L'homme choisit, l'esclave obéit
USA, Trente ans et six mois plus tôt
Andrew Ryan savourait un délicieux Havane en regardant les rues de Manhattan depuis son bureau. Des milliers et des milliers de voitures s'embouteillaient dans l'espoir d'atteindre la Bourse de New York et de vendre leurs biens avant qu'il ne soit trop tard. Ryan ne faisait pas partie de cette masse. Il n'allait pas tout perdre, parce que Ryan était prévoyant. Il avait senti le vent tourner bien avant ce 29 Octobre.
Ryan ne se considérait vraiment riche que depuis trois ans, époque à laquelle il avait atteint son premier million de dollar. Son histoire faisait beaucoup d'envieux dans les milieux new-yorkais : un homme de moins de trente ans, arrivé en Amérique depuis tout juste dix ans était arrivé par la seule force de son talent et de sa volonté à faire fortune à partir de rien. Il était l'incarnation même du Rêve Américain. Des jaloux arguaient qu'il était impossible qu'un homme qui n'avait aucun appui dans la finance puisse amasser si vite de l'argent sans une quelconque fraude. Pourtant, la fortune de Ryan était tout ce qu'il y avait de plus légal. Il l'avait gagné honnêtement en jouant à la Bourse.
Le petit pactole dont il disposait en 1921 par ses économies et la vente de l'épicerie lui avait servi à acheter quelques titres qui avaient fructifié. Cette valeur augmentant, il avait pu s'offrir d'autres tires et ainsi de suite. Il n'était pas un risque-tout et chaque sou gagné était rapidement retiré du système et placé dans des valeurs sûres, autres que les fluctuations boursières. Finalement, au terme de cinq ans de dur labeur, il avait atteint son premier million.
C'est alors qu'il avait eut le désir de briller en société : les journaux mondains ne parlèrent alors plus que d'Andrew Ryan et son génie des affaires. Son argent lui ouvrit les portes des clubs huppés de New York et l'amitié des élites de la ville. Andrew prit alors un goût immodéré pour le grand alcool, les cigares de Cuba et surtout, pour les jeunes femmes. Jeune, il n'avait jamais vraiment eu de succès auprès de la gent féminine. Lui-même se considérait non pas comme laid mais il se savait loin d'être une gravure de mode. Mais désormais, toutes les jeunes femmes succombaient à son charme. Nul ne savait si elles étaient intéressées ou si Andrew savait véritablement les séduire mais toutes lui tombaient dans les bras. Il était devenu un homme à femmes.
Et maintenant, en voyant ces milliardaires qui couraient dans tout les sens, piaillant comme des animaux sous la grêle, Ryan s'accordait un large sourire. Ces hommes qui se croyaient invincibles et leur fortune sans fin, voilà qu'ils étaient confrontés à leur pire cauchemar : la ruine mondiale. Ils allaient tout perdre parce qu'ils n'avaient pas été prudents. Des idiots, voilà ce qu'ils étaient tous. A vivre dans ce pays de Cocagne croyant que tout durait éternellement. Mais Ryan connaissait la vérité, il savait que c'était faux. Il se doutait que les taux des titres étaient anormalement élevés. Il y a quelques mois, alors que ces derniers crevaient le plafond, Ryan avait tout vendu : actions minières, agricoles, industrielles...il avait volontairement réduit son empire boursier à néant. Ses conseillers s'y étaient opposés bien sûr, lui clamant qu'il se retirait alors que les titres allaient encore monter.
Et les titres s'étaient écroulés. Il y a moins d'une heure, le Dow-Jones avait perdu vingt pourcent de sa valeur. Les rumeurs les plus folles circulaient : il se murmurait que plusieurs milliardaires se seraient suicidés ou que les bourses de Chicago et de Buffalo avaient définitivement fermé leurs portes. en regardant dans les rues, Ryan avait l'impression de voir l'Apocalypse. Le monde s'écroulait mais cela ne le touchait pas. Il avait l'impression de regarder un de ces nouveaux films en Technicolor avec des personnages comiques qui couraient sans savoir où aller.
Ryan eut une moue de déception en se rendant compte que son Havane arrivait à sa fin. Avec un soupir de dépit, il posa le cigare dans le cendrier, le laissant s'éteindre doucement. Puis, il se dirigea vers la porte, l'entrebâilla et demanda à sa secrétaire d'aller chercher Pedersen et qu'il se présente sans attendre. Magnus Pedersen était le coursier personnel d'Andrew Ryan, son représentant quand il avait un impondérable et peut-être ce qu'on pouvait approcher d'un ami. Il fut sur place en moins de vingt minutes.
Pedersen avait un visage incroyablement pâle, dû à un léger albinisme. Il était de petite taille, portait une barbe courte et s'habillait toujours avec goût. Magnus se lova dans un des fauteuils de cuir de Ryan, ce dernier restant debout à contempler la ville, un nouveau cigare dans la bouche.
_Magnus, dites-moi, dit Ryan d'un air rêveur. Depuis combien de temps travaillez-vous pour moi ?
_Bientôt six ans monsieur Ryan, répondit l'intéresse.
Ryan opina du chef
_Oui, six ans. Soit 1923. vous avez été mon premier employé et vous m'avez toujours bien servi et conseillé.
Magnus ne répondit pas. Ryan ne le flattait pas, il avait l'habitude d'être franc. Ryan lui posa une question
_Que pensez-vous de la situation actuelle mon ami ?
_Sincèrement, c'est très grave. Vous avez eu une très bonne idée en retirant vos titres quelques jours avant la chute des cours. Vous avez encore fait un beau bénéfice mais je doute que cela suffise. Je crains une dépression.
_Comme en 1873 ?
_Saut votre respect, ce terme est impropre. C'était un ralentissement, une stagnation, pas une dépression comme nous avons actuellement.
_Pensez-vous que la crise sera longue ?
_Si je le pense ? J'en suis sûr ! s'exclama Petersen. Nous arrivons dans un cercle vicieux : les usines vont fermer, les ouvriers perdre leur emploi, perdre leur pouvoir d'achat, les demandes vont baisser, la production suivra et les usines fermeront. Et ainsi de suite.
_Je vois, lâcha simplement Ryan. Que pouvons nous faire, selon vous ?
Magnus tiqua
_Pas grand chose hélas. Vous disposez actuellement de cinq millions de dollar sur votre fortune personnelle. La vente massive nous a apporté un petit million de plus. Disons six millions. Et malgré ces six millions, nous ne pouvons stopper la crise.
Ryan se retourna vers son conseiller, l'air furieux :
_Êtes-vous en train de me dire que six millions de dollar ne représentent rien ?
Magnus leva les bras en signe d'apaisement. Il connaissait Andrew depuis longtemps et savait qu'il était d'un naturel sanguin.
_Je ne dis pas cela. Mais ce n'est pas à nous d'endiguer une crise qui sera longue et coûteuse.
_Qui alors ? s'exclama Ryan. Qui peut sauver ce pays si ce n'est ceux qui ont de l'argent ?
Magnus hésita avant de formuler sa réponse. Il savait pertinemment que ce qu'il allait dire augmenterait la colère de son employeur d'un cran.
_L'État, susurra Petersen.
_L'État ! répéta Ryan. Allez vous me dire que vous êtes favorable aux idées de Keynes ? A son stupide modèle économique ?
Petersen savait qu'il n'aurait pas du mentionner Keynes. Ryan avait toujours été un antiétatique pur et dur. Et l'interventionnisme prodigué par l'économiste anglais allait à l'encontre des idéaux de Ryan. Ce dernier continuait sur sa lancée.
_L'État n'a rien à faire dans le marché économique, hormis surveiller la légalité des transactions ! Ce sont les gens qui doivent intervenir, pas un conglomérat de vautours !
En colère, Ryan jeta son Havane à terre et le foula du pied pour essayer de se calmer.
_Keynes va à l'encontre même du libéralisme. Libéralisme qui a fait de ce pays ce qu'il est : la première puissance du monde.
Magnus ne dit rien. Les colères d'Andrew étaient spectaculaires mais ne duraient pas longtemps. Déjà, le rouge quittait le visage du millionnaire.
_Je vais être clair Petersen. Si ce pays fait confiance à Keynes pour se sortir d'affaire, c'est moi qui n'aurait plus confiance dans les États-Unis. J'ai quitté un régime supra-étatique, ce n'est pas pour tomber de tomber de Charybde en Scylla.
Ryan se laissa tomber dans son propre fauteuil, en nage. Il s'essuya le visage avec un mouchoir blanc.
_Voilà ce que vous allez faire. Un million de dollar va être réinvesti en bourse.
_Pardon ? s'exclama Magnus. Vous voulez investir ? Mais voyons...la Bourse est au point mort. Les cours n'ont jamais été aussi bas.
_Justement, argumenta Ryan. Les titres vont encore baisser un peu plus. Ils seront à moi pour une bouchée de pain. Et quand les titres remonteront car ils finiront forcément par remonter, je vendrai. Et là, j'aurais gagné.
Petersen cligna des yeux, choqué. La proposition de Ryan se tenait en fin de compte mais elle était insensée.
_Et pour votre autres millions ?
_J'en garde un en cas de coup dur. Les autres millions vont servir à créer des services -payants, il va sans dire- d'aide aux gens en difficulté. La crise va toucher des millions d'américains, il y a là un marché providentiel pour peu que nous agissons avec sagesse.
Magnus approuva. Le projet de Ryan pouvait sembler fou mais les années passées à son service lui avaient appris une chose à propos du millionnaire : il ne faisait jamais d'erreur.