Transcendance
Abi avait l’impression d’avoir été projetée des mois en arrière, après la mort de son père. Assis dans un des fauteuils de la maison familiale, Luke avait exactement la même expression qu'à cette époque: un mélange de regrets, de colère et de lassitude. Il n’avait pas touché au thé que leur mère avait préparé et portait un vieux pyjama, alors qu’on était au milieu de l’après-midi.
Abi avait lutté jusqu’à la dernière minute, voulant garder son frère en dehors de tout ça. Elle avait reconstitué la progression des forces ennemies à partir des miettes que Rebecca Dawson lui avait transmises et s’était retrouvée acculée, comme sur un sentier qui n’avait plus d’embranchements, juste une voie unique. Elle aurait préféré retrouver Daisy pour la ramener de force à Manchester, mais sans connaître sa localisation, c’était peine perdue. C’était injuste, tellement injuste.
Le seul espoir était désormais Silyen. S’il acceptait d’aider, la Grande-Bretagne aurait peut-être une chance ? Luke ne serait pas obligé de se battre, les pouvoirs de l’Egal seraient sûrement suffisants, tenta de se convaincre Abi. Et en échange, elle demanderait à Rebecca Dawson de laisser Daisy en dehors des combats. Elle se souvint des longues minutes de négociation dans le bunker… Elle avait cru que sa patronne ne la laisserait jamais partir, jusqu’à ce qu’elle finisse par lui avouer qu’elle connaissait un moyen de changer la donne dans la guerre, sans donner plus de précisions.
Abi s’avança sur son canapé et posa sa main sur celle de son frère:
— Où est Silyen? Je ne te demande rien à toi, mais nous avons besoin de lui. On doit essayer de le convaincre…
Luke détourna le regard. Abi brûlait de le prendre pas les épaules et de le secouer comme un prunier pour le faire enfin réagir. Elle faillit lui balancer que leur petite sœur repoussait certainement, en ce moment, les navires ennemis de leurs deux derniers ports militaires, mais elle se retint. Dans l’état où il était, Luke n’avait pas besoin de ça.
— Ok, laisse-moi deviner. Il t’a forcé à accepter le Don, et tu lui en as tellement voulu que tu es parti. Mais ça ne m’empêche pas de le rencontrer, moi.
Silence. Abi ne se laissa pas démonter:
— Et pour ce qui est arrivé à Worthing, tu n’as pas à t’en vouloir! Tu as conscience des vies que tu as sauvées? S’il-te-plaît, Luke.
Son frère sortit enfin de sa torpeur:
— Un des missiles est passé…. Et tu oublies tous les soldats, sur ces navires… J’aurais pu trouver une autre manière. On aurait pu les capturer, murmura-t-il, posant son front sur ses genoux, qu’il avait ramenés contre lui.
— Oui, dans un monde idéal, répondit patiemment Abi. Mais ce monde-ci n’a rien d’idéal. Tu as suivi ton instinct et fait ce qu’il fallait. C’est comme ça qu’on fait en temps de guerre, Luke! Parce que les États-Confédérés nous ont attaqués et que nous devions nous défendre!
— Ce n’est pas toi qui as tué tous ces hommes…
La voix de Luke faillit briser le cœur d’Abi. Mais elle ne pouvait plus se permettre d’être tendre et compréhensive. Le temps pressait:
— Où est passé mon petit frère? Le Luke que je connaissais n’aurait jamais baissé les bras. Il se serait battu! Ce n’est pas ce que le Club t’a appris? Tu dois te ressaisir! Fais-le au moins pour Meylir!
— Ne prononce pas son nom! rugit Luke en se redressant d’un coup.
Abi se souvint des circonstances douloureuses dans lesquelles Luke avait perdu son mentor, mais elle ne recula pas:
— Je vais te résumer la situation. Nous avons perdu les deux tiers de nos aérodromes et de nos ports militaires. Si les États-Confédérés gagnent, ils prendront le pouvoir et tueront tous ceux qui s’opposeront à eux. C’est ça que tu veux? Le retour du régime des Egaux en Grande-Bretagne? Sinon, dis-moi où je peux trouver Silyen!
Luke sembla avoir reçu une gifle.
— Deux tiers, répéta-t-il.
— Les Confédérés sont en train d’attaquer en ce moment même. Le gouvernement de transition a lancé la mobilisation générale, mais ça fait des heures que je n’ai plus eu de nouvelles. (Abi se tut, écouta la sirène qui venait de commencer de mugir.) Tu vois? Je ne te le demanderais pas si je pouvais faire autrement, mais nous avons besoin de lui. La Grande-Bretagne a besoin de lui.
Luke se passa les mains dans ses cheveux. Puis il leva les yeux:
— Il ne nous aidera pas. Et de toute façon, il… il n’est plus là. C’est pour ça que je suis ici. J’ai décidé de rester pour défendre notre pays. Je… (Il se passa à nouveau les mains dans les cheveux, les hérissant en tous sens)… Je vais le faire.
Quoi? Cela voulait forcément dire que Silyen était dans un autre monde. Abi n’arrivait pas à y croire, même si elle n’aurait pas dû être étonnée. Au contraire de son frère, elle connaissait parfaitement l’égoïsme de l’Egal.
— J’y arriverai, Abi. J’ai… (Luke eut une drôle d’expression, comme s’il voulait expliquer quelque chose d’extrêmement douloureux, puis sembla se raviser.) J’ai assez de Don. Tu as vu ce que j’ai fait avec la mer.
C’était vrai. Mais comment accepter l’inacceptable? Abi sentit la tristesse lui brûler les yeux et la gorge. Elle pensa à Daisy. Regarda Luke, qui s’était redressé, mais qui n’arrivait pas à arrêter les tremblements dans ses mains. Oui, il s’était battu à Millmoor, puis à Eilean Dochais, mais il n’avait plus rien à voir avec ce Luke-là. On aurait dit que la flamme qui le poussait à avancer, l’espoir qui l’avait toujours embrasé, s’étaient éteints. Elle se força à penser à tous les hommes qu’il avait effectivement tués, sur ces navires. Eut un haut-le-cœur. Le monde était en train de devenir fou. Elle était en train de devenir folle si elle envisageait, en ce moment même, d’encourager Luke à aider la Grande-Bretagne. Si Rebecca Dawson ou le chef de l’état-major, un militaire du nom de Dave Russel, avaient été là, ils n’auraient pas eu les mêmes scrupules, mais c’était son petit frère. Sauf qu’elle en était là. Devant cet horrible dilemme.
— Qu’est-ce que je dois faire? demanda Luke.
Abi tressaillit. Sa gorge la brûla de plus belle, comme si les sanglots, à l’intérieur, refusaient de sortir.
— Luke…
Mais son frère se leva, et un peu de son ancienne détermination revint dans son regard.
— Non, c’est moi qui suis stupide et c'est toi qui as raison. C’est une guerre. Et dans une guerre, il y a forcément des morts. (Il fit une pause, les yeux dans le vague, comme si ces mots lui évoquaient des souvenirs.) C’est comme ça, et je n’ai pas le droit de laisser tomber.
— Non! Rien ne t’oblige à…
— Il n’y a plus que moi, Abi! Silyen n’est vraiment plus là, je ne te mens pas. Et maintenant, dis-moi ce que je dois faire.
Les sanglots menacèrent d’étouffer Abi, tandis que les larmes coulaient silencieusement sur ses joues.
— Il y a forcément une autre solution, tenta-t-elle.
Luke secoua la tête. La prit par les épaules.
— Qu’est-ce que je dois faire, Abi? S’il-te-plaît. Tu as été envoyée par le gouvernement de transition, non?
— Mais tu n’es pas un soldat!
— J’ai le Don et c’est tout ce qui compte.
Il avait l’air tellement résolu. L’abattement avait disparu de son visage, balayé par une froide résolution. Les mains tremblantes, Abi sortit la carte que l’état-major de l’armée britannique lui avait transmise à contrecœur, à la demande de Rebecca Dawson. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle allait vraiment faire ça, mais une image, insoutenable, refusait de quitter sa conscience. Celle de Daisy, sans vie.
D’une voix atone, elle indiqua divers points à défendre, et son frère posa quelques questions sur les forces ennemies, la plupart sans réponse, car Abi n’avait que des bribes d’informations. Elle lui donna ensuite un des téléphones portables sécurisés qu’ils utilisaient, dans le bunker. C’était là-bas qu’elle devait le conduire, même si elle avait originellement pensé y amener Silyen. Elle lutterait autant que possible pour que Luke ne s’expose pas plus que nécessaire. Il n’avait aucune formation militaire, il ne pourrait pas gérer le choc. Ou alors, le plus prudent… Le plus prudent était peut-être de le laisser agir de son côté, sans qu’il ne reçoive d’ordres de l’état-major. Oui, c’était le meilleur moyen de le protéger, pour l’instant.
Luke semblait être arrivé aux mêmes conclusions. Alors, le cœur déchiré, Abi le prit dans ses bras et le serra fort, fort, jusqu'à ce qu'il finisse par se défaire de son étreinte pour aller chercher un curieux carnet en cuir, qu’il feuilleta fébrilement. C’est à ce moment que leur mère revint dans le salon.
— Vous devriez être à la cave! Vous n’avez pas entendu la sirène? s’exclama-t-elle.
— Maman, dit doucement Luke, en posant son livre. Je vais partir avec Abi.
Le visage de Jacqueline Hadley se décomposa.
— Non! Luke, tu en as déjà assez fait pour ce pays! s'éria-t-elle.
Elle devait penser que Luke allait s’engager dans l’armée, avec la mobilisation générale.
— Tu ne comprends pas maman. Je n’ai pas le choix.
Il reprit son livre, en lut quelques lignes et parut se concentrer intensément. Puis soudain, son visage se modifia. Ses traits et sa silhouette s’allongèrent, ses cheveux s’éclaircirent davantage, ses yeux devinrent bruns et une légère barbe apparut. On aurait dit un Peter Pan qui avait grandi. Abi et Jacqueline Hadley restèrent figées. Puis l’inconnu leva les bras, ses mains s’illuminèrent et créèrent un faisceau doré, qui se transforma en petit bateau. L’embarcation s’envola, navigua dans la pièce.
- C’est toujours moi. J’ai juste modifié mon apparence. Maman, je ne savais pas comment te l’annoncer… La raison pour laquelle j’ai les yeux dorés… Je… J’ai le Don.
Abi songea que leur mère avait apparemment refusé l’évidence, croyant peut-être que la tempête miniature dans leur cave était le fruit de son imagination, mais cette fois, elle ne pouvait plus nier.
— Comment est-ce possible?
— C’est un cadeau. Je n’en voulais pas, mais je n’ai pas eu le choix. Et maintenant, il faut que je m’en serve, répondit Luke.
Une colère brûlante suintait désormais dans toute la pièce, si intense qu’Abi se rappela des épisodes lointains où Luke avait fait une bêtise de trop. Personne n’osa prendre la parole jusqu’à ce que Jacqueline Hadley se mette à parler d’une voix basse, remplie de douleur:
— Luke, Abi, je vous ai toujours fait confiance parce que je vous savais responsables. Mais là, ça va trop loin. Luke, tu habites encore sous ce toit et tant que je ne te donnerai pas la permission, tu ne sortiras pas d’ici!
— Mais… intervint Abi.
Sans répondre, son frère monta l’escalier quatre à quatre. Un grand fracas s’éleva depuis sa chambre, avant qu’il ne redescende avec un sac à dos rempli à craquer. Il traversa le salon, regardant droit devant lui, posa la main sur la poignée de la porte.
Tout allait tellement vite, songea Abi. Le contrôle de la situation lui échappait complètement.
— Tu n’oseras pas… souffla Jacqueline Hadley.
Luke avait les larmes aux yeux:
— S’il-te-plaît, maman. Je ne veux pas partir fâché avec toi. S’il-te-plaît…
— Je t’interdis de passer cette porte!
Luke soupira, recula, les lèvres serrées, en proie à l’indécision. Abi sut qu’elle n’avait plus le choix. Elle se détesta pour ce qu’elle allait dire, faire. Mais elle restait l’aînée et elle avait déjà franchi tant de lignes rouges, ces derniers mois, qu’une de plus ne ferait pas une grande différence. Sauf qu’il s’agissait cette fois-ci de sa mère. Elle espérait simplement qu’elle comprendrait un jour.
— Luke, vas-y, ordonna-t-elle d’un ton sans réplique. Je lui expliquerai.
C’est alors qu’elle vit les yeux de sa mère. Elle-même avait dû avoir la même expression quand elle avait réalisé la trahison de Jenner, puis de Faiers.
Abi rentra à Mount Rock plusieurs heures plus tard. Elle avait l’estomac si noué qu’on aurait dit qu’un animal griffu y avait élu domicile. Le violent dialogue avec sa mère ricochait dans sa tête et elle s’en voulait de la laisser seule, mais elle serait plus utile auprès du gouvernement de transition. De plus, la maison familiale avait été sécurisée par Luke.
Hélas, les nouvelles étaient catastrophiques. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’armée confédérée, qui menait un assaut impitoyable. Abi se laissa tomber sur une des chaises du bureau de Rebecca Dawson et envoya aussitôt un SMS à Luke. Puis un deuxième, puis un troisième. Pas de réponse. Elle l’appela directement et tomba sur le répondeur automatique. Malade d’inquiétude, elle se prit la tête dans les mains en se demandant pourquoi son frère n’avait pas encore agi. Les minutes passèrent et tombèrent au fond de son estomac comme autant de morceaux de plomb.
— Et le miracle que vous m’avez promis Abigail? fit Rebecca Dawson d’une voix tendue en se tournant vers elle.
La seule réponse qu’elle obtint vint de la radio. L’aviation ennemie s’en prenait maintenant à leurs usines de Riverhead, qui étaient évacuées d’urgence. Abi se mordit si fort la langue qu’elle sentit un goût métallique se répandre dans sa bouche. « Qu’est-ce qu’il se passe? » envoya-t-elle encore une fois à Luke par SMS. La nausée lui comprima la gorge et elle s’attendit à apprendre la capitulation de la Grande-Bretagne d’une minute à l’autre. Installée devant un gobelet de café froid au réfectoire, en compagnie de tous ceux qui n’arrivaient plus à travailler, elle écartait de son esprit des images absurdes de Luke déchiqueté par une bombe. Elle ne s’était jamais sentie aussi impuissante.
Mais finalement, le miracle eut lieu. Et il se révéla très différent de celui qu’elle attendait. Un des aérodromes, celui de Lakenheath, disparut. Il n’apparaissait même plus sur les écrans radars. Le deuxième aérodrome se couvrit subitement d’un immense bouclier bleu translucide. C’est à ce moment-là qu’Abi comprit ce qui s’était passé.
Enya était revenue dans leur monde.
Et elle n’était apparemment pas seule.
Note de l'autrice Il a fallu puiser des émotions douloureuses pour écrire ce chapitre et imaginer ce que ressentaient les personnages, écartelés le devoir et la famille. Les Hadley se sont toujours protégés les uns les autres, mais ils semblent désormais ne plus avoir le choix...