Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ

Chapitre 1 : Si l'éternité m'était comptée - l'Envie

2469 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/04/2024 17:29

Avant-propos : cette fanfiction est une tentative de réponse au challenge "7 Sins : les sept péchés capitaux" qui se déroule actuellement sur le forum de FFR. Bonne lecture ;)


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« Dieu vit tout ce qu’elle avait fait ; et voici : cela était très bon. A l’aune du septième jour, elle en décrétait l’inévitable disparition. »


Genèse – Chapitre premier, verset 32.



Rien ne dure éternellement.


Après des milliers d’années d’existence, Crowley n’avait toujours pas appris cette leçon que la Toute-Puissante avait cherché à lui inculquer lorsqu’elle lui avait noirci les ailes et envoyé se repentir dans les tréfonds des enfers. Pas qu’il se soit jamais repenti et pas qu’il ait été un meilleur démon qu’il n’avait été un ange. Il avait été un prince céleste impudent au point de contester le Grand plan et un suppôt des enfers indulgent au point de sauver des vies et de fouler des sols consacrés.


Une erreur à tous les niveaux : dans chaque plan d’existence condamné à refuser de jouer le script qu’on lui avait imposé.


C’était tout lui, ça. Jamais à sa place, toujours en décalage, perdu dans des espérances nébuleuses et voulant les seules choses qu’il n’était pas autorisé à désirer. Il avait été un ange avide de libre-arbitre, plein de doutes et de contestations ; maintenant, il était un démon peu zélé, préférant fréquenter avec assiduité un ange dissipé, regarder les plantes pousser et écouter les oiseaux chanter que d’infliger des calamités à l’humanité. Comme si l’humanité avait eu besoin qu’on ne lui inflige des fléaux ! Ces idiots n’avaient de cesse d’avancer vers leur propre destruction avec un intolérable culot.


Il ne savait qu’elle avait été le projet de la Créatrice en le faisant chuter. Comme si ça avait pu faire une différence de le châtier en en faisant un réprouvé ! Peu importe le camp, la seule chose qui était certaine, c’est qu’il ne serait jamais un bon soldat et n’obtiendrait certainement pas le pardon. Pas qu’il ait jamais désiré qu’on le pardonne. Il ne savait plus très exactement ce qu’il avait fait mais, même si les détails lui échappaient, il était sûr de ne pas être désolé.


Il se souvenait juste avoir regardé l’œuvre divine, contemplé la beauté de sa propre création et des milliers de galaxies qu’il avait lui-même posées dans les cieux et avoir ressenti une sensation d’amour presque écrasante. Il s’était un instant perdu dans cette observation et s’était laissé bercé par l’illusion qu’il pouvait passer le reste de son existence à s’émerveiller devant ce spectacle et à écouter indéfiniment résonner la mélopée des sphères. Puis on lui avait dit que c’était un mensonge. Que tout cela aurait une fin, que telle perfection ne pouvait durer et que la destruction était déjà programmée : si les jours étaient fixés, les mois comptés, s’il y avait un terme à ne pas franchir [*] et que toute la création était sans raison destinée à retomber en poussière alors à quoi bon continuer à admirer les astres ? Comment pourrait-il être entier s’il laissait ce qui avait provoqué ce sentiment de béatitude absolue -cet instant de joie véritable- être condamné à l’annihilation sans même protester ? Alors Crowley -peu importe ce qu’avait été son nom- avait été poser des questions ; l’absence de réponses satisfaisantes l’avait révolté et il s’était rebellé.


Et, par amour pour les étoiles, il était tombé.


Il avait mis des années à se remettre de sa chute, ne sachant plus très bien ce qui l’avait causée mais ayant la sensation d’une ineffable trahison. D’une injustice consommée. Sa rancune ne s’était que peu émoussée au fil des siècles mais rien n’est éternel, alors il avait recommencé à tenir son rôle -le plus mal qu’il le pouvait- dans le Grand plan et avait repris sa valse entre miracles et péchés avec son ancien collègue l’Ange qui l’avait presque complètement oublié et dont lui-même n’avait qu’un souvenir diffus.


Et peu à peu, sans même s’en rendre compte, le serpent avait recommencé à voir de la beauté depuis la terre où il avait été envoyé ramper pour corrompre les habitants faillibles. Il avait récidivé, admirant les étoiles -depuis plus bas cette fois- et écoutant le chant des rossignols. Progressivement, même s’il ne l’admettrait à personne, il s’était trouvé une curieuse fraternité avec les humains ; bien plus qu’avec ses camarades démons et encore davantage qu’avec ses confrères célestes. Ces êtres imparfaits qui faisaient les pires choix et se débattaient jusqu’à leur dernier souffle avec leur liberté. Toujours insatisfaits, gaspillant leur vie en futilité mais rêvant et aspirant à des choses merveilleuses et impossibles. Leurs désirs les consumant au point qu’ils menacent de réduire leur monde en cendres, de guerre en guerre, d’apothéose en apothéose.


Crowley les comprenait et, à certains instants perdus dans le temps, il les enviait. Parce que l’humanité était une calamité mais parfois les hommes se fixaient assez longtemps pour faire de leur Désir quelque chose de beau et de grandiose : parfois, les compositeurs les plus décadents orchestraient des opéras dont les harmonies traversaient les siècles et faisaient se pâmer de joie les anges impénitents ; parfois, les écrivains les plus torturés et mégalomanes rédigeaient des chefs-d'œuvre dont les éditions originales finissaient conservés à jamais dans la librairie la moins rentable de tout Soho ; parfois, les parents élevaient leurs enfants avec juste assez d’amour pour contrecarrer l’apocalypse.


Et ça c’était sublime.


Et puis, sur terre il y avait Aziraphale.


Aziraphale qui partageait son goût pour les choses humaines, Aziraphale qui n’avait pas beaucoup de scrupules à aller à l’encontre des Saintes Écritures si c’était pour venir en aide aux mortels. Aziraphale qui, même s’il ne le reconnaissait pas, était bien plus un pécheur que lui-même : accumulant les ouvrages avec avarice, se délectant de toutes les nourritures terrestres avec gourmandise, tremblant de colère à l’idée qu’on abîme l’un de ses précieux livres, écoutant des sonates tout le jour avachi dans un confortable sofa avec paresse, l’observant même à la dérobée avec la plus légère pointe de luxure lorsqu’il croyait être hors de vue. Se rengorgeant d’orgueil à l’idée de lui rendre ses ailes et le ramener dans le doit chemin pour l’avoir à ses côtés au Paradis. L’idiot !


Le plus imparfait de tous les Anges. Le plus humain. Le seul digne d’être admiré et adoré.


Voilà quelques siècles que Crowley appréciait sincèrement son temps sur terre. Il s’y sentait presque heureux, même s’il lui manquait toujours quelque chose : une envie indicible qu’il ne pouvait s’avouer à lui-même. En dépit de cette sensation de carence indéfinissable, le démon aimait errer sur cette folle petite planète depuis le Commencement et s’il pouvait y résider éternellement avec Aziraphale ça lui conviendrait bien. Ça avait constitué sa principale motivation à empêcher l’apocalypse et à jouer les nourrices pour l’Antéchrist. Les armées du Paradis et de l’Enfer pouvaient faire ce qui leur chantait, tant que ça ne venait pas gêner sa contemplation des étoiles et de son ange, ça le concernerait très peu.


Mais bien sûr, la paix n’était pas une chose à laquelle il pouvait aspirer.


Lui, il ne pouvait pas quitter cette mascarade quand ça lui plaisait et s’enfuir aux confins de la galaxie avec son ami sous bras ; ce genre de fin lui était refusé. Peu importe ce qu’il avait dit à la Créatrice quand elle l’avait chassé des cieux, l’offense n’était pas réparée et il n’avait visiblement pas été absous de son plus grand péché. Belzébuth et Gabriel pouvaient se carapater vers Proxima du Centaure -il envie leur fuite à travers l’espace et le temps plus qu’il ne le confessera jamais- pour vivre leur grand amour au son de Budy Holly, sans que ça ne fasse sourciller l’Éternelle mais il suffisait qu’il envisage la possibilité d’une retraite sereine avec Aziraphale pour que Métatron descende du paradis et vienne sonner le glas. Il venait à peine de réaliser que ce qu’il voulait depuis si longtemps était juste sous ses yeux qu’on le lui retirait.


Quelle farce ! C’était donc cela qu’on nommait la divine comédie ?


Sa Majesté des Mouches et son Archange réformé chantonnaient que « chaque jour » l’amour se rapprochait avant de s’évanouir dans le cosmos, puis une humaine tenant un café au nom douteux et une disquaire empotée lui faisaient un sermon sur son manque d’honnêteté envers lui-même. Tous les morceaux du puzzle dispersés au travers des siècles avaient lentement pris sens et s’étaient connectés les uns aux autres en une fulgurante épiphanie. Soudain, cela avait eu les allures d'une illumination. Presque une révélation.


Et pendant un instant -un instant miraculeux- Crowley s’était senti vraiment heureux, il avait vécu un parfait moment de foi en imaginant ce qu’il allait être. Cet amour écrasant qu’il avait ressenti pour les constellations, il l’avait de nouveau éprouvé : absolu et transcendant. Il fallait qu’il trouve Aziraphale et qu’il lui déclare quelque chose. Il n’était pas encore très sûr de ce qu’il allait lui dire mais il allait le faire avant que l’apocalypse 2.0 ne soit dans les tuyaux.


Et, par amour pour Aziraphale, il avait chuté.


Parce qu’il était déjà trop tard. A peine le serpent avait-il ouvert la bouche qu’il avait eu la certitude que le ver était dans le fruit. Un combat perdu d’avance, les dés pipés par le destin. Le bonheur n’était pas accessible, c’était juste une nouvelle illusion à laquelle il s’était laissé prendre. Stupide.


Une éternité ne suffirait pas à le guérir de son pire péché. Toujours la même erreur ; des actions différentes aboutissant toujours à une même conclusion : rien n’est fait pour durer.


Des milliers d’années avant de se décider à faire un pas et Métatron arrivait quelques minutes avant qu’il se jette à l’eau. Et Aziraphale prenait parole le premier, incroyablement heureux, fier et bégayant, pour mettre fin à tous ses espoirs avant qu’il ne puisse les formuler clairement. La part la plus mauvaise de Crowley avait eu envie de réduire son bonheur en cendres, de le rendre aussi misérable que lui ; la plus optimiste avait plaidé pour l’existence d’un « eux », un groupe de deux faisant face ensemble à tous les mauvais présages.


Il avait essayé d’argumenter mais tandis que les mots sortaient rageusement de sa bouche et qu’il voyait l’expression de joie naïve d’Aziraphale disparaître remplacée par de la confusion puis de la douleur, il sentait qu’il avait perdu la bataille avant même de s’être lancé dedans. Aziraphale avait sincèrement pensé qu’il allait accepter de l’accompagner au Paradis pour faire le Bien… il ne savait pas ce qu’il lui demandait ; à moins que ce soit lui qui n’ait pas pris la mesure de ce qu’il attendait de l’Ange. Des millénaires à se côtoyer et ils échouaient à se comprendre à l’instant le plus crucial.


Alors, cela c’était fini avant même d’avoir commencé. Crowley avait cru qu’il y avait un espoir pour eux mais c’était un mensonge. Peu importe ce qu’il disait, ça ne faisait pas sens. Eux, ensemble pour toujours. Ça aurait pu être mais ça ne serait pas.


« Rien ne dure éternellement. »


Aziraphale portait l’estocade finale et puisque les mots étaient insuffisants, Crowley avait joué son va-tout, pressentant que cela aussi serait insuffisant.


Un premier baiser, un dernier. Un baiser d’adieu.


« Je te pardonne. »


Lui pas.


Et il n’était toujours pas désolé. Dévasté oui mais pas désolé. Il ne s’excuserait pas pour avoir espéré une fois de trop.


Et tandis que Crowley regardait Aziraphale disparaître derrière les portes métalliques d’un ascenseur vers les cieux et qu’il lui faisait un dernier adieu silencieux avant de se mettre au volant de sa fidèle Bentley, ses plantes maltraitées débordant du coffre, il se rendait compte qu’il ne regrettait rien. Ce n’est pas l’Orgueil ni la Colère qui l’empêchaient de suivre Aziraphale et d’accepter les chaînes imposées par la charge angélique.


Non, s’il s’opposait une foi de plus au glorieux plan -quitte à devoir laisser Aziraphale s’éloigner de manière possiblement définitive- c’était par refus. Un refus catégorique et obstiné de capituler face à la fatalité et de rentrer dans les rangs. Un refus de transiger sur son désir.


Plutôt ne rien avoir que d’accepter un ersatz. Peu importe que ce qu’il veuille soit une chimère, peu importe que son désir soit impossible. Lui, y croirait toujours, tant qu’il serait en vie.


Monter au paradis ou redescendre aux enfers reviendrait à abandonner ce qu’il lui restait d’espoir. Il ne tomberait pas une troisième fois : il demeurerait sur terre à écouter les trilles des rossignols jusqu’à ce que le Christ et le nouvel Armageddon ne s’écrasent sur lui. Jusqu’à ce que, peut-être, Aziraphale revienne.


Parce que tant que ce monde existerait, tant qu’il continuerait à fouler cet Univers, Crowley savait que cette sensation continuerait à le tirailler. Parce que si rien d’autre ne pouvait persister à travers les âges ; son Envie, elle, durerait jusqu’à la fin des temps.



*Livre de Job, chapitre 14, verset 5.



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