Lettockar, tome 3 : La folie des couvre-chefs

Chapitre 5 : S'en allait tout simplement.

4643 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/05/2024 14:30

5. S’en allait tout simplement


Kelly regarda ses deux amis pendant de longues secondes, totalement hébétée. Les questions se bousculaient dans sa tête. On pouvait quitter l’OASIS ? On pouvait vouloir quitter l’OASIS ? Pourquoi vouloir quitter l’OASIS ? Pourquoi Dominique, qui avait confronté le Djinn avec Kelly l’année dernière, dans le temple de Lalaoud ? Les sourcils froncés, Kelly regardait tour à tour ses deux compagnons, comme s’ils pouvaient à la fois lire dans ses pensées, et les démêler.


- Mais, attendez… finit-elle par articuler, quoi ? Comment ça, « quitté » ? Genre, pour toujours, comme ça ?


- Ben oui, iel est pas allé sur le banc de touche, répondit John ironiquement.


- Mais personne n’a rien dit ? renchérit Kelly.


- Bien sûr que si ! s’exclama Naomi, les yeux grands ouverts. Les gens ont réagi, tout le monde était choqué, Astrid avait les cheveux d’un rouge que j’avais jamais vu ! Elle l’a injurié.e devant tout le monde ! C’était… Douloureux.


- ‘Faut dire que l’ambiance était pas au beau fixe, ajouta John en triturant son chapeau. Déjà, ben, t’étais pas là, quoi. Ça a gonflé Astrid et Peter, qui se sont sentis obligés de nous faire un genre de sermon totalement inutile et malaisant sur « les valeurs de l’OASIS » ou j’sais pas quoi… Bref, ça a duré une plombe, et dès que la parole a été donnée, Dominique s’est levé.e et a dit qu’iel se barrait.


- Mais… dit Kelly qui commençait un peu à encaisser le coup, iel a donné des raisons ? Pourquoi iel a fait ça ?


- En gros, iel a dit qu’iel en avait déjà assez chié l’année dernière avec la récupération de la cuillère, que le départ de Pavel l’avait beaucoup chamboulé, qu’iel avait réfléchi à ça tout l’été… Et sa décision était prise.


- Et c’est tout ? hoqueta Kelly, abasourdie. Après tout ce qu’on a vécu ? Avec tout ce qui nous reste à faire ?


- Ben… dit John, hésitant. Avec le départ de Pavel, disons qu’iel avait pas méga confiance dans l’avenir de l’OASIS. Y’a ça aussi. Je vais pas te mentir que ça nous a tous choqués.


- Tout le monde l’a traité de lâche et de dégonflé.e, mais iel était décidé.e, ajouta Naomi. Iel est parti après ça, et ensuite le reste de la réunion tournait autour de l’engagement, des raisons qui faisaient qu’on pouvait vouloir rester ou partir, Peter a un peu joué le modérateur. Finalement, c’était presque une réunion « pour du beurre »…


- Franchement t’as rien loupé Kelly ! conclut John.


- Woh woh, j’ai rien loupé ? Le départ d’un membre de l’OASIS avec qui j’ai été en mission, pour toi c’est rien ? répondit Kelly, piquée au vif.


- Non, c’est pas ça… bredouilla John. C’est juste que c’était plus pénible qu’autre chose !


- Ouais ben j’aurais préféré être là quand même, grommela Kelly, encore sous le choc.


- Tu veux qu’on te laisse digérer la nouvelle ? demanda timidement Naomi.


- T’inquiète. Je vais aller faire un peu de balai, ça va me défouler. Merci en tout cas de m’avoir informée les gars.


- Ben t’inquiète, c’est normal ! répliqua John.


En allant récupérer son balai, elle croisa Peter au loin, au détour d’un couloir. Ce dernier la remarqua, mais elle détourna son regard : pour le moment, elle n’avait aucune envie de discuter. Elle aurait aimé avoir un baladeur comme tout le monde en avait chez les moldus, mais elle savait qu’en l’absence de piles elle n’en aurait pas eu l’utilité à Lettockar : pourtant ça l’aurait sans doute aidé à se défouler, d’écouter de la musique très fort pendant qu’elle faisait quelques loopings. Alors elle se chantait à elle-même tous les tubes qui lui venaient à l’esprit, tandis qu’elle volait à toute berzingue, faisant le tour du stade de Crève-Ball en long, en large et en travers. Elle faillit même percuter un corbeau, qui lui croassa dessus, alors qu’elle se chantait Wonderwall.

Ça lui avait bien pris une heure pour évacuer la frustration. Elle redéposa son balai au vestiaire, puis décida qu’une douche ne serait pas de refus. Elle alla se sécher dans la salle commune de Dragondebronze, en révisant mollement ses notes de cours de sortilèges, qui portaient sur un certain Félix Labeille, et qui étaient de la pure théorie. John, coiffé d’un canotier légèrement de guingois s’installa devant elle, avec un énorme bouquin sous le bras.


- ça va mieux ? demanda-t-il doucement.


- Oui, je te remercie.


- ça te dérange pas si je révise avec toi ? Promis je fais pas de bruit.


- Pas de soucis, mais c’est quoi ce gros livre ? Le catalogue du chapelier fou ?


- Haha, ironisa John. Ce sont les règles de Donjons & Dragons, que j’ai reçu à Noël dernier. J’ai pu tester un peu pendant les vacances, mais j’ai encore un coup à prendre !


- ça me sidère, moi, un livre de règles aussi gros…, commenta Kelly les yeux ronds.


- Tu veux qu’on parle des règles du Crève-ball ? répondit son camarade.


- Touché.


Les deux se mirent à réviser chacun dans leur coin, tandis qu’un maigre feu crépitait. Cette petite parenthèse de calme, salvatrice, s’arrêta quand un peu plus tard, les deux furent rejoints par une Naomi toute pimpante : elle avait un léger maquillage noir, la peau plus brillante, elle portait des collants à rayure, une jupe brune et un petit chemisier beige. Elle semblait s’être aussi légèrement lissé les cheveux : jamais John et Kelly ne l’avaient vu aussi apprêtée.


- Nom d’un relooking, Batman ! s’exclama John.


- Hello hello miss Mimi ! dit Kelly un petit sourire en coin.


- Salut ! dit Naomi, un peu nerveuse. Vous révisez ?


- On essaie, dit Kelly un peu fatiguée.

- Je révise, et toi tu te fais belle, dans cinq minutes McGonnadie va dire un truc sympa ! blagua John. T’as rencard ?


- Pas spécialement, dit Naomi en haussant les épaules. J’avais juste envie de tester quelque chose. Ça te plait ? lui demanda-t-elle en tournant légèrement sur elle-même.


- Ben carrément ! Qu’est-ce t’en dis Kelly ?


- J’en dis que t’es super, répondit Kelly en souriant.


Naomi vint s’asseoir à côté de John et les deux se mirent à papoter longuement de fringues, de l’amélioration qu’une petite touche de métamorphose pouvait ajouter à un petit gilet, des potions qu’on pouvait détourner pour faire du parfum… Ils étaient tellement absorbés dans leur discussion qu’ils ne remarquèrent même pas que Kelly avait fini par s’éclipser.

Le soleil se couchait, empourprant le ciel dans lequel un petit croissant de lune se découpait. Kelly vagabondait dans les couloirs, où des élèves regagnaient leurs dortoirs par poignées. Elle croisa Fistwick et Grog, qui ne lui prêtèrent aucune attention, plongés qu’ils étaient dans leur discussion sur les défenses de Lettockar, dont Kelly ne saisissait que quelques bribes. Elle se disait que ce serait amusant de faire un peu d’espionnage pour l’OASIS, quand elle croisa la route de Dominique, qui pila devant elle.


- Tiens, salut Kelly, dit-iel.


- Salut… répondit-elle, un peu hébétée.


- Pas trop déçue d’avoir loupé la première réu ? lui dit tranquillement Dominique, qui voyait que Kelly cherchait ses mots.


- C’est surtout que… Ben… C’était la dernière réu avec toi.


- Tu veux en parler ?


- …Pas ici.


Les deux camarades se trouvèrent un petit coin tranquille loin des oreilles indiscrètes. Dominique proposa à Kelly la moitié de son choco-crapaud-buffle praliné. Elle accepta, même si ce n’était pas raisonnable.


- Alors, pourquoi tu es parti.e ?


- Personne t’a raconté ?


- C’est ta version que je veux entendre, déclara Kelly d’une voix ferme en croquant dans la cuisse du batracien praliné.


Dominique prit une inspiration, d’un air hésitant. Iel tritura un peu ses mains de stress, cherchant ses mots.


- J’ai beaucoup réfléchi cet été, et j’aime pas la tournure que prend l’OASIS. J’ai donné beaucoup d’énergie, beaucoup de temps à cette quête. Quand Pavel m’a ramené à la Cour la première fois, ça semblait une super idée, et puis j’en avais pas tellement d’autres à l’époque, pour essayer de changer ce bahut. Et là, aujourd’hui, c’est plus pareil. C’est devenu une corvée. Et j’ai un mauvais pressentiment pour la suite.


- Corvée ? Mauvais pressentiment ? Mais pourquoi tu dis ça ? l’interrogea Kelly, stupéfaite.


- Parce que plus on avance dans cette quête, plus ça devient dangereux, plus les tensions montent, et plus y’a de la casse. Pavel n’est plus là… Et même avant, on s’était déjà retrouvé dans un temple sous la terre, à résoudre des casse-têtes qui…


- Et on a réussi. Ensemble. On a passé l’épreuve. Toi aussi.


- Et Martoni ? Et son singe ? Tu te rappelles dans quel état ça les a mis ? Et Astrid ?


- Astrid ? répéta Kelly.


- Tu aurais dû voir comment elle m’a hurlé dessus lorsque j’ai dit que je me tirais. On aurait dit Doubledose. J’ai pas signé pour ça.


Kelly tourna le dos à Dominique en inspirant fortement, un peu agacée. Ce n’était quand même pas la première fois qu’Astrid s’énervait, et tout le monde s’en accommodait.


- Elle a dit que j’avais servi à rien dans le temple, ajouta Dominique la voix tremblante. Que j’étais une chiffe molle et que je me dégonflais. Elle a même dit que j’étais narcissique, que je pensais plus à mon look qu’à la lutte.


Dominique ravala sa salive, visiblement blessé.e. Kelly revint vers iel, lae regardant d’un œil compatissant.


- Je… Je suis désolé.e.


- T’inquiète, dit Kelly. Je comprends. Tout le monde n’est pas prêt à prendre des risques, et c’est OK.


Dominique réfléchit un instant, puis conclut :


- Continue de pas te laisser marcher dessus. J’ai été content.e de vivre des aventures avec toi.


- C’est gentil.


La recrue et l’ex-recrue de l’OASIS se séparèrent. Quand Kelly finit enfin par s’allonger, elle s’endormit comme une masse.


« Powder, tu dors ?


C’était quelques jours plus tard, lors d’un cours de Jar Jar Binns. Kelly n’arrivait jamais à maintenir son attention lorsque son professeur d’histoire de la magie partait dans ses élucubrations débiles.


- Non, non, pas du tout, monsieur, feignit-elle.


- Alors qu’est-ce que je disais ? demanda l’inquisiteur aux yeux jaunes.


- Heum… Je ne saurais pas le dire aussi bien que vous, vous savez.


- Tu fais honte à Dragondebronze, la cassa Jar Jar Binns, glacial. Je ne retirerai pas de points à notre maison, mais tu seras la première à passer.


Kelly ouvrit grands les yeux et regarda ses camarades. Merde, qu’est-ce qu’elle avait loupé ? Pour une fois que cet imbécile disait quelque chose d’important !


- JE DISAIS DONC, vous allez tous me faire un exposé oral sur un thème tiré au choix, avec un binôme de votre maison, tiré au choix aussi. Oui, Talbec ?


- M’sieur, pourquoi on peut pas choisir notre binôme ?


- Parce que c’est comme ça, grogna Jar Jar Binns. Quoi encore, Jane ?


- Mais ce serait mieux si on traitait d’un sujet qui nous tient à cœur, non ?...


- Si c’est pour me retrouver avec dix groupes qui veulent me faire l’historique des slips de Dumbledore ou le top 20 des coiffures de Rita Skeeter, j’aime autant être jeté au fond d’un trou dans le désert avec un ver géant, acheva-t-il.


De quelques gestes de baguette, le tableau se couvrit d’un imbroglio de signes d’abord indéchiffrables, puis petit à petit formèrent des mots : c’étaient les noms des élèves, constitués en binômes, ainsi que leurs sujets d’études, divisés entre les quatre maisons.


Kelly, qui comprit, résignée, qu’elle ouvrirait le bal, chercha son nom sur le tableau : John Ebay & Stephen Borntobewaïld : Le développement de l’élevage des dragons en Roumanie au XVIIème siècle… Naomi Jane & Maria Talbec : Les affrontements entre loups-garous et vampires chez les mormons… Giovanna-Paola Martoni & Milosz Wavarum… Ludmilla Suarlov & Kelly Powder : Le public britannique lors de la Grande Guerre des Sorciers.


Kelly se retourna vers Ludmilla, qui était au premier rang avec Gudrun : cette dernière aussi s’était retournée vers elle et lui affichait un demi-sourire un peu désolé, l’air de dire « bon ben, y’a plus qu’à… »

A la fin du cours, elle alla la retrouver, tandis qu’elle finissait de ranger ses affaires avec Gudrun.


- Hey ! lança Kelly à l’intention de ses camarades.


- Hey, Kelly ! lui rendit Ludmilla.


- Salut ! répondit Gudrun, qui voyait Kelly de temps en temps aux entraînements de Crève-Ball.


Il est vrai que DragondeBronze avait le privilège de ne pas jouer cette année, mais les entraînements avaient quand même lieu. Cela arrivait néanmoins que Kelly, se relâchant, oublie de s’y rendre, mais aucun membre de son équipe ne semblait le lui reprocher pour l’instant.


- T’es pas trop en colère de passer en première à cause de moi ?... demanda Kelly à sa binôme, d’un air embarrassé.


- Oh non, de toute façon il faut le faire à un moment ou un autre, on sera débarrassées, comme ça, t’inquiète paupiette ! déclara la jeune slave à son homologue écossaise.


- Et comme ça tu reviendras jouer de l’épuisette plus vite ! ajouta Gudrun, d’un ton faussement taquin, tandis que les filles sortaient de la salle de classe.


- Je vais essayer d’être plus régulière, promit Kelly. C’est vrai que j’y vais un peu à reculons.


- T’inquiète, attends juste pas le déluge pour t’y remettre, sinon tu vas douiller à la reprise ! Moi je dis ça pour toi ! répondit Gudrun, d’un air égal.


- ça vous dit qu’on mange ensemble ce midi ? proposa Kelly, qui n’avait pas discuté avec Gudrun depuis un certain temps, et qui se disait que ce serait pas mal d’apprendre à connaître mieux son binôme d’exposé.


- Une autre fois, je vais pratiquer un peu, déclara nonchalamment Gudrun. Travaillez bien ! dit-elle en prenant la fuite.


Kelly et Ludmila s’installèrent donc autour d’un bordj dans la Cantina Grande.


- Tu es plutôt forte à l’oral ou tu préfères que j’y aille ? demanda Ludmilla tout de go.


- Moit’-moit’, ça te va ?


- OK ! Bon, alors, le « public britannique », ça veut dire quoi ? Genre la guerre, elle passait au cinéma ? plaisanta Ludmilla.


- Pour être honnête, je sais pas vraiment à quoi correspond cette guerre, à part que c’est celle de Celui-dont-on-ne-parle-pas.


- « Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom », corrigea Ludmilla en rigolant.


- Désolée, mais c’est juste hyper-relou à dire, je vais pas tenir si je dois le répéter à chaque fois pendant l’exposé, soupira Kelly en s’affalant sur sa chaise.


- Comment ils disent déjà les profs ? « Couille d’ours polaire » ?


- « Couille d’albinos » !


- Bon, on va éviter quand même …


- Toi, tu sais quoi sur cette guerre ? demanda Kelly.


- Pas tellement plus, à part que je crois qu’on a gagné, dit distraitement Ludmilla.


- Tu sais quoi ? On devrait commencer à faire des recherches maintenant.


- On est d’accord. Par contre, plutôt crever que de lire un livre. Je vais aller en parler à mon soupirant et sa bande de potes, y’en a des plus âgés dans le lot, ils pourront peut-être m’aider.


- Super. Et moi… Je vais aller demander à Peter ce qu’il sait.


- Bon courage ! déclara Ludmilla. Peter est craquant, mais il est barbant…


Les deux complices s’en furent chacune à leurs affaires. Kelly alla chercher Peter là où elle pensait le trouver : à l’étage des Dragondebronze, à la Cantina Grande, au club d’échecs façon sorcier… Puis, ne l’ayant toujours pas trouvé, elle finit par s’aventurer à la Cour des Mirages : c’était la première fois qu’elle y retournait depuis le début de l’année. Après tout, ce n’était pas plus mal d’y aller à un moment où il n’y avait pas de réunion de l’OASIS, cela rendait les choses moins formelles.

Elle alla donc devant le tableau, donner de l’eau au chameau assoiffé, et pénétra dans la grande pièce qui n’avait, au premier abord, pas changé depuis l’année dernière. Toujours les mêmes chaises, les mêmes poufs, les mêmes affiches, le même tableau de liège. Aucun membre ne s’y trouvait, à part Astrid, attablée devant une pile de bouquins : ce devait être une de ses séances de recherches étouffantes où chaque détail de chaque bouquin était scruté avec une méticulosité effarante et redoutablement efficace. La dévoreuse de livres ne leva même pas le nez et accueillit Kelly d’une voix grinçante :


« Je veux même pas entendre tes excuses. Mets-toi au boulot fissa, on a du pain sur la planche.


- Heu, de quelles excuses tu parles ? demanda Kelly, incrédule et un peu sidérée.


A l’entente de sa voix, Astrid arrondit ses yeux et regarda en direction de Kelly, la bouche entrouverte. Les quelques mèches rousses de ses cheveux virèrent au violet.


- Oh, c’est toi, Kelly. J’ai cru que c’était Tarung.


- ‘Va falloir t’acheter des lunettes, on n’a pas vraiment le même gabarit lui et moi ! ironisa Kelly pour faire redescendre un peu la pression.


- ça fait presque deux heures que je l’attends, déclara Astrid d’une voix agacée. Il devait m’aider à éplucher ces livres sur Scravoiseux.


- Vous faites pas ça à la bibli, normalement ?


- Si, dit Astrid en soupirant profondément. Mais en ce moment je supporte pas le bruit des gens autour de moi. La dernière fois que j’ai essayé de travailler là-bas, Pourrave est venu et m’a posé des questions pendant vingt minutes pour se repérer dans les rayonnages. Plus. Jamais. Ça.


- D’accord… dit Kelly, circonspecte. Bon ben je vais peut-être te laisser alors…


- Tu peux venir m’aider si tu veux, dit Astrid en tournant la page de l’ouvrage qu’elle consultait.


Kelly eut un moment de doute : elle ne venait pas du tout pour ça, cette activité l’avait toujours ennuyée, d’ordinaire c’était plutôt Naomi qui se tapait ce genre de tâche ingrate. Elle, elle venait voir Peter pour son exposé, pas pour faire les corvées d’Astrid.


- Ben, en fait, je cherchais Peter… dit Kelly sur le ton de l’esquive. Tu sais où je pourrais le trouver ?


- Tu tombes mal, il se repose beaucoup en ce moment, dit Astrid sans quitter son livre des yeux. Il s’entraîne sur la boule, ça l’épuise pas mal. Là il est en train de dormir.


- Ah, bon… dit Kelly, déçue. Bon ben, soit, je vais t’aider. Y’a quoi à lire ?


Astrid lui désigna d’un geste théâtral la grosse pile de bouquins en face d’elle.


- Choisis celui qui t’inspire le plus ! Et surtout, ne laisse pas passer la moindre anecdote, le moindre indice. Tu notes tout.


Kelly regarda les livres en question : certains traitaient directement du fondateur d’Ornithoryx, mais d’autres semblaient déconnectés. En sentant Kelly circonspecte, Astrid soupira, puis saisit sa baguette, la tourna deux fois et prononça :


« Controleffix Augousto Scravoiseux ! »


Alors, tous les livres présents sur la table se mirent à scintiller de l’intérieur d’une lumière pâlotte. Kelly vit la quatrième de couverture du livre qu’elle regardait scintiller également à chaque occurrence des mots : Augousto Scravoiseux.


- Sortilège que j’ai trouvé dans un bouquin, déclara Astrid. Je pense que tu as saisi son utilité.


Et Kelly se mit en effet à constater que tous les livres présents avaient des occurrences multiples du nom du sorcier sur lequel l’OASIS se penchait. Elle pouvait se rendre immédiatement aux pages qui le concernait : la tâche s’avérant plus simple, elle se mit au travail.

Vingt bonnes minutes passèrent où Astrid continua la lecture de l’immense codex « Scravoiseux : une vie, une œuvre, un génie », tandis que Kelly s’attela à celle de « Faune et flore de la forêt déconseillée : le retour des chiens-ventouses à l’automne 1567 », d’Emelyn Parriss, professeure de gestion de bestiole du siècle dernier. Lorsque le nom de Scravoiseux y était référé, c’était uniquement de manière assez périphérique. Voilà pourquoi Kelly détestait la recherche : elle ne pouvait s’empêcher de la ressentir comme une grosse perte de temps.

Astrid referma son pavé dans un bruit fracassant qui résonna dans toute la salle. Elle prit sa tête dans sa main et se massa les tempes en inspirant profondément. Kelly referma doucement son ouvrage elle aussi et lui proposa un thé (elle savait qu’Astrid n’était pas très biéraubeurre).


- Pour une fois je vais en prendre une, dit Astrid.


- Tu lis dans mes pensées, dit Kelly en souriant.


Mais elle perdit son sourire lorsqu’en saisissant deux bouteilles fraiches, un doute lui vint : et si Astrid avait vraiment lu dans son esprit ? A l’aide de la cuillère de Lalaoud ? Cette idée lui glaça le sang, tandis qu’elle tendait la bière à Astrid, qui la décapsula et commença à en prendre une rasade.


Kelly en profita pour tenter une approche :


- T’as utilisé la cuillère récemment ? demanda-t-elle d’un air faussement naïf.


- Je me suis entraîné tout l’été, je m’entraîne tous les jours depuis la rentrée.


- Et alors ? ça va en s’améliorant ?


- Non, trancha Astrid d’un air mauvais, ses cheveux s’empourprant légèrement. Pour le moment, rien ne marche. J’ai essayé de lire les pensées des profs, je me suis aussi entraînée avec Peter, et rien. Tu vois, c’est exactement comme ce gros bouquin : tu te tapes le sale boulot, et tu vois aucun résultat, cracha-t-elle amèrement.


- C’est peut-être signe qu’il faut que tu lèves le pied ? suggéra Kelly. Regarde Peter, il s’entraîne aussi, et il se repose… C’est peut-être…


- Non ! la coupa Astrid en durcissant le ton. Si Peter est fatigué c’est parce qu’il arrive à se servir de la boule, et il a des résultats, LUI. Je peux pas en dire autant. Et tant que j’aurai pas avancé, je veux pas lâcher l’affaire. Si ce sale macaque n’avait pas pris la cuillère avant moi, on n’en serait pas là.


Kelly n’avait jamais vu Astrid si rancunière. Elle comprenait un peu mieux ce que lui avait dit Dominique plus tôt dans la journée. Tandis qu’elle y réfléchissait, Astrid la coupa dans ses pensées :


- Je comprends que tu te rendes pas compte, dit-elle d’une voix lasse. Peter et moi, on est là dès le début, on utilise les Reliques, on n’a qu’un an pour arriver au bout de notre mission. Tu peux pas comprendre.


- Peut-être, répondit Kelly. Mais je pense quand même qu’il faut se ménager.


Astrid joignit ses mains et regarda Kelly au fond des yeux.


- Ce serait sans doute plus agréable, mais c’est pas le but de la manœuvre. Si je faiblissais maintenant, si à cause de ça on pouvait pas accomplir notre but, je pourrais pas le supporter. Et en tant que cheffe je dois montrer l’exemple : à l’OASIS personne n’a de traitement de faveur.


- Même Peter ? feinta Kelly.


- Même Peter, dit Astrid sans se dégonfler. Si tu commences à dire « Oui, mais lui c’est pas pareil, c’est mon ami, c’est mon copain, c’est ma famille… » t’es pas crédible. C’est tout.


- Donc, c’est soit la lutte, soit les relations et la vie privée, en gros ?


- Non. C’est juste accepter qu’on n’a rien sans rien. Si tu risques tout, tu dois accepter de tout perdre. C’est comme ça.


Kelly se remémora à nouveau sa discussion d’avec Dominique de ce matin. C’est vrai qu’elle lui avait tenu un discours avec des idées similaires. Astrid tenait peut-être juste une version plus affirmée et plus radicale de ce discours.

Le soir, dans son lit, elle repensa aussi à la discussion qu’elle avait eue l’an dernier avec Pavel, quand ce dernier lui avait dit qu’on ne pouvait pas vivre dans la peur de ne pas plaire à tout le monde. Astrid avait accepté de ne pas plaire à tout le monde. Kelly se disait que peut-être que ces deux-là avaient plus en commun que ce qu’elle avait pu croire au premier abord. Elle s’endormit, bercée par ses pensées.


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