Le Lynx et l'Enfant

Chapitre 1 : Le Lynx et l'Enfant

Chapitre final

2349 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 08/04/2024 22:47

         La nuit épousait avec la volupté d’une nuisette évanescente le corps assoupi de Tamriel. Sous son tissu éthéré, une délicate poudre immaculée couvrait les imperfections de sa peau burinée par le pâle soleil hiémal, craquelée par les assauts du vent, asséchée par le passage inexorable des saisons. Ainsi parée de ses artifices chatoyants, elle apparaissait aux astres nocturnes d’une pureté enfantine, aussi innocente et fragile qu’une petite fille perdue dans l’immensité du monde.

         Dans les forêts septentrionales du continent, perdu au beau milieu des montagnes bordecélestes, un lynx blanc marchait entre les arbres. Ses larges pattes creusaient à peine la neige sur son passage, y laissant de légères empreintes qui s’effaçaient aussitôt sous les doigts pâles de l’hiver. Ses larges oreilles pivotaient de temps à autre, lorsque le vent rapportait aux pins les rumeurs de la mer et les contes de la vallée. Son nez sensible percevait les fragrances lointaines d’un renard et d’un mulot, le parfum diffus d’un feu de bois, la senteur piquante du froid.

         Et le doux effluve d’une présence humanoïde.

         Le lynx s’immobilisa, une patte levée au-dessus de la neige, les oreilles tournées dans la direction d’où provenait l’odeur. Les fins pinceaux qui les surmontaient captèrent sans effort le sens dans lequel courait l’aquilon pressé et le rassurèrent quant à sa propre sécurité. Il se trouvait dans le bon sens. L’humanoïde ne pouvait le repérer. Ses vibrisses légères frissonnaient au contact des flocons, mais ne lui indiquaient aucun mouvement d’air susceptible de trahir la présence d’une quelconque créature non loin de lui.

         Le félin reprit sa route d’une démarche tranquille, quoique plus méfiante toutefois. Il ne souhaitait guère être importuné par l’un de ces deux-pattes agaçants qui risquaient de lui prendre ses proies ou, pire, d’essayer de le tuer lui. Il se méfiait toujours d’eux. Surtout de ceux qui portaient sur eux l’odeur des cadavres ou du sang. La plupart du temps, ils se montraient agressifs.

         Lorsqu’un étrange cri monta jusqu’à ses oreilles, il s’immobilisa encore, hésitant. Ce son, il ne le connaissait pas. Il provenait très certainement d’une voix humanoïde, car il avait appris avec le temps que ces créatures pouvaient émettre toutes sortes de vocalises d’une rare diversité. Il avait aussi appris à reconnaître leurs cris de menace et d’attaque, ainsi que leurs gémissements de douleur, parfois. Mais pas cette étrange complainte.

         Intrigué, il se résolut à l’épier, dissimulé avec soin dans les fourrés. Une patte après l’autre, il se laissa guider par ce qu’il sentait. Ses poils épais se prenaient par moments dans l’écorce des troncs qu’il effleurait d’un peu trop près, tandis qu’il se faufilait avec souplesse entre les buissons de givreboises et les jeunes conifères. La neige glissait en silence sous ses coussinets protégés du froid par une épaisse couche de fourrure, si bien qu’il ne ressentait ni le froid, ni l’humidité. Rien, pas même le pépiement lointain d’un petit oiseau perdu, ne vint le perturber dans sa traque du deux-pattes.

         À mesure qu’il approchait, ses sens précisaient la nature de cette créature. L’odeur lui parvint de mieux en mieux, plus forte, plus claire. Ses moustaches frémirent lorsqu’il réalisa que sa proie portait sur elle le remugle acide de la peur, ainsi qu’autre chose qu’il ne connaissait pas. Quelque chose de plus âcre encore, de piquant, qui prenait le pas sur tout le reste, même sur la fragrance d’ordinaire pourtant entêtante du sang.

         Le lynx se glissa sous le tronc abattu d’un arbre mort et s’y arrêta un court instant. Il hésitait à s’approcher encore. Il ne savait trop ce que cet être allait lui révéler, ni même s’il représentait un danger quelconque. Sa courte queue tigrée battit la neige derrière lui avec agacement, sans toutefois qu’un seul autre de ses muscles ne se mût. Ses oreilles percevaient déjà la respiration saccadée du deux-pattes. L’air devant lui était imprégné de cette odeur humanoïde. Et lorsque ses vibrisses détectèrent les bruissements dans le vent typiques d’un autre individu en mouvement, il décida de se terrer plus bas encore dans sa cachette pour observer.

         Il lui fallut quelques instants pour repérer la frêle silhouette perdue dans la poudreuse, à quelques mètres de lui à peine. Recouverte d’une fourrure blanche, elle se déplaçait presque comme un fantôme, sa longue peau tourbillonnant autour de ses pattes arrière. Le lynx remarqua tout de suite qu’elle tremblait.

         Puis une goutte s’écrasa dans la neige. Une goutte tombée de son visage, légère et inodore, qu’il n’aurait jamais remarquée si elle n’avait accroché, l’espace d’un instant, les fils argentés que faisaient pleuvoir les astres sur le monde.

         Un instant plus tard, la silhouette entière s’affala contre un tronc. Le lynx se plaqua un peu plus au sol, apeuré par son geste brusque. Il se redressa ensuite lorsqu’il réalisa que le deux-pattes ne bougeait presque plus, hormis pour laisser s’échapper ces mêmes couinements qui l’avaient attiré. Il s’en sentit perplexe. Comment ces êtres d’ordinaire si vifs et cruels pouvaient-ils se révéler aussi vulnérables tout à coup ?

         Intrigué, le félin délaissa son tronc d’arbre. Une patte après l’autre. En silence. Plus il s’approchait, plus il percevait de nouvelles odeurs, de nouveaux sons, de nouvelles images. Plus il s’approchait, plus il comprenait que ce deux-pattes-ci n’était ni grand, ni costaud, ni cruel.

         Il comprit alors qu’il se tenait à quelques pas à peine d’un petit deux-pattes. Pas un bébé, mais pas non plus un deux-pattes adulte. Cette petite chose recroquevillée sur elle-même n’était qu’une juvénile sans doute arrachée à sa mère par un terrible coup du destin. Face à cette soudaine vérité, il abandonna toute méfiance. Il se redressa, avança le nez pour la saluer en douceur. La petite sursauta avec une telle violence qu’elle faillit bien le blesser. Par réflexe, il recula de quelques pas.

         Pourtant, lorsque ses pupilles dilatées accrochèrent les deux perles limpides incrustées dans le visage de l’enfant, il n’osa plus bouger. Car ces deux gouffres béants sur l’âme innocente de la deux-pattes lui révélèrent une détresse si profonde, une crainte si viscérale qu’il crut bien qu’elles le dévoreraient lui-même s’il lui prenait la folie de s’en détourner. Il ne pouvait la laisser seule entre les griffes implacables de l’hiver. Il ne pouvait l’abandonner à son sort, la livrer à une mort certaine dans la solitude et la terreur.

         Avec douceur, il tenta à nouveau de la renifler. Elle se laissa faire, cette fois. Le lynx comprit à sa paralysie totale, ainsi qu’à sa respiration saccadée, qu’elle le craignait. Il n’en ressentit aucune satisfaction. Il voulait la protéger, non la dévorer, d’autant plus qu’elle ne sentait pas comme ses congénères. Sous l’odeur du froid, de la sueur et de la peur, il découvrit des notes chaudes semblables à celles d’un pin chauffé par le soleil, de l’herbe balayée par le souffle d’un vent nocturne. Mais, surtout, elle portait sur elle le parfum enivrant de l’innocence et de la fragilité propre aux jeunes qui découvraient à peine le monde et ses merveilles.

         Une fois qu’il eut terminé de se familiariser avec sa marque olfactive, il se recula de quelques centimètres et se coucha à ses côtés, tout contre elle. La deux-pattes sursauta encore une fois, mais, cette fois, elle se détendit un peu. Du bout de sa patte avant, elle toucha la tête du lynx, qui sentit ses petits doigts sans griffes s’enfoncer dans sa fourrure. Il ferma les yeux, se mit à ronronner de contentement. Elle osa caresser ses poils chauds et épais, y glisser ses pattes pour les réchauffer, puis se blottir contre le flanc de son nouvel ami. Lorsqu’elle posa la tête contre lui, le lynx aperçut, à travers les filaments blancs de sa crinière, deux minuscules pointes de chair qui dépassaient de chaque côté de son crâne. Ainsi, cette petite deux-pattes faisait partie de cette meute qui arborait souvent des peaux de métal brillantes comme le soleil. Mais celle-ci, à la différence de ses congénères, portait dans sa pâleur surnaturelle l'éclat froid et lointain des étoiles durant l'hiver.

         Avec une tendresse presque paternelle, il entreprit de nettoyer et réchauffer son visage à grands coups de langue. La deux-pattes poussa un petit cri surpris, sans toutefois chercher à se débattre. Sa peau glacée portait le goût de la poussière et de la terre, mais aussi du sang. Le lynx repéra quelques petites traces sombres sur son front et ses pommettes, qu’il assimila à des blessures mal cicatrisées. Il redoubla de prudence pour parfaire sa toilette faciale. Bientôt, ses joues pâles se teintèrent d’une couleur plus rosée.

         Puis, lorsqu’il eut terminé, il lécha ses petites pattes aussi sales qu’abîmées. Là encore, l’âcreté du sang envahissait sa gueule à chaque geste. Il baissa les oreilles, quelque peu agacé : il allait devoir éduquer cette petite, au moins pour lui apprendre à se laver. Mais en même temps, il ressentait une terrible empathie pour elle ; après tout, privée de sa mère, comment aurait-elle pu apprendre les bases de la propreté ? D’ailleurs, il ne se souvenait pas avoir un jour vu un deux-pattes prendre soin de sa fourrure.

         Ses coups de langue remontèrent le long des membres de sa protégée, mais il s’arrêta bien vite tant la texture de sa peau lui parut désagréable. Ce n’était ni écailleux, ni poilu, ni du cuir. C’était rêche, ça ramenait des boules de poils mêlées de poussière, et ça asséchait la langue. Il se pourlécha les babines plusieurs fois pour se débarrasser de cette sensation affreuse.

         Alors, il l’entendit. Une vocalise légère, inattendue, émise par la deux-pattes. Surpris, il se stoppa net, le bout de la langue encore sorti entre ses crocs. La deux-pattes étirait sa gueule en une drôle de grimace et émettait des sons légers qui la secouaient étrangement. À sa grande surprise, pourtant, il ne percevait ni malaise, ni peur, ni angoisse. Elle paraissait… amusée, comme un chaton qui sauterait sur la queue de sa mère.

         Les oreilles légèrement aplaties par l’incompréhension, il l’observa pendant quelques instants sans trop savoir comment réagir. Il finit par entamer sa propre toilette en attendant qu’elle se calme. Avec les épreuves qu’elle avait pu subir avant de le rencontrer, il décida qu’elle pouvait bien prendre le temps d’évacuer son stress comme elle le souhaitait.

         Finalement, la petite revint se blottir contre lui. Il se roula en boule pour lui apporter autant de chaleur que possible. Pour lui offrir davantage de réconfort, il se mit à ronronner. Il la sentit agripper sa fourrure de ses pattes désormais propres et miauler quelque chose dans le langage des deux-pattes. Quelque chose qui sonnait comme des remerciements. Quelques instants plus tard, sa respiration s’apaisait jusqu’à adopter un rythme lent et profond, tandis que son souffle venait effleurer ses poils en douceur.

         Le lynx se mit à ronronner plus fort encore. Sa compagnie, quoi qu’incongrue, lui plaisait. Et alors qu’il s’apprêtait à sombrer dans un demi-sommeil aussi protecteur que vigilant, il sut qu’il vouerait les prochaines années à assurer sa sécurité. Car il pressentait que cette deux-pattes toute douce serait sa fille la plus dévouée, sa compagne la plus fidèle, son amie la plus proche. Elle serait son double, son ombre, son extension.

         Elle serait sa deux-pattes totem.

 



Laisser un commentaire ?