L'homme choisit, l'esclave obéit
Russie, quarante-cinq ans et huit mois plus tôt.
_Andrei ! Andrei !
Le jeune Andrei Artiomovitch Rydjii laissa tomber le fortin qu'il construisait dans l'arbre et se retourna quand il entendit sa soeur l'appeler. Ievguenia était de trois ans son ainée. Elle avait les cheveux longs et blonds comme les blés. Au contraire, les cheveux d'Andrei étaient d'un noir charbon. Andrei adorait sa grande soeur. Après que leur mère soit morte à la naissance d'Andrei, Ievguenia avait aidé Artiom, leur père à élever le petit garçon. Ievguenia atteignit enfin son frère.
_Andrei ! Papa veut te voir. Il est dans son bureau.
Le jeune garçon fronça les sourcils. Pour quelle raison son père le convoquait-il en plein après midi ? Avait-il fait une bétise ? Andrei finit par se convaincre que l'unique moyen de savoir était d'aller voir. Il descendit de l'arbre par l'echelle de corde et courut le long du chemin en direction de leur maison. Cette dernière n'était pas grande mais cossue. Elle disposait d'un jardin et d'une forêt aux alentours
Artiom Rydjii était un medecin de grand talent, ayant quelques contacts avec la famille royale. Les Rydjii n'avaient pas à se plaindre de la dureté de la vie. Sans être riche à millions, Artiom gagnait assez pour donner à ses enfants un avenir décent.
Andrei frappa timidement à la porte du bureau paternel. La voix grave et sèche de ce dernier l'invita à entrer. Andrei passa la porte avec apréhension. Cette pièce l'avait toujours impressionné. Un bureau relativement petit, aux lambris de bois clairs. Un secrétaire, une armoire à alcool et dans un coin, le sofa préféré de son père.
Artiom attendait son fils dans le sofa de cuir noir près de la fenêtre. C'était un homme grand et mince, ayant de nombreuses ressemblances physiques avec son fils. Artiom lissait d'un geste machinal sa paire de favoris noirs. D'un geste de la main, il désigna un fauteuil proche à Andrei. Le garçon s'assit rapidement.
_Vous m'avez fait demander père ? questionna Andrei d'une voix tremblante.
_Oui Andrei. Je veux t'entretenir de choses importantes.
Rydjii senoir marqua une pause. Il pointa du doigt un journal tout proche.
_Fils, peux-tu lire les gros titres ?
Andrei opina du chef. Il se leva et attrapa le journal pour le lire à haute voix :
_La Pensée Russe, édition du 29 Juin 1914 : l'archiduc François-Ferdinand et son épouse assassinés hier à Sarajevo par un étudiant nationaliste serbe.
Le visage d'Artiom s'était assombri tandis que son fils lisait le journal. Il coupa son fils dans son élan :
_Est-ce que tu comprends ce qui se passe ?
_Oui. L'archiduc et sa femme ont été tués par ce Princip. Cela veut donc dire que l'héritier du trône d'Autriche sera le petit-neveu de l'empereur, Charles.
Artiom Rydjii ferma les yeux et se les massa longuement. Andrei connaissait suffisament son père pour reconnaître ce signe de fatigue extrème. Artiom parla d'une voix douce mais triste :
_Ce n'est pas de la succession de l'Autriche-Hongrie dont nous autres Russes devons nous préoccuper. Ferdinand a été tué par des Serbes. Il y a fort à parier que l'Autriche va en profiter pour poser un ultimatum à la Serbie. Et si la Serbie refuse, l'Autriche lui déclarera la guerre.
Andrei refléchir quelques instants. Puis, il se souvint que la Russie et la Sebie étaient en très bon rapport.
_Mais père...la Serbie et la Russie sont amies. Si la Serbie est attaquée...
Son père finit sa phrase à sa place :
_...la Russie entrera en guerre contre l'Autriche. Et par le jeu des alliances...
Cette fois, ce fut Andrei qui coupa son père :
_...l'Europe entière va entrer en guerre.
Artiom prit un air désabusé :
_Oh ! Bien plus que l'Europe, fils. Nous allons entrer dans un guerre mondiale, je le crains.
Le coeur d'Andrei se serra en entendant ces mots. La guerre était une chose terrible : Andrei se souvenait bien des dégats qu'avait fait le conflit contre le Japon. Il n'avait peut-être que cinq ans à l'époque mais il avait du accompagner son père, envoyé pour soigner les soldats blessés après le siège de Port-Arthur. Il n'oublirait jamais cette fumée, ce sang et ces cris...et voilà qu'une autre guerre, bien plus importante risquait d'éclater ? Andrei ne pouvait même pas imaginer combien cette guerre serait meurtrière.
Le jeune garçon se tourna vers son père :
_Père. Vous avez des contacts à Saint-Petersbourg. Vous pourriez peut-être vous en servir pour convaincre le tsar...
Artiom éclata d'un rire franc :
_Mon fils ! Je ne suis qu'un médecin ayant quelques rapports d'amitié avec l'amiral Koltchak. Je n'ai pas l'oreille du tsar ! Tu me surestimes !
Le père d'Andrei arrêta brusquement de rire. Il se tourna vers son fils, l'air grave :
_Andrei. Si la guerre éclate -et elle éclatera-, je peux t'assurer que l'Empire n'y survivra pas. Nous avons perdu contre le Japon, nous ne gagnerons pas contre la Triplice, même avec la France et l'Angleterre avec nous. Quoiqu'il advienne, nous voilà à la fin de la Russie comme nous l'avons connue...
Interdit, Andrei hocha la tête. Pour une fois, il espérait que son père faisait erreur, que cette guerre mondiale n'allait pas éclater.
Mais l'avenir allait lui donner tort...