grandes enjambées et se planta devant la guérisseuse qui tenait le bébé, une minuscule petite fille dont les grands yeux, pour l’instant plissés face à la lumière du jour, étaient aussi bleus que ceux de Bouda. Quelques courts cheveux cuivrés hérissaient son crâne chauve, prouvant que le père était un Jardine: soit Gavar, soit Whittam. Quelle surprise…
Hélas, le trou béant dans le torse de Sil s’élargit. Devint intolérable. Sans son Don, l’Egal n’arrivait même pas à dire si la petite était douée et pas. Alors il se contenta de l’observer attentivement, de saisir sa minuscule main. Mais rien d’anormal ne se produisit. Le contraire aurait été étonnant, car le Don se manifestait au plus tôt vers les trois ans chez les enfants.
L’impatience qui habitait Silyen se dégonfla comme un ballon de baudruche. Il avait espéré autre chose.
- Sortez! Sortez tous! ordonna-t-il, en redonnant la petite à la Soigneuse.
Apeurées, les femmes s’empressèrent d’obéir. Celle qui tenait le bébé resta courageusement sur place, mais Sil aboya:
- Vous aussi!
La Kils s’enfuit.
Alors, Sil se tourna vers Bouda. La jeune femme avait tiré un amoncellement de draps froissés sur elle, dans un geste de vaine protection. Elle regardait de Sil sans comprendre:
- Enkaï. Que se passe-t-il? balbutia-t-elle.
En se souvenant de la politicienne intelligente et glaciale qu’elle avait été, Sil eut presque pitié. Il avança, un sourire affable plaqué sur les lèvres. C’était de la politique de base: rassurer sa proie avant de la prendre par surprise. Dans ses poches, il sentait le poids des dix gemmes qui l’accompagnaient en permanence, dont un œil de taureau. Cette pierre n’était pas uniquement capable de guérir, mais pouvait faire exactement l’inverse: déchirer, inciser, briser. Cependant, Silyen devait faire vite. Il raconterait que Bouda avait glissé en se levant et s’était violemment cogné la tête. Un si malheureux accident pour une si jeune mère. Les chaumières en pleureraient, et son ex-belle-sœur ne serait plus là pour donner sa version des faits.
- Vous me connaissiez… avant. Je vous ai fait quelque chose… Et vous m’en voulez, bredouilla Bouda en reculant contre un des bords du lit.
Tout compte fait, la jeune femme n’avait pas perdu toute son intelligence. Sil se demanda même si la mémoire était en train de lui revenir, mais c’était impossible. Les Silences ne pouvaient pas être brisés.
- Je veux simplement vous féliciter pour cet heureux événement, répondit en continuant à sourire.
- Quoique je vous aie fait, je le regrette! Je vous demande pardon!
Sil utilisa sa labradorite juste avant que Bouda ne commence à crier et enleva toutes les molécules d’oxygènes à proximité de son visage. La jeune femme ouvrit la bouche, paniquée, comme un poisson hors de l’eau. Elle sortit précipitamment du lit. Sil s’empara de l’œil de taureau. Visa la tête, se prépara à libérer le Don contenu dans la pierre. Une seconde passa. Deux. Le poing de l’Egal devint blanc, tant il était crispé sur la gemme. Bouda se rua vers la fenêtre, croyant naïvement y trouver de l’air. Allez Sil. Maintenant!
Il repensa au fouet lui déchirant le dos, aux tisons ardents et à toutes les tortures endurées sur l’ordre de Bouda. La seule raison pour laquelle il avait épargné la jeune femme était sa grossesse. Maintenant que le bébé était né, plus rien ne pouvait empêcher l'inéluctable. Il savait pertinemment que cet acte n’effacerait pas tout. Il savait aussi que la vengeance était un sentiment inutile, qu’il avait d’ailleurs toujours méprisé, étant donné qu’il s’était cru au-dessus des émotions. Ce fut comme un électrochoc. Il était au-dessus des émotions.
Il ne succomberait pas à la colère.
Il n'y avait qu'à voir où cette émotion avait mené son père et son frère, qui n'étaient en aucun cas des exemples à suivre.
Avec un grognement, il desserra le poing, leva les yeux au ciel, tandis qu’absurdement, l’image de Luke avec un grand sourire de fierté apparaissait dans sa tête.
Bouda inspira brusquement. Son visage était rouge vif.
- Si ce petit incident reste entre nous, je ne chercherai plus à vous faire du mal, lâcha-t-il, tandis que la jeune femme se massait la gorge.
Bouda semblait prête à lui sauter à la gorge. Puis elle se calma:
- Qu’est-ce que je vous ai fait?
- Rien du tout. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne vous connais pas, et si vous tentez quoi que ce soit, vous savez ce qui vous attend. Ma clémence à ses limites, conclu-t-il avec un horrible sourire.
Note de l'autrice: Alors, chers lecteurs/trice, avez-vous cru que Silyen irait jusqu'au bout? Allez, avouez, vous avez certainement été scandalisés que Bouda s'en sorte dans le tome 4. Vous criez vengeance! Mais la vengeance c'est maaaaal, comme l'a compris Silyen, même si, dans la suite de cette histoire... bref, vous verrez bien^^ Mais je gage que l'information la plus renversante de ce chapitre est l'identité du père du bébé: soit Whittham (feu père de Silyen), soit Gavar (son frère). :p Pour qui votez-vous?
Et comme promis, j'ai posté une illustration sur le topic dévolu à cette fiction, sur le Forum du site. https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434/16
Mille mercis de me lire! Vous êtes tops! :D