L'Art mérite que l'on souffre

Chapitre 12 : Acte III - Scène 3

2009 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/05/2024 15:34

Acte III - Scène 3

« En toutes choses c'est la fin qui compte »


Je hoquetai de surprise, la main devant la bouche, en découvrant Lyang bâillonné, ligoté et assis sur le parquet. Son regard me fusilla aussi durement qu'une arme de trait en joue sur mon âme. Je cherchai aussitôt une réponse dans les yeux de Jhin qui se contenta de reculer silencieusement dans la pénombre. Son regard d'ambre braqué sur moi flamboya à la lueur du chandelier, sa bouche s'allongea dans un sourire vorace. Je frémis.

Je luttai un instant contre les forces contraires qui agitaient mon cœur, tambourinaient dans mes tempes, me nouaient la gorge : savourer ma douce vengeance sur l'homme qui m'avait trahit et condamné à la torture ou supplier Jhin de libérer le père qui avait bâti le pilier de mon existence là où j'étais vouée à sombrer. Le dilemme verrouilla mon corps et mon esprit dans le même interdit. Plus je tentais de me débattre, plus je m'enfonçais dans la marre boueuse de mon indécision.

Ma mâchoire se comprima et, à mesure que le regard brun de Lyang s'enfonçait dans le mien de toute sa colère, je sentais naître l'espoir insensé d'une réconciliation. Après tout je l'aimais, il était mon père.

J'approchai doucement ma main cuivrée de son visage. Lyang eu un mouvement de recul et j'eus tout juste le temps d'abaisser le tissu qui lui couvrait la bouche.

« Hirose ! Par le Dieu-Saule !

– Lyang... »

Il toisa Jhin et l'affronta d'un regard méprisant :

« C'est donc toi le Démon doré ? cracha-t-il avant de sourire en coin. Un peu moins impressionnant sans costume ni artifice !

– Attention à vos paroles, vieil homme... souffla dangereusement Jhin.

– Alors quoi ? Vous voulez ma bénédiction ? Le vice et la corruption, quel beau mariage !

– Tu m'as vendu, Lyang, soufflai-je.

– Quelle insolence ! Je t'ai élevé comme ma fille, Hirose ! Mais quel choix avais-je face à l'immonde créature que tu es réellement ?!

– Admirer un artiste n'a jamais été un crime...

– Se rendre complice d'un meurtrier, si !

– Je n'étais pas sa complice !! m'insurgeai-je, provoquant un lourd silence. »

Le regard de Jhin s'assombrit, celui de Lyang me fustigea.

« J'étais sa cavalière, repris-je calmement.

– Seigneur... tu sais, dans le fond, je crois que j'ai toujours su ce que tu étais. Quelle méprise d'avoir espéré réparer ton esprit déséquilibré. Ce trauma t'as brisé, Hirose, et je ne le comprends que trop tard... Shen avait raison... le démon a fini par te posséder.

– Je ne suis pas... un démon... contestai-je, à mi-voix.

– Hirose... (Lyang soupira comme si prononcer mon nom était douloureux) Crois-tu que j'attende encore quelque chose de ma vie ? La seule qui comptait réellement pour moi c'était toi. Je n'avais que toi... (sa voix s'éteint et son regard s'échoua sur le plancher) Je... j'ai échoué... Et pourtant j'espère encore que la part d'humanité que tu as enterré au fond de toi me pardonnera...

– Tu ne comprends rien... bredouillai-je.

– Je ne peux comprendre une âme pervertie par la folie... alors quoi ? Vas-tu tuer ton vieux père adoptif alors qu'il n'a aucun moyen de se défendre ? Vas-tu le faire... pour lui ? »

Il désigna Jhin d'un lent signe de tête. Je fixai le sol, réalisant qu'il ne comprendrait jamais l'intensité de la passion qui m'animait. Lyang était comme les autres, et si même un artiste tel que lui était incapable de me comprendre, personne ne le pourrait. Jamais.

« J'ai une question pour toi... reprit-il. Je pense que tu te souviens très bien de ce soir-là... »

Ses paroles déchaînèrent en moi cet infâme souvenir : mes parents, mon frère, mes sœurs, leurs cris de détresse, l'odeur de la terreur, mon corps pétrifié baignant dans leur sang bouillant. Leurs corps – les morceaux de viande tout juste rattachés à ce qui faisait quelques instant plus tôt l'essence de leur personne.

Saisie aux tripes, je vacillai, posai mes mains sur mes oreilles dans une vaine tentative de camoufler leurs hurlements de douleur. Une violente nausée me secoua, mon champ de vision se brouilla. De la chair... de la chair et du sang...

« Si ton admirable Jhin était celui qui a anéanti ta vie ce jour là, qu'aurais-tu pensé de lui ?

– N'essaye pas de transformer la réalité ! »


Et pourtant, je l'imaginais aisément. Jhin, assassinant ma famille sans sourciller. Les cliquetis de son arme. La symphonie de la mitraille. L'explosion de la chair sur un tempo mortel à quatre temps. L'effusion de sang dans un halo d'éclats d'azur.

« Excuse-moi, reprit Lyang. Il n'aurait fait que transformer ta chère famille en chef d'œuvre, n'est-ce pas, Hirose ? »

Ma mâchoire se crispa. C'en était trop. Je lançai un regard vers Jhin, qui me dévisageait toujours, un sourire en coin. Pourquoi ? Pourquoi souriait-il ? Lyang souriait lui aussi, sournoisement satisfait de ma tourmente. 

Pourquoi ?!

Je fermai les yeux. Cette analogie était un cruel et ridicule mensonge. Comparer les fresques de Jhin à de vulgaires criminels sans foi ni loi frôlait le blasphème.

A mesure que je repoussais l'odieuse allusion de Lyang, je réalisai qu'il n'avait jamais saisi la réelle raison de mon tourment.

« Tu sais... murmurai-je, la gorge nouée. Le sort de ma famille m'a profondément bouleversé, mais j'ai eu le temps d'y réfléchir durant toutes ces années. Quand je recouvrais mes toiles de rouge, ce n'était pas cette scène que j'exorcisais.

« Si ces meurtriers sont si violents, qu'en est-il de notre société ? Je n'avais que six ans, et pourtant j'ai rapidement compris que le crime reste souvent impuni. Où était l'Ordre Kinkou quand il s'est agit de nous rendre justice ? Comment le monde a-t-il pu oublier ? Chacun a repris ses occupations sans même se soucier de la tristesse d'une enfant. C'est cette société que j'ai toujours haï ! Eux qui avaient le droit d'être heureux alors que moi... J'étais détruite ! J'étais seule, Lyang ! L'Ordre, Shen, toi Lyang... et tous les autres, vous m'avez condamné, vous n'avez vu que le monstre et vous m'avez privé de tout ce dont je désirais. Vous m'avez interdit d'adhérer à l'Ordre, vous m'avez convaincu que je ne serais jamais capable de trouver l'équilibre, vous m'avez considéré comme le problème ! En attendant, les meurtriers courent toujours (les larmes me montèrent aux yeux) ! Ils courent toujours, et ils... (un sanglot m'échappa) ILS M'ONT TOUT PRIS ! VOUS M'AVEZ TOUT PRIS !! »

Je chutai lourdement à genoux sur le sol. Anéantie. Le regard dans le vague, je sentais celui de Jhin et de Lyang braqués sur moi. Je ravalai sanglots et larmes, affrontai le regard de mon père et poursuivis :

« Cette idée m'a rongé, et la peinture n'a fait que retarder cette sensation de vide... Jusqu'au jour où je n'étais même plus capable de ressentir la moindre émotion. Mon existence est devenue un vide abyssal. Chaque jour mon âme creusait son propre gouffre d'insignifiance.

« J'ignore si c'est le destin qui m'a mise sur le chemin de Jhin. Mais ses œuvres ont donné une nouvelle impulsion à mon âme. Jhin ne se contente pas d'habiller la réalité immonde de notre condition de tas de viande en sursis... non... il en fait un chef-d'œuvre ! Son art a rallumé les flammes de mon cœur si longtemps accablé. Je peux enfin donner un sens à mon existence... Grâce à lui, je peux enfin le dire...

– Hirose... murmura Lyang.

– J'ai une raison de vivre et une bien meilleure encore... de mourir ! »

J'avais conscience que mon discours ne pourrait le convaincre. Lyang était bien trop aliéné par la société qui l'avait engendré. Ma vision s'était éclairée, alors que la sienne resterait à jamais voilée.

« Lyang... tu m'as dénoncé sans hésiter. Ton rôle de père, s'il ne t'était pas donné de me comprendre, était au moins celui de me protéger ! (je soulevai mon bras de cuivre face à lui) J'ai du me couper le bras de sang froid pour éviter la torture, et ne pas mourir seule dans l'ombre. Et je te pardonne. Je pardonne ton ignorance, et ton manque de perception. Je te pardonne tout. »

L'inspiration jaillit en moi en cet instant précis. Une inspiration brutale, un appel irrésistible. Je tendis les mains vers Lyang et laissai la magie exprimer mes émotions. Il hurla de douleur lorsque son sang s'extirpa de ses épaules pour fuir en de grands filets pourpres que je sculptai en fines fleurs de cerisier, en hommage à son affection pour elles. J'affrontai son regard emplis de désespoir et de douleur et cédai à l'effervescence de la création. Son sang se consolida pour composer de grandes branches, fleurissant jusqu'à en extraire la dernière goutte. Lyang expira une dernière fois, et, tandis la vie abandonnait son regard, le carmin fleurit sur l'entièreté de son corps.

Mon cœur se serra. Je l'aimais aussi sincèrement que l'on aime un père, et jamais ces sentiments ne pourraient m'être arrachés. Les larmes inondaient mes joues. Doux paradoxe, malgré la tristesse abyssale qui me submergeait, j'en tirai un ravissement sans égal. Ce tragique tableau n'en demeurait pas moins grandiose. Ma plus resplendissante création. Et je lui devais bien ça. Mon cœur s'était exprimé avec sincérité.

« Exquis... murmura Jhin en s'approchant de mon œuvre. »

Je détournai le regard, le laissant vagabonder hors du monde, l'esprit embrumé. En cet instant, toute flatterie me sembla insignifiante.

« Il faudrait... murmurai-je. L'enterrer dignement... s'il te plait... »

Jhin accepta ma requête, et Lyang fut enterré dans la forêt. Aucune pierre tombale ne vint rappeler sa mémoire, mais une simple croix en bois que je fis fleurir de fleurs de cerisiers matérialisées d'eau verglacée.

Le dos courbé, à genoux face à sa sépulture, le déchirement me plongea dans une vallée de larmes. Mes sanglots résonnaient dans les bois nocturnes glacials qui bordaient la tombe. Le paysage désolé s'accordait à mon humeur, dévastée. Même si cette triste fin était inéluctable, je me consumais à l'idée de renoncer à jamais au son réconfortant de sa voix, à la chaleur de ses étreintes. Lyang... pourquoi n'as-tu pas su me comprendre, juste une fois ? Je priai, suppliant de tout mon être, pour que son âme soit guidée vers le monde spirituel rayonnant de nos Ancêtres, un monde juste. Ainsi, peut-être que nous nous retrouverions d'ici peu.

Jhin déposa un lourd manteau de fourrure sur mon corps transi d'un froid que je ne réalisai qu'après coup.

Je reniflai et essuyai mes joues humides d'un revers de main. Doucement, je me relevai et rejoignis Jhin pour trouver l'apaisement dans le creux de ses bras.

« Nous allons quitter le continent, déclara-t-il. Enfin, si tu acceptes de m'accompagner. »

Sa demande me surprit. Ne se doutait-il pas que je le suivrais même jusqu'en enfer ?

« Je ne suis pas contre l'idée changer d'air... et où allons-nous ? »

Il sourit d'un air rêveur.

« J'ai toujours espéré donner une représentation à l'opéra de Piltover, et il se trouve que l'un de mes clients... est disposé à subventionner mes spectacles. »

La capitale de la science et de l'innovation : mon cœur se raviva à sa simple évocation. Je sentais déjà l'inspiration s'insinuer en moi. Je me blottis un peu plus contre Jhin pour profiter de sa chaleur. Ses doigts se refermèrent sur mes hanches par-dessus la fourrure, et mon corps épousa la forme du sien.

Ce soir, j'enterrai définitivement mon passé. Quant à l'avenir, il promettait d'être radieux, avec ou sans détour, avec Jhin, rien ne me semblait impossible.


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